La production langagière se différencie notamment de celle en situation didactique où, comme le souligne Francine Cicurel, le participant d’un cours de langue joue au moins deux rôles : ‘“celui de l’élève, qu’il prend dès qu’il pénètre dans l’institution (...) et celui d’un personnage imaginaire qu’il doit jouer’”.503 Si l’on peut qualifier de fictifs les discours mis en scène par l’enseignant et les apprenants, c’est par ce qu’il s’agit pour l’apprenant “d’emprunter un rôle” ; rarement transparaît la personne, l’énonciateur réel. Lorsque l’apprenant est pris dans une interaction de type médiatique, il est en position de demandeur. On peut reprendre l’interview II,2 du chapitre précédent et observer dans la transcription intégrale l’engagement plus ou moins grand, en fonction de la thématique par exemple “les fumeurs”, dans l’interaction.
L’apprenant prend en charge la gestion des tours de parole et l’adaptation à son partenaire sur le plan verbal : après les deux questions exprimées en A2, A4, le natif s’est exprimé longuement en N5 et l’apprenant doit relancer le dialogue (A6). Il est en effet demandé à l’apprenant de passer du statut d’observateur à celui d’intervenant, de faire alterner les phases d’écoute avec celles d’activité langagière. Comme il n’est pas possible pour l’apprenant d’interrompre verbalement l’interviewé, il s’agit pour lui de contrôler l’intercompréhension par le contact visuel et l’expression non verbale (hochements de tête de A en N5). A travers les sourires et les rires, on note la volonté de coopération des deux partenaires (A8 N9, N19 A20). L’observation du gestuel est intéressante pour montrer comment le verbal et le non verbal sont étroitement liés : les gestes d’accompagnement du natif avec le paquet de cigarettes (A6 N7, N11 A12 N13), le changement de regard du natif (deux fois vers le bas) lorsque l’apprenant lui dit que fumer est mauvais pour la santé. Dans la deuxième partie de l’interview (A20 jusqu’à la fin), on note de nouvelles mimiques qui marquent la difficulté de compréhension pour l’un, d’expression pour l’autre (N 21- A31) : le natif se gratte le visage, fronce les sourcils, baisse la tête, l’apprenant met sa main devant la bouche et fait des mouvements avec sa main, elle exprime sa difficulté à trouver ses mots. La communication non verbale sous-tend réellement l’interaction verbale et a un effet de régulation. Ces moments d’incompréhension ou de malentendus mettent la langue au centre de la communication :
II, 2
N 21 vous pouvez répéter’
A 22 questions étrangères de de comment on dit maintenant de OO
N 28 attendez là j’ai pas bien compris
A 29 ah pardon vous parlez vous parlez votre (r)ami quelle langue’
Le natif exprime son incompréhension, l’apprenant demande de l’aide qui ne vient pas : il y a imbrication d’éléments qui relèvent d’un niveau métacommunicatif et métalinguistique. On perçoit ici la complexité de l’interaction pour l’apprenant qui doit s’approprier un contenu matière et en même temps assumer la transmission de celui-ci aux auditeurs (réels ou potentiels). On peut dire que l’investissement linguistique de l’apprenant a lieu à un double niveau de médiation, linguistique et communicatif. Cette activité est particulièrement enrichissante et motivante lorsque l’apprenant exploite un même thème avec différents interlocuteurs, il peut réutiliser certaines données dans une autre interview, s’approprier simultanément une partie du discours en langue étrangère. En s’appuyant sur les interviews que des étudiantes ont pu renouveler avec d’autres natifs (voir la transcription en annexe de II,1 et II,3 pour l’apprenant2 Susan ; en II,2 et II,3 pour Mayu), on s’aperçoit notamment que les questions sont mieux formulées, plus complètes, que l’attention portée aux paroles du locuteur est plus grande. En effet, l’apprenant s’est dit plus détendu face à la situation et moins préoccupé par la norme linguistique.
Francine Cicurel, Variations et rituels en classe de langue, p. 51.