3.2.4.2. Deuxième phase d’usage : appropriation et réflexion sur l’apprentissage

Le matériel enregistré va permettre de prolonger les effets didactiques et d’alimenter plusieurs types de cours : le matériel peut servir à d’autres apprenants pour un apprentissage en classe ou en autonomie, à des formateurs, et bien sûr aux apprenants qui l’ont réalisé.

L’enseignant a pour tâche de sélectionner quelques séquences vidéo et de les présenter pour un travail en classe sur les interactions. La présence de l’image offre un grand avantage par rapport à une transcription pour le travail didactique : celui de l’expérience vécue et d’une meilleure observation pour les apprenants. Dans un premier temps, les apprenants ont repéré dans une séquence les questions qu’ils ont posées aux étudiants français et vérifié leur bonne formulation; c’est l’activité d’auto-correction. Dans un deuxième temps, on peut observer les tours de parole : comment s’organise l’interview, qui la dirige, comment a lieu le changement de thème...? Le travail de structuration linguistique peut être orienté plutôt sur la production des apprenants ou bien principalement sur celle des natifs.

Avec les étudiants de niveau débutant ou intermédiaire, il est nécessaire d’approfondir certains aspects de leur production langagière comme le questionnement. Le visionnement va permettre d’attirer leur attention sur des difficultés d’ordre grammatical et sur différents aspects de la reformulation (opposition tu/vous, est-ce que /inversion) :

Les reprises de l’apprenant (A1) sont d’ordre grammatical et montrent qu’elle est capable de s’autocorriger, cela prouve qu’elle domine la situation linguistiquement, mais éprouve des difficultés en situation de communication. Le visionnement contribue ici à valoriser les efforts de l’étudiante et à l’engager à d’autres prises de parole. Chez l’apprenant 2, on remarque l’évolution de sa formulation d’un niveau standard en 41 vers la langue familière en 43: “mais tu penses quoi du divorce ?” En changeant de registre de langue et en réitérant sa question, l’apprenant s’efforce d’atteindre son objectif, d’obtenir une réponse de son interlocuteur sur un thème qu’il semble refuser (E42). Si l’on considère l’extrait dans sa totalité, on remarque qu’à l’intérieur de ses questions (en gras) l’apprenant intègre aussi en partie la réponse de l’étudiante française, est amené à préciser ses questions et construit l’interaction : A35, A39, A43

Un autre exemple va permettre de montrer une autre fonction de la reformulation/répétition dans un contexte où aucune faute de langue n’est commise.

Dans cet exemple, on peut penser que l’échange d’un point de vue linguistique est réussi : l’apprenant a obtenu les renseignements qu’il attendait. Cependant, les deux reprises faites par l’apprenant de “vingt heures trente” et de “ah vous ne fermez pas ?” sont à voir comme un signal dans la communication, car elles peuvent être interprétées au visionnement de deux façons : c’est d’une part une marque d’étonnement, le magasin reste ouvert tard le soir et même il ne ferme pas : le locuteur marque par la répétition son acquiescement. Mais le locuteur étranger, en reformulant une partie de l’énoncé, apporte d’autre part un indice - à l’évaluateur - de non compréhension d’une partie de celui-ci ; pour confirmer cela, l’échange s’arrête au tour suivant. La phase de réception permet de vérifier le degré de compréhension de l’échange par l’apprenant locuteur : c’est le lexique qui a bloqué l’expression de l’étudiante, elle ne connaissait pas l’expression “entre midi et deux” qu’elle apprend a posteriori. Par ailleurs, cette étudiante, peu entraînée à l’oral spontané, utilise (sans le savoir) une stratégie de communication habituelle en français au cours de l’interaction. Elle consiste à répéter une partie de ce qui vient d’être dit pour amener l’interlocuteur à reprendre l’énoncé ou à fournir davantage de renseignements. Cela permet notamment de ralentir le discours, de laisser le temps à l’auditeur de s’adapter à la situation ou d’assimiler la réponse. C’est ici l’occasion pour le groupe d’apprenants d’apprendre une stratégie qu’ils pourront réutiliser plus tard et de la relier par exemple à l’emploi des connecteurs. Nous ne prendrons comme exemple que celui du “euh”, connecteur qui est une spécialité des natifs francophones dans le discours. Certains étudiants le transforment à partir de leur langue maternelle en “èh” ou “ah” selon les cas (IV, 4 et 6), et cet usage leur est très utile en tant que soutien à l’expression. C’est une façon de relier le visionnement à un enseignement de l’expression : on parlera à la suite de Jean-Pierre Davoine507 de la motivation “instrumentale”, car elle sert à faciliter la compréhension du discours oral et les interactions ; et de la motivation “intégrative” pour pouvoir aider l’apprenant à maîtriser ces petits mots qui permettent de mieux s’assimiler au milieu ambiant.

