2.2.2.1.1. La langue orale médiatée

Il faut, dans un premier temps, souligner la variété des types de discours qu’offrent la télévision et les médias audiovisuels, et parfois la difficulté pour l’enseignant de choisir dans une vaste palette de registres de langue et de situations d’oral. La majorité des enseignants dénigrent par exemple de nombreuses émissions de divertissement qui ne proposent qu’un usage familier, parfois vulgaire de la langue - difficile à délimiter, selon qu’il s’agit d’une émission entière, du passage d’un film ou des propos tenus par un animateur -, nous ne les retiendrons pas ici. La langue des médias nous paraît être surtout intéressante pour sa complexité et sa densité, et par la variété des contenus qu’elle propose : on y trouve aussi bien la langue de spécialité (scientifique, économique, littéraire, médicale...) que celle de l’homme ordinaire. On constate par exemple qu’une découverte scientifique nécessite un travail de vulgarisation qui est apporté par le spécialiste ou le journaliste. Le contenu sera explicité, simplifié, reformulé différemment s’il s’agit d’un reportage d’une minute pour le Journal télévisé de 20 heures ou d’une émission pour les jeunes dans la matinée. Par ailleurs, l’ouverture de la télévision à tous les publics, sa “popularité” font que se côtoient les discours de l’homme de la rue, de l’homme politique, de l’acteur de cinéma, et du professionnel des médias.

Les discours des médias sont spécifiques par le fait qu’ils ne relèvent pas de la conversation ordinaire, telle qu’on la trouve en face à face, mais en diffèrent au niveau situationnel et communicationnel424 : l’accent a été mis dans le message visuel sur la situation d’énonciation particulière à propos des partenaires de l’échange aussi bien que du dispositif. On trouve à la télévision, et principalement dans le JT, une situation de communication particulière, qualifiée de double énonciation, dans la mesure où l’interaction médiatée ne met pas en présence tous les partenaires de l’échange verbal : le destinataire final du message, téléspectateur ou apprenant, n’est pas présent réellement et le locuteur ne perçoit aucune rétroaction. On a constaté que la présence d’un micro et d’une caméra (enregistrement à micro découvert ou à micro caché) imposent des règles de mise en scène comparables à celles d’une représentation théâtrale, et influent sur les participants et donc sur leur discours.

De plus, les discours de la télévision, en grande partie produits par des professionnels de la parole, offrent des variétés de langue, plus ou moins spontanées ou maîtrisées selon le cas, que l’apprenant devra apprendre à distinguer425. A la différence d’un discours en direct, ou en face à face, où l’on parle de la non-réversibilité de la parole, il peut y avoir effacement, lors du mixage, d’une partie du message verbal, à l’insu du récepteur. Tout est travaillé à la télévision, selon une rhétorique : l’intonation et les accents, le tempo426. Par l’intervention de la technique, la parole et le son subissent de nombreux traitements : les blancs sont en général coupés, les interventions sont résumées à l’essentiel, les questions des interviews souvent supprimées, le débit accéléré, tout cela en vue d’obtenir un discours se pliant à la règle de l’économie de temps.

Dans une perspective de décodage du texte linguistique, une fois les locuteurs et les éléments non verbaux décodés - nous renvoyons principalement à ce qui a été dit à propos de la situation d’énonciation visuelle dans le chapitre sur les locuteurs en 2.2.1.2.3. -, l’apprenant est confronté au discours du média. En suivant le modèle d’analyse développé par Patrick Charaudeau, on distinguera le texte (comme manifestation verbale et non verbale), le contexte (comme autre texte manifesté qui se trouve avant et après une séquence considérée) et la situation (comme condition contractuelle de production-interprétation). Dans un cadre de réception didactique, il sera d’autant plus important de prendre en compte le contexte et la situation, car les repères habituels du téléspectateur ont en partie disparu (heure de programmation, début ou fin de l’émission, durée globale), lié au fait qu’il s’agit d’une diffusion spécifique, dans un cadre d’apprentissage. Pour l’approche du texte, la distinction entre deux types de texte, monologal ou dialogal427 nous paraît pertinente pour l’apprentissage. Avant de développer cet aspect dans les exemples ci-dessous, une distinction est à rappeler à propos du type de texte qui est déterminé par la situation de communication : selon que “‘les partenaires de l’échange sont présents physiquement l’un à l’autre et reliés par un contrat d’échange immédiat’”, on a affaire dans ce cas à une situation d’interlocution ; et, dans le cas où les partenaires ne sont reliés que par “un contrat d’échange différé”, on parlera d’une situation de monolocution428. La principale difficulté de compréhension du texte repose pour l’apprenant sur l’alternance de ces situations que l’on rencontre au cours d’une même émission. Une des premières tâches consiste donc avec l’aide du visuel, c’est-à-dire des éléments non verbaux, les codes cinétiques comme le regard et les attitudes, à repérer les types d’échange. La situation monolocutive se rencontre surtout dans le genre informatif mais, comme le souligne Claude Jamet, ce qui la distingue des autres situations monolocutives, “‘c’est sa volonté de rendre visible la participation de l’allocutaire à l’acte de communication’.” Bien que le discours final, soutenu par les éléments statiques et mimo-gestuels - comme cela a été montré en 2.2.1.2.2. -, s’adresse au téléspectateur, celui-ci n’a pourtant pas la possibilité de réagir, ce qui amène l’auteur à parler de communication interlocutive déséquilibrée. De plus, ce type de situation de monolocution, habituellement caractéristique de l’écrit, laisse croire à la spontanéité de la langue orale, mime un discours oral alors que le texte dit est un texte lu. Nous développerons cette particularité ci-après.

