3.2.3.2. La médiation pédagogique

Deux composantes du cadre traditionnel d’apprentissage sont modifiées lors de la réalisation des séquences vidéo : il s’agit en premier du cadre des échanges communicatifs. En effet, le lieu des échanges n’est pas celui habituel du cours de langue puisque les interviews se passent à l’extérieur de la classe voire même en dehors de l’université. Chacun est sollicité par la préparation des prises de vue et souhaite mettre en valeur l’interview qui va suivre. Les apprenants ont chacun un rôle précis à assumer : ou bien s’occuper de la réalisation technique (cadreur, contrôle du bon déroulement et de l’enregistrement de l’interview), ou bien être devant la caméra et assurer la prise de contact avec les personnes à interviewer. Il est important de souligner que toute cette préparation se passe hors caméra et contribue à créer le climat de confiance nécessaire entre les apprenants et l’environnement extérieur. Deuxièmement, le rôle du professeur n’est plus d’enseigner, mais d’encadrer les apprenants : celui-ci s’est seulement chargé de présenter le projet aux interviewés pour obtenir leur participation et la permission de les filmer. Il assiste et aide seulement au bon déroulement du film, c’est par exemple repérer les gênes extérieures (qualité de la lumière ou du son dans le lieu choisi), faire des vérifications techniques principalement au niveau sonore (résonance de certains lieux, bruits inopportuns qui nuisent au dialogue, absence de son dû au mauvais branchement du micro...). On constate donc que l’enseignant n’est plus le traditionnel représentant et médiateur de l’institution pédagogique, mais également qu’il n’est plus le seul médiateur de la langue et culture.

Nous allons montrer à travers trois exemples extraits d’interviews différentes (voir tableau page suivante) comment l’apprenant est mis dans une situation d’interaction nouvelle qui l’oblige à s’impliquer et à prendre en partie en charge la médiation pédagogique. Les trois interviews présentées mettent en parallèle le cadre visuel pour observer l’activité non verbale et le texte verbal pour l’activité linguistique. Certains critères ont été retenus pour refléter la variété des situations de communication : ce sont d’une part les lieux (dans l’université, dans la rue, à l’intérieur d’un magasin), et d’autre part le nombre variable de locuteurs (un apprenant face à un natif, un apprenant face à deux natifs, quatre apprenants face à un natif), à la distance proxémique (debout face à face, assis sur un banc) et à la prise de parole (ne sont cités que des extraits en début et en cours d’interview).

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Le choix des lieux s’est fait en fonction de la mise en scène de l’interview vidéo (cadre agréable, lumière, lieu lié à la personne interviewée ...). Chaque apprenant a la latitude d’organiser l’espace, reflet de sa culture et de s’y adapter, reflet de sa volonté d’intégration. On constate d’abord que l’organisation du cadre de l’image est ainsi variable selon les interviews. Il s’agit de créer un espace “dynamique”499 qui prenne en compte les variations de distances et de positions des locuteurs : on voit le choix fait par certains de se rapprocher des personnes à interviewer jusqu’à atteindre une distance intime, notamment en posture assise (exemple 2, sur un banc face au Rhône) ; on peut s’attendre à ce que l’écoute du partenaire soit renforcée et que l’interaction tende vers le discours personnel, la conversation. Cela se traduit notamment par le rire qui vient ici renforcer l’acte de parole (N27, N’28, N29), le natif fait partager à l’apprenant son plaisir de vivre à Lyon. En position debout (exemples 1 et 3), les apprenants et les interviewés se font face et se regardent ou bien se concentrent (regard autocentré), ou élargissent leur regard à l’environnement lorsque le lieu intervient dans le discours (exemple 3 dans la boulangerie). On constate l’accompagnement verbal : “‘A1 dans la vitrine il y a beaucoup de chocolat (...) mais qu’est-ce que c’est?”.’ Le regard vient soutenir l’interaction et traduit l’implication du locuteur dans la mise en scène, les gestes, les sourires et les rires remplacent ou renforcent l’acte de parole.

Du point de vue langagier, la prise de parole est en langue étrangère une des activités les plus difficiles à déclencher chez l’apprenant. On remarque que dans l’exemple1 l’interviewer concentre son activité sur le contact avec le natif qui doit conduire au bon déroulement de l’interaction. Le discours de présentation est la première contrainte de parler. Chez cette étudiante d’origine coréenne, la place des formes sociales est à remarquer (longue présentation, voix posée, sourire et correction linguistique). L’engagement face à la langue étrangère produit un effet positif sur la communication, l’apprenant est perçu comme locuteur étranger et ses efforts le mettent plutôt dans une situation valorisante.

L’apprenant a de plus pour tâche de solliciter le natif, de l’encourager à parler, ce qui renverse la mise en scène traditionnelle où c’est l’apprenant qui est sollicité par l’enseignant. Dans l’interview à trois (exemple 2), il est intéressant de voir comment les interactions sont enrichies par rapport aux relations habituelles de la classe : deux niveaux d’interaction se mettent en place entre l’apprenant et les deux natifs, mais aussi entre les natifs (N25 N’26) : la répétition/reformulation est faite par le natif, il y a une prise en charge de la médiation par le natif. Les interactions sont plus complexes dans l’exemple 3 où plusieurs apprenants sont engagés : ils ont non seulement la contrainte de la prise de parole, mais doivent aussi réagir et prendre position : “‘mais qu’est-ce que c’est ? mais le chocolat le poisson c’est ça ?’”. Enfin, la distribution des tours de parole ne se fait pas en levant la main, mais en prenant la parole, en s’imposant notamment par le regard aux autres : le passage du micro est le symbole du passage de parole entre A1 et A2.

On constate donc que les apprenants sont contraints de prendre en charge le déroulement des interviews, puisque le professeur n’intervient pas. Ils prennent l’initiative des échanges et assument de nombreuses fonctions de médiation d’habitude laissées à l’enseignant. La présence distanciée de celui-ci - il abandonne un moment son rôle de médiateur - modifie le rituel didactique et permet la centration sur la langue et l’apprenant. L’interview vidéo brise le rituel communicatif de la classe de langue décrit par Francine Cicurel500 et permet une nouvelle organisation de l’espace communicatif, où le centre n’est plus occupé par l’enseignant comme il l’est dans une structure traditionnelle, mais par le natif et l’apprenant.

Notes
499.

Jean Mouchon oppose l’espace scolaire traditionnellement “fixe” à un espace “dynamique” qui doit répondre aux nécessités d’une pédagogie appropriative et participative. “Aspects proxémiques de la communication didactique”, ELA n°61, 1986, p. 101.

500.

Francine Cicurel, Variations et rituels en classe de langue, LAL, p. 44-48.