Dans d’autres situations, la reformulation vient de la personne interviewée qui semble répéter la question (en gras dans la transcription). On s’aperçoit à l’écoute qu’il n’y a pas d’interruption du dialogue (débit rapide du natif), que la reprise est une marque de participation au dialogue et non une volonté de corriger indirectement l’apprenant.

On pourrait au premier abord penser que la reprise du natif exprime une volonté de corriger l’apprenant, mais c’est en fait une marque de coopération, de même pour la question “depuis quand on a préparé Noël ?” qui a valeur de “si j’ai bien compris”. Cela confirme notre hypothèse du chapitre précédent : d’une part que le niveau métacommunicatif est, au cours des interactions, plus important que le niveau métalinguistique et, d’autre part, que le natif prend en charge le déficit linguistique de l’apprenant. La phase de visionnement permet la réflexion sur la langue cible, ce que l’apprenant n’a généralement pas le temps de faire en situation de communication.

Il arrive aussi que l’interviewé n’ait pas bien compris la question posée, et demande de la répéter ou bien l’interprète autrement :

Le rire du natif est à l’écoute un indice du malentendu. L’étudiante voulait en fait demander : “à quel moment de l’année êtes-vous le plus occupée ?” La situation et le rire de la dame n’ont pas été compris par les apprenants lors de l’interaction.

Cela va même plus loin avec des étudiants peu entraînés à l’expression, qui doivent faire face à l’incompréhension, situation qu’ils arrivent cependant à surmonter en s’appuyant sur la coopération du natif. C’est par exemple lorsque l’annonce du thème n’a pas eu lieu et que l’amorce de l’interview est très courte, ce qui aboutit à une incompréhension chez le locuteur natif :

L’apprenant est dans une situation difficile car sa question n’a pas été comprise par le natif et chacun essaie de surmonter l’incompréhension des mots, de poursuivre la communication : l’étudiante française se montre coopérative, et attentive aux paroles de l’étudiante étrangère (posture, visage) ; le natif prend en charge le processus de remédiation, construit peu à peu le dialogue et répond aux attentes de l’apprenant. On peut dire que la volonté de communiquer est plus forte que la barrière linguistique. Il est ici important de souligner que chaque apprenant a en général l’occasion d’interviewer deux personnes différentes, ce qui lui permet de réaliser à peu d’intervalle deux fois la “même” prestation. Dans un premier temps, les apprenants sont étonnés de voir les réactions différentes occasionnées par leurs questions en fonction des locuteurs ; dans un deuxième temps, le visionnement sert d’élément de comparaison et de support à l’apprentissage pour mesurer le chemin parcouru. Il était dans ce cas précis important de montrer à cette étudiante japonaise la diversité des situations et des interactions.

C’est surtout lors des interviews réalisées à l’extérieur de l’université que le rôle du contexte, restitué par l’image, a pu être analysé. On a pu constater qu’à l’intérieur de la situation de communication, les éléments de l’environnement immédiat jouent un rôle décisif dans la compréhension. Ainsi dans le film I interview 3, les baguettes placées derrière la commerçante vont amener un commentaire et une question de l’étudiante :

L’étudiante n’a pas ici de problème de compréhension linguistique, mais il s’agit d’un malentendu culturel. L’étudiante (qui n’a pas participé à l’interview à la boulangerie) n’a pas bien associé le lieu “épicerie” avec les produits vendus, elle ne connaît pas la différence entre une épicerie, qui vend des sandwiches mais pas forcément de pain, et la boulangerie. Elle reviendra à la fin de la séquence sur ce sujet :

C’est ici la conjonction d’éléments non verbaux tels le regard et la proxémique avec ceux du contexte qui permettent à l’apprenant de faire face à la complexité de la situation. De plus, l’apport d’informations est confirmé verbalement par le locuteur natif. C’est la redondance entre les codes visuels et verbaux qui facilite la compréhension.

Le contexte français permet à l’apprenant d’allier découverte linguistique et culturelle et de s’intégrer : il s’agit par exemple dans l’interview à la boulangerie de la présentation de la “bûche de Noël” ou des “papillotes”, ou des boites de chocolat filmées auparavant dans la vitrine. Bien que le groupe d’étudiants étrangers soit en France depuis trois mois, ceux-ci possèdent peu d’informations sur la fête de Noël et sa préparation. Les spécialités de Noël sont présentées spontanément par la boulangère qui apporte ainsi des informations et des explications culturelles aux apprenants. Cependant, les apprenants n’avaient pas préparé de questions à ce sujet. La découverte visuelle et linguistique est ici très forte, l’aspect boulangerie étant plus connu des apprenants que celui de la pâtisserie. D’autres aspects du métier de boulanger vont susciter des questions et des réactions : la stupeur chez les étudiantes japonaises est grande lorsqu’elles apprennent que le travail du pain se fait la nuit :

Un dernier constat qui a été fait à la fin de chaque expérience concerne l’engagement des apprenants au fil des interviews. En effet, leur motivation reste entière, leurs interventions sont de plus en plus spontanées, ils cherchent à prolonger la situation d’interviews. L’interaction, surtout lorsqu’elle est dyadique, est proche d’une situation de conversation. On peut voir ici l’évolution des rôles : les apprenants deviennent de simples étudiants étrangers en train de converser avec l’étudiante française.