  • Exemple 11 : texte monologal : discours maîtrisé
    Document : le bulletin météo de France2
    Durée : 2’30
    Caractéristiques : discours d’un professionnel de la télévision
    Utilisation en classe : étude de la langue des médias, compétences discursive et linguistique
    Niveau : étudiants de FLE, apprenants de niveau intermédiaire et avancé
    Activités : prélèvement d’informations non verbales et textuelles, compréhension orale détaillée (les marques phatiques), interprétation.

Nous reprenons l’exemple de la séquence météo développé dans le cadre des signes scripto-visuels pour le compléter. Après la compréhension globale du message effectuée par la mise en relation des signes scripto-visuels et iconiques avec le verbal, l’apprenant est amené à écouter le discours d’une professionnelle de la télévision et à analyser les séquences d’ouverture et de fermeture de l’échange, éventuellement à l’aide de la transcription :

‘“bonsoir à tous c’est le moment de ressortir vos manteaux ou vos pull-overs nous allons subir cette semaine la première véritable offensive de l’hiver avec carrément une descente d’air polaire on ne fait pas les choses à moitié O regardez cette image satellite observez cette zone d’air polaire (...) vous retrouverez ces images dans la nuit de la glisse (...) demain nous serons le mardi 2 décembre bonne fête aux Viviane (....) merci bonsoir à demain” ’

L’apprenant recherche la présence du destinataire dans le message ce qui le conduit à s’intéresser aux marqueurs phatiques qui laissent ensuite la place à un discours plus technique. On retrouve dans les nombreux pronoms d’adresse, qui généralement se concentrent en début et fin de séquence, une caractéristique des règles conversationnelles qui vise à la construction de la relation interpersonnelle429. L’emploi des marqueurs personnels est une façon d’établir une distance personnelle voire familière avec le téléspectateur, on note aussi des impératifs, des expressions familières, sans oublier le contact oculaire de type “les yeux dans les yeux”. Tout insiste sur le rapprochement entre la présentatrice et le téléspectateur réunis dans une même temporalité, celle du direct et de la rencontre quotidienne (l’émission a lieu chaque soir). Le matériau paraverbal joue également un rôle essentiel : l’intonation, les pauses et le débit relèvent du professionnalisme, aucun “raté”, aucune interruption ou incohérence, marques naturelles de l’oral, n’apparaissent. On relève cependant dans le lexique l’alternance entre des expressions familières, et celles relevant de la langue du spécialiste : “ressortir vos manteaux ou vos pull-overs/ carrément/ on ne fait pas les choses à moitié” sont à opposer à “l’offensive de l’hiver/ une descente d’air polaire/ cette image satellite”. De même, on remarque dans la séquence de clôture un changement de registre et des adresses au téléspectateur plus nombreuses : “vous retrouverez ces images dans la nuit de la glisse / demain nous serons le 2 décembre bonne fête aux Viviane / première météo demain matin à 7 heures moins cinq avec Isabelle Martinet / merci bonsoir/ à demain”. L’emploi des pronoms “vous, nous, on” est la marque d’un rapprochement entre l’émetteur et le destinataire, c’est une façon de l’impliquer dans le message430. Ces formes linguistiques ont ici une fonction sociale pour le téléspectateur et didactique primordiale, celle d’associer l’apprenant au récepteur natif et de jouer pleinement leur rôle de médiation, captation, séduction. Cette situation monologale est un moyen pour l’apprenant de découvrir le fonctionnement de la langue des médias et l’amène à développer une compétence discursive et informative, en même temps que d’interprétation.

