3.2.3.3. La médiation interculturelle

La participation de locuteurs natifs aux interactions renvoie à la communication exolingue parfois décrite comme asymétrique, tant du point de vue des compétences linguistiques que communicatives, entre un locuteur de langue maternelle et un locuteur “étranger”, “alloglotte”. Nous voudrions préciser que le locuteur natif n’est pas à voir comme le locuteur idéal, reflet d’une norme, mais comme un individu ayant une identité et appartenant à un milieu socioculturel, et engagé dans une situation d’interaction donnée. Les locuteurs natifs sont intéressants pour la situation d’interaction non seulement parce que ce sont des locuteurs en général de langue maternelle, mais aussi parce qu’ils sont “étrangers” au travail didactique que mènent les apprenants. En suivant l’étude de Lorenza Mondada sur la catégorisation des locuteurs, on dira que le locuteur natif participe à l’interaction en tant qu’étudiant(e) français(e), en tant qu’habitant de la ville de Lyon, en tant que public et que sa conduite interactionnelle est liée à l’activité en cours. Nous voulons dire par là que les participants ne seront pas uniquement catégorisés en une paire relationnelle natif/étranger. En effet :

‘“L’accomplissement de l’appartenance catégorielle des acteurs est étroitement liée au contexte de leurs activités et à l’organisation de celles-ci. Étant localement définies par les participants, les pertinences peuvent ainsi se transformer au fil de l’interaction.”501

A la différence des partenaires habituels de la classe de langue, le locuteur natif n’a pas d’arrière pensée linguistique ou pédagogique. La langue ne sera que rarement envisagée comme objet, l’objectif du natif étant d’abord de nature communicative, répondre le mieux possible aux questions, développer le thème proposé. On ne rencontre en effet que rarement des interruptions ou des reprises de la part du natif qui ne veut pas jouer au professeur, même si cela conduit parfois à une situation gênante. Pour appuyer cela, voici la transcription d’une interview entre une étudiante japonaise et un étudiant français de lettres classiques :

message URL p321.gif

Malgré les difficultés d’expression (grammaticales) de l’étudiante japonaise, on voit que les échanges se construisent d’une part à travers le questionnement (sollicitation répétée par l’emploi des verbes d’opinion), et d’autre part à travers les tours de parole très rapprochés (A14-E19). Nous reviendrons sur les éléments linguistiques de cet échange dans le chapitre suivant, mais on peut déjà voir que l’interaction se développe car elle s’appuie sur la dimension interculturelle : l’interlocuteur apprenant est considéré avant tout comme un partenaire avec lequel on ironise et non comme un apprenant de français. Mais on remarque également que le natif s’engage dans l’interaction et intègre la dimension “étrangère” de l’interaction puisqu’il est amené à contrôler la bonne expression de l’apprenant étranger, moins pour le corriger que pour assurer sa propre compréhension (A20-A29). Il ne se transforme pas pour autant en professeur, et reste dans son rôle d’interviewé.

Du point de vue de l’apprenant, le fait d’interviewer un locuteur natif en présence du média vidéo modifie également son attitude dans l’interaction. La caractéristique principale de l’interview est de laisser le rôle de guidage à l’interviewer, mais le statut de celui-ci est complexe. En effet, c’est l’interviewer-apprenant qui guide et oriente le choix des thèmes : les fumeurs, la famille française, avoir des enfants, comment concilier le fait d’être étudiante et d’être mariée ou bien d’habiter chez ses parents. Dans l’exemple suivant, l’apprenant annonce le contenu de l’interview et parvient à développer les différents thèmes qu’elle a choisi :

L’apprenant prend bien sûr la plupart des initiatives, cependant, comme le montrent ces deux exemples, son rôle est moins de parler que de susciter la parole de l’autre. Les étudiants interviewés se donnent la peine d’apporter des réponses aussi bien sur un sujet personnel (les fumeurs) que sur un sujet qui ne les concerne pas directement (le divorce) ou complexe (l’évolution de la famille). Cela rejoint la définition de Catherine Kerbrat-Orecchioni qui insiste sur les deux aspects du rapport où l’interviewer est à la fois dominant et dominé :

‘“s’il (l’interviewer) est bien en position haute dans la mesure où il ‘mène’ l’interaction, oriente le débat et prend la plupart des ‘initiatives’, il abdique sur un autre front puisque son rôle est moins de fournir l’essentiel de la matière conversationnelle.”502

L’apprenant est investi d’une fonction particulière auprès du locuteur natif, celle de médiateur : il devient ici un interlocuteur à part entière, auditeur et interviewer. En apportant un positionnement spécifique de l’apprenant dans l’interaction, l’interview vidéo change le rapport à la langue-culture, ce qui nous paraît faciliter l’apprentissage/acquisition.

En ce qui concerne le caractère “authentique” de la rencontre, on peut dire que comme toute interview même professionnelle, elle peut être fortuite et se limiter aux seuls moments de l’interview ; ou bien comme le fait remarquer Wolfgang Bufe, elle peut au contraire se baser sur une relation existante qui donne lieu à des interviews. Avec des étudiants avancés, le but pourra être de simuler une interview de type journalistique. Il importe surtout d’obtenir des interactions authentiques entre apprenants et natifs et de favoriser la production langagière.

Notes
501.

Lorenza Mondada, “L’accomplissement de l’“étrangéité” dans et par l’interaction : procédures de catégorisation des locuteurs.” in Langages 134, juin 1999, p. 29.

502.

Catherine Kerbrat-Orecchioni, Jacques Cosnier, Décrire la conversation, Presses Universitaires de Lyon, 1987, p. 324.