Le caractère est plus informel, il y a des signes de coopération, et l’interaction est davantage centrée sur le contact. Ceci se traduit par les prises de parole faites à deux reprises par le locuteur natif : le désir d’en savoir plus sur les apprenants donne lieu à plusieurs questions. La caméra s’arrête de filmer, car l’interview semble terminée. Cependant, l’interaction continue sous forme de conversation sans être enregistrée. Grâce à l’interview, l’apprenant atteint un degré d’intégration dans la langue qu’il ne peut jamais atteindre en situation de classe. L’évolution se traduit par des questions plus personnelles sur Lyon et par l’utilisation d’une langue familière (le tutoiement). L’étudiant natif répond également sur le mode familier et retourne la question à l’apprenant “tu y as déjà été ?”. Le locuteur apprenant s’efface au profit du sujet personne, l’interviewé renverse les rôles et pose une question à l’interviewer : il y a violation du code de l’interview. On assiste là à un échange de type conversationnel.

L’interview est en principe terminée, mais le désir de communiquer prolonge l’entretien qui a été enregistré :

I, 5 (suite et fin)
A4 -est-ce que vous allez à la cafétéria’
E -oui
A4 -c’est quand que vous allez à la cafétéria pour manger’
E -j’y vais à peu près une fois par semaine
A4 -et c’est bien pour (OO) le déjeuner’
E (rires) -c’est sommaire c’est des sandwiches mais (OO) ça permet de trouver quelque chose
à manger pas trop cher et pas loin c’est vrai que c’est appréciable
A5 (derrière l’interviewée) est-ce que (OO rire) est-ce que vous (l’interviewée se retourne)
n’allez pas resto U restaurant universitaire’
E -euh à vrai dire je trouve ça un peu plus loin je trouve plus pratique d’aller / à la cafétéria
A5 -/ah oui on doit prendre le bus’
E -oui
A5 -voilà
A5 -vous venez plus souvent (geste de la main “ici”) là’
E -oui plus souvent ici que
A5 -mais je pense un peu plus cher n’est-ce pas’
E -ici’
A5- oui
E -par rapport à l’extérieur c’est
A5 -(rire) ah oui c’est vrai

L’implication des locuteurs se traduit dans cet exemple par l’abondance de marques personnelles (emploi de la première personne, verbes de sentiment, mots familiers). On remarque l’absence de séquences réflexives, et par contre les chevauchements et les répliques soudaines. On passe aussi du questionnement au jugement, ou au commentaire, il y a place pour l’expression de l’opinion personnelle. Cette interview (la dernière de la série) a été jugée très positive par les apprenants, car elle reflète à la fois leur désir et leur capacité à communiquer avec des natifs. Nous avons de plus constaté que l’engagement des étudiantes japonaises dans l’interaction était grand (apprenants 4 et 5), que leur participation se faisait spontanément, alors que leur timidité et leur manque de compétence orale était le plus fort parmi les apprenants du groupe Grâce au fort potentiel didactique que contient l’interview - les formes de communication sont relativement simples et peuvent donc être assez rapidement maîtrisées par l’apprenant et réutilisées -, elle permet à l’apprenant, à travers un simple questionnement, d’avoir accès à une somme d’informations bien supérieures à son niveau langagier :

‘“Dans cette situation, l’apprenant a la possibilité de stimuler par des impulsions minimales une expression abondante chez le partenaire interviewé, et même de la provoquer, ce qui lui donne le sentiment d’être en partie responsable de la réussite de l’interview et renforce encore un sentiment de supériorité”.508

On constate donc que la pratique de l’interview vidéo permet une implication plus grande de l’apprenant, car les discours produits tendent vers la communication sociale. En s’appuyant sur l’existence d’un double niveau d’énonciation qui caractérise la production langagière de l’apprenant (mis en évidence par Louise Dabène), nous dirons que le “je” apprenant s’efface davantage au profit du “je” personne. L’apprenant s’est en quelque sorte libéré du cadre d’apprentissage et s’intègre totalement à l’environnement étranger.

Notes
507.

Jean-Pierre Davoine, “Des exercices pour les connecteurs de l’oral”, Didactique des langues étrangères, op. cit., p. 116.

508.

Wolfgang Bufe, “Alternativer Fremdsprachenunterricht : Videointerviews vor Ort” in Fernsehen und Fremdsprachenlernen, G. Narr Verlag, Tübingen, 1984, p. 241, traduit par nous.