D’autres configurations où interviennent plusieurs participants proposent des échanges moins maîtrisés, et mettent le spectateur apprenant réellement en présence d’une interaction entre natifs. Ces échanges, au caractère plus spontané, offrent une réelle situation d’interlocution à laquelle il lui sera plus facile de participer. En effet, le téléspectateur assiste au dialogue mis en place pour lui par la réalisation technique (prise de vue, montage), par les journalistes ou le présentateur (sous forme de questions à l’interviewé, ou de commentaire), c’est la situation fréquente rencontrée dans les interviews et les émissions de plateau avec invités. Plusieurs niveaux de médiation sont à décoder par l’apprenant : le repérage est premièrement de nature visuelle, cela renvoie au positionnement du locuteur ainsi qu’au type de regard qui change, ce n’est plus le regard Y-Y dirigé vers le téléspectateur, mais le locuteur est tourné vers les partenaires de l’interaction en présence (présentateur ou invité). Ensuite au niveau verbal, les locuteurs invités ou interviewés ne sont pas toujours des personnages connus, ils ne sont généralement pas des professionnels de la parole, et donc le téléspectateur-apprenant pourra se sentir plus proche de leur discours. L’échange qui s’établit relève de l’oral et non d’un discours écrit, et révèle différents types d’interaction. L’interview est ainsi particulièrement riche pour l’apprentissage par la construction complexe qu’elle propose :

‘“L’interview est le produit de deux situations d’énonciation qui s’emboîtent : il y a un dialogue qui se co-construit entre deux personnages, mais ce dialogue est co-construit en direction d’un tiers virtuellement absent au moment du dialogue.”431

La langue des médias se caractérise par l’enchevêtrement de ces situations de discours, le reportage est l’exemple où alternent monolocution et interlocution. Il s’offre à l’apprenant une suite variée de situations de discours et de textes comme le montre ce reportage de France2 extrait de Vidéoclasse :

  • Dame interviewée : où elle est sa maman où elle est sa maman’ c’est un amour de chien ça O ça ça vaut mieux que c’est meilleur que certains gens parce que ça vous aime ça vous aime toute la vie pour rien O pour une caresse c’est vrai hein’O on est deux on a dix ans d’amour tous les deux ah oui
    - Monsieur interviewé : le regard d’une bête c’est formidable c’est fantastique
    - Commentateur : quand on aime on n’ compte pas c’est bien connu O demandez à n’importe quel propriétaire de chien ou de chat combien lui coûte son animal il sera incapable de vous donner un chiffre, et pourtant les sommes dépensées par les Français pour acheter nourrir soigner chouchouter leurs animaux sont considérables 25 milliards de francs par an c’est plus que le budget du ministère de la Culture et du ministère des Affaires étrangères réunis O de plus en plus la clientèle demande des animaux de race et leur prix en France est le plus élevé d’Europe
    - Journaliste il est à qui le chat à vous ou à vous’
    - Jeune femme à nous
    - Jeune homme aux deux comme un petit enfant pareil,
    - Journaliste combien vous l’avez payé’
    - Jeune femme quatre mille six je crois’
    - Commentateur autant de gagné pour les bouchers qui s’efforcent de préserver cette part importante de leur chiffre d’affaires
    - Boucher ah ça fait peut-être 10 15% du chiffre d’affaires
    - Journaliste ah quand même oui
    - Boucher oui les chiens sont très bien considérés chez nous eh ça quand on a un client qui a un chien on le lâche pas
    - Commentateur il faut dire que en ville surtout les propriétaires eux-mêmes se comportent de plus en plus avec leur chien comme avec un enfant, un éleveur de la région parisienne Michel Hasbrouck est allé jusqu’à ouvrir une maternelle pour chiots O le forfait de dix leçons en cours collectifs coûte 2900 francs à domicile c’est plus cher les quatre dernières leçons s’adressent plus spécialement au maître ou à la maîtresse

