Comme nous l’avons précisé en début de chapitre, la situation d’enseignement/apprentissage est particulière puisque l’apprenant se trouve à la rencontre entre l’apprentissage formel (phase de préparation des interviews, phase d’évaluation) et l’acquisition naturelle due à la confrontation avec les natifs (le déroulement à proprement parler de l’interview). Il ne s’agit donc pas de se préparer linguistiquement au sens étroit du terme à la rencontre avec les natifs, ce qui enlèverait la spontanéité de la production. L’interview est un contact avec la langue et les locuteurs natifs, c’est le moyen d’activer ses connaissances linguistiques et de se confronter à la réalité linguistique. La situation d’interview se veut proche du contexte de l’acquisition en milieu naturel et nous reprenons une démarche mise en évidence dans l’acquisition naturelle de la langue 1 qui, à côté de l’imitation, est l’apprentissage par l’action. Cependant, les apprenants ont besoin d’un guidage que nous avons mené en contexte présentiel, il s’agit de développer un comportement langagier spécifique, le comportement interrogatif :
‘“Les interrogations dont disposent toutes les langues dans leurs syntaxes servent à signaler à l’interlocuteur, qui jouit peut-être d’un niveau d’information supérieur, un déficit d’information auquel on cherche remède. C’est là la fonction fondamentale et la grande valeur herméneutique du comportement interrogatif.”490 ’Les apprenants se sont ainsi entraînés à travers des simulations en studio à la phase de présentation ; cela a donné lieu à quelques mini-dialogues portant sur les salutations, le choix du tutoiement ou du vouvoiement, le fait de parler de son origine étrangère ou non. La préparation orale a pour but de montrer aux apprenants que le comportement interrogatif ne met pas en oeuvre la seule compétence linguistique (savoir formuler une question), mais également une compétence intra-discursive (poser une question secondaire pour obtenir une explication, éviter l’interrogation totale à laquelle on ne répond que par oui ou non) ; cela fait bien sûr aussi appel à la dimension cachée de la communication et à l’apprentissage de connaissances d’ordre culturel, telles le fonctionnement des interactions, des comportements et des rituels de la politesse. L’accent a été mis sur le comportement non verbal, notamment sur la distance proxémique qui doit séparer l’interviewé et l’interviewer : elle doit être la moins grande possible et permettre au regard de jouer son rôle de lien communicatif. En effet, c’est davantage par le regard que par les paroles que va être assurée la continuité de l’interview. Le regard est l’expression visible de l’attention qu’on prête à l’interviewé. C’est pour l’apprenant la marque de sa participation (l’acquiescement passe souvent par le hochement de tête) et de sa compréhension. Il fait également partie des règles de l’interview de ne pas intervenir personnellement, de ne pas juger, approuver ou désapprouver les dires d’autrui. Le comportement verbal du questionneur doit en permanence s’adapter à celui de son partenaire : lui laisser le temps de répondre, ne pas chercher à l’influencer dans ses réponses, reformuler ses réponses, et ne pas oublier de le remercier à la fin de l’interview.
Si dans certains cas (interview libre) il n’y a pas de questionnaire dûment établi, ici la non expérience des apprenants et le niveau langagier souvent faible exigent une préparation linguistique. L’interview, de type dirigé, conduit à l’élaboration d’un questionnaire écrit qui sert de soutien. Les apprenants doivent à la fois connaître le déroulement formel de toute interview : la phase d’ouverture qui comprend les salutations et les présentations ; mais aussi se familiariser avec les différents types de questionnement, apprendre à ordonner leurs questions du général au particulier, à les rédiger de manière claire pour éviter les ambiguïtés, à poser des questions qui ne soient pas trop personnelles ou trop générales, ouvertes/fermées, familières/ distantes491.... Les questions sont donc préparées individuellement et ensuite soumises à lecture, et corrigées. Il s’agit d’obtenir un niveau de correction langagière à l’écrit, car lors de la prestation orale il y aura obligatoirement des transformations et des pertes. Voici la transcription d’un script établi par une étudiante américaine de niveau débutant en vue de questionner un étudiant étranger.
Script de l’interview 5, film IV
Bonjour, je m’appelle Rachel Reitz. Comment vous appelez-vous ?
J’ai quelques questions pour vous
1. Est-ce que vous avez vu du cinéma français ?
2. Quels films est-ce que vous aimez?
3. Qu’est-ce que c’est votre film favori? Pourquoi ?
4. Dans votre pays, est-ce que les films étrangers se jouent souvent ?
5. A Dallas, nous avons un cinéma pour les films étrangers. Est-ce que vous avez un cinéma comme ça ?
(...)
Cette préparation linguistique permet d’une part de se sentir plus libre pour parler (sans papier) face aux natifs - rares sont ceux qui garderont des notes dans la main pendant l’interview -, et d’autre part de construire et de guider le déroulement de l’interview, ‘car “la conduite de l’entretien doit favoriser une parole ‘authentique’ chez l’informateur’.”492 Le rôle de diriger l’interview revient en effet à l’apprenant qui prend en charge la fonction de guidage, et doit par ses questions aider à une libre expression de l’interviewé. Robert Vion définit cette interaction comme complémentaire, car elle repose sur
‘“la complémentarité des rôles où de manière alternative, chacun des acteurs se voit placé dans l’obligation d’apporter des informations et d’occuper seul la ligne discursive.”493 ’L’apprenant prend donc en charge le guidage de l’interview sur le plan linguistique et communicatif, il doit aussi maîtriser les règles de communication comme le maintien du contact (visuel et verbal) pour mener l’interview à son terme.
Une des difficultés principales pour les apprenants de langue consiste à créer, ce que Harald Weinrich appelle, “des chutes d’information” entre les interlocuteurs. Lors d’une information insuffisante, l’allocutaire est amené à questionner de nouveau l’interviewé pour obtenir un complément d’informations. Mais cette capacité n’est que difficilement maîtrisable en situation, et c’est lors du visionnement des interviews que l’apprenant sera à même de remarquer et d’analyser ce comportement. A la différence de l’apprentissage en classe, où le rôle de questionneur revient généralement à l’enseignant, l’apprenant est contraint de savoir manier le questionnement, ce qui est de l’ordre naturel de la communication.
Enfin, à la différence d’interviews réalisées par des professionnels, certaines conventions ne seront pas respectées ici. C’est, d’une part, le fait que l’interviewer soit filmé, alors qu’habituellement la caméra est centrée essentiellement sur les réponses de l’interviewé. Et d’autre part, le fait que les questions soient enregistrées et gardées lors du montage. La raison à cela est d’ordre didactique, le but que nous poursuivons étant de mettre l’apprenant autant que l’interviewé au centre de l’interaction. Il sera en effet essentiel que l’apprenant puisse revoir et réentendre sa réalisation, mais aussi on pourra observer son comportement d’écoute, et ses réactions non verbales. Elles permettront de mesurer le degré de compréhension face à l’interlocuteur natif.
Harald Weinrich, “Vers la constitution d’une compétence interrogative”, Didactique des langues étrangères , Actes du colloque, Lyon, PUL, 1982, pp. 22-26.
Les questions types de l’interview ont été notamment mises en évidence par Robert Mucchielli : par exemple la question-relais, la question-rappel et de reformulation. On peut ajouter que les questions de compréhension seront plus nombreuses que dans le cas d’interview entre partenaires natifs. L’interview de groupe, Entreprise Moderne d’Edition, Paris, 1970.
Robert Vion, La communication verbale, Hachette, 1992, p. 131.
ibidem,, p. 132.