Comme cela a été vu à propos des éléments iconiques, le reportage est construit d’une part autour de la logique des interviews (situation d’interlocution) qui montrent le comportement des Français avec leur animal domestique, et d’autre part autour du commentaire du journaliste (situation de monolocution) qui établit un rapport plus ou moins lointain avec les images. Le reportage fait alterner dans sa construction deux procédés qui sont la description et l’argumentation. Il est ici difficile d’appliquer au texte audiovisuel la définition de l’argumentation établie pour l’écrit ; on retiendra particulièrement de Patrick Charaudeau que “‘l’argumentatif a pour fonction de permettre la construction d’explications sur des assertions faites à propos du monde, dans une double perspective de raison démonstrative et de raison persuasive’”432. Cette définition peut s’appliquer au discours des médias dans la mesure où l’on retrouve d’une part, un “sujet argumentant” qui prétend à un idéal de vérité, ici l’instance émettrice, d’autre part “un propos sur le monde”, le reportage avec son contenu visuel et verbal, et enfin un “sujet cible”, le récepteur qu’il faut faire adhérer au propos. On voit ici une relation de complémentarité entre les interviews et le commentaire : le rôle des images étant à travers la description de faire partager aux spectateurs des habitudes et des comportements ; le commentaire étant la voix de la raison qui essaie de convaincre ce même spectateur de ce que coûte un animal. On retiendra que le journaliste est dans une situation de dominance, il a été qualifié dans la chapitre sur le statut des locuteurs de “méta-énonciateur”, il a pour rôle d’apporter les informations et de convaincre, d’assurer les transitions entre les séquences ; le téléspectateur est pour sa part, en tant que destinataire, dans un rapport de dépendance. On remarque notamment l’implication de l’allocutaire dans le discours, la tendance à intégrer le spectateur parmi les Français (on, vous, mots familiers), à travers la présentation d’un référent commun. L’analyse visuelle et verbale peut donc amener l’apprenant à une réflexion sur les comportements culturels et sur la langue, en observant la façon dont le locuteur fait adhérer le public à son discours. Par ailleurs, cette situation de communication déséquilibrée n’est pas sans rappeler la position de l’apprenant face à la langue étrangère à laquelle il n’a pas complètement accès. Il est important pour la situation d’apprentissage de mesurer l’écart entre les discours produits et les capacités de réception/compréhension de l’apprenant, car celui-ci aura généralement tendance à faire référence à son propre discours (ou à celui de la classe) et donc à s’évaluer négativement par rapport au modèle entendu. Après avoir reconnu la construction du dispositif d’énonciation, l’apprenant apprend à déterminer le type de discours ce qui facilite l’accès au sens du message : l’analyse détaillée du texte linguistique vient alors renforcer celle de l’énonciation.

Notes
424.

Nous nous référons au modèle de structuration de l’acte de langage chez Patrick Charaudeau pour qui la réalisation d’un texte “se fait à l’aide d’un certain nombre de moyens linguistiques (catégories de langue et modes d’organisation du discours), en fonction d’une part des contraintes du situationnel et des possibles manières de dire du communicationnel, et d’autre part du ‘projet de parole’ propre au sujet communiquant.” “Une analyse sémiolinguistique du discours”, Langages 117, 1995, pp. 102-103.

425.

Il y a de nombreux points communs avec le discours radiophonique notamment à propos du statut de la parole, et des catégories de locuteurs : les journalistes et professionnels de la télévision, les spécialistes auxquels le média fait appel pour leur compétence, et qui sont habitués à manier la parole ; les invités ou interviewés qui utilisent un style plus libre, mais sont dépendants d’un médiateur pour la prise de parole. Aspects du discours radiophonique, dir. Patrick Charaudeau, Didier Erudition, 1984, pp. 16-17.

426.

Voir le chapitre II sur le canal son, in L’analyse du discours de la télévision, de Philippe Viallon, op.cit., pp. 26-52.

427.

Patrick Charaudeau utilise avec la même signification monologique et dialogique. On trouve une autre définition de cette notion chez J. P. Bronckart qui développe le thème bakhtinien du dialogisme : “tout discours étant fondamentalement dialogique, en ce qu’il est attentif à l’autre et que cette attention laisse des traces linguistiques (des “harmoniques dialogiques”). “Interactions, discours, significations”, Langue Française 74, 1987, p. 40.

428.

Patrick Charaudeau, “Une analyse sémiolinguistique du discours”, op. cit., p. 107.

429.

Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les interactions verbales, T.2, 1992.

430.

Cet aspect de l’énonciation où s’associent l’émetteur et le récepteur a pour fonction de créer le lien social. On peut se reporter à Philippe Viallon dans L’analyse du discours de la télévision, chap. IV, op. cit..

431.

Jean Peytard, Sophie Moirand, Discours et enseignement du français, Hachette, 1992, p. 179.

432.

La raison démonstrative concerne les liens de causalité, la raison persuasive établit la preuve sur les propos tenus sur le monde. Pour la définition complète, on se reportera à Patrick Charaudeau, Grammaire du sens et de l’expression, Hachette, 1992, p. 786.