La production d’interviews vidéo remplit plusieurs fonctions : premièrement, dans la partie préparation du projet et réalisation des interviews vidéo, la caméra vidéo donne l’occasion de sortir du contexte habituel d’apprentissage, elle met en relation deux milieux, l’espace pédagogique et l’espace francophone. Comme nous l’avons montré, il y a interrelation constante entre “la circulation didactique” et la circulation médiatique”509. On dira de la première phase orientée vers la production que la vidéo est, pour reprendre l’expression de Wolfgang Bufe, un “média de documentation” (Dokumentations-medium). D’un point de vue psychologique, la présence du média vidéo s’est révélée être un déclencheur, elle sert aussi de soutien psychologique. En effet, la composition multiculturelle des groupes d’apprenants se révèle comme un élément enrichissant mais apporte aussi des difficultés. Les apprenants de culture asiatique, souvent majoritaires, ont un comportement différent des apprenants de culture européenne vis à vis de ce type d’apprentissage. D’une part, leur réticence au contact (verbal) avec les natifs est plus manifeste, et d’autre part, la forme d’apprentissage autonome (en dehors de la classe) paraît à certains déstabilisante, car elle ne correspond pas à leur culture d’apprentissage. Une présentation des objectifs en langue maternelle pourrait certainement contribuer à les rassurer - ce qui implique des connaissances en japonais, coréen ou chinois pour l’enseignant !- Par ailleurs, le travail en groupe et en tandem a permis des rapprochements interculturels entre les apprenants aussi, à partir des différences observées et comparées dans la langue et culture cible (notamment lors des scènes filmées à l’extérieur). Après l’appréhension et la timidité de certains lors de la phase de préparation, on remarque la participation de tous : plaisir de filmer, d’aller à la rencontre des Français auxquels ils n’auraient jamais osé s’adresser seuls, de découvrir ce que peut être le métier de journaliste. Deuxièmement, la fonction de motivation est renforcée chez les apprenants qui sont investis d’une fonction nouvelle et d’une position : celle d’interviewer qui les met au départ en position forte face à la langue et à la personne native. On retrouve la situation d’entretien de type journaliste/interviewé où un type de rapport de places complexe est posé. A la différence de la situation d’apprentissage en classe, les activités de pratique communicative sont réellement centrées sur l’apprenant, et ce dans une nouvelle relation à la langue et à la communication, par le fait qu’elle est orientée non pas vers l’enseignant, mais avant tout vers le locuteur natif.
Troisièmement, le cadre d’apprentissage en “situation informelle” ou “naturelle” favorise à notre sens la prise d’autonomie de l’apprenant sur lequel pèse moins de contraintes d’ordre pédagogique. De ce fait, le degré d’implication par rapport à la langue est plus grand car l’interaction est réelle. Il y a glissement du contexte institutionnel vers l’environnement naturel et on voit ici un transfert possible de la compétence didactique vers une autre plus communicative, de type journalistique par exemple. On constate que l’apprentissage est basé sur une alternance de différentes phases : des moments didactiques où les contraintes institutionnelles et pédagogiques sont plus fortes, et des moments d’autonomie où l’apprenant est en situation de “découverte” de la langue. Ceci rejoint la pédagogie de la négociation prônée par René Richterich dont font partie les notions d’imprévisible et d’improvisation, car
‘“pouvoir communiquer dans une langue, c’est être capable de faire face à l’imprévisible, et même paradoxalement, de le prévoir”. (...) De plus, “une pédagogie de l’improvisation qui crée constamment de nouveaux types d’interactions, qui provoque et sait exploiter l’imprévu, qui invente spontanément de nouveaux moyens, qui se laisse surprendre et qui surprend, favorisera nécessairement le développement de l’imagination des enseignants et des apprenants”.510 ’Enfin, le fait de travailler en groupe est un facteur à la fois facilitateur, les tâches sont réparties sur plusieurs apprenants, et stimulant. Le côté psychologique et affectif est important dans l’apprentissage : l’activité filmique permet à certains de se mettre en scène ou simplement de surmonter leur timidité, ce qui s’est révélé plus facile que dans une activité collective. De plus, nous avons vu que les activités langagières n’étaient pas basées sur la difficulté linguistique, mais plutôt sur la difficulté d’interaction dans le sens où l’a développé Claire Kramsch. C’est pour cela que ces pratiques peuvent aussi bien s’adresser à des étudiants de niveau débutant, qu’intermédiaire ou avancé, chacun s’investissant en fonction de ses capacités à communiquer, c’est-à-dire de ses compétences linguistique et interactionnelle.
Sur le plan matériel, le travail de production de matériels vidéo bruts n’exige pas un investissement particulier au niveau technique. Toutes les institutions possèdent un caméscope VHS, cependant l’utilisation de matériel semi-professionnel (caméra SVHS, pied, micro unidirectionnel) garantit un son et une image de meilleure qualité, surtout pour une opération de montage. Il s’agit de faire en sorte que le matériel vidéo ne soit pas une gêne pour les interlocuteurs afin de respecter le caractère spontané de la communication. La vidéo se révèle alors comme un média de contact, un intermédiaire et un médiateur entre les apprenants et les locuteurs francophones.
Dans un deuxième temps, le film réalisé devient matériel d’exploitation en compréhension. C’est la phase orientée vers le produit, où la vidéo est un “média d’apprentissage” (Lernmedium) ; le retour dans le cadre d’apprentissage marque la continuité entre les processus didactique et médiatique : la phase d’évaluation est à voir comme une prise de conscience de l’apprentissage à partir du matériel produit par l’apprenant, et non imposé artificiellement. Nous avons souligné les différences d’usages que proposent les médias dans un contexte didactique : il ne s’agit pas ici de l’utilisation du média télévisuel vidéo telle que nous l’avons traitée dans la deuxième partie, et qui développe davantage une compétence de communication en compréhension. Par l’intermédiaire de la production de vidéo, les apprenants créent un document personnel : il y a appropriation de la forme et du contenu.
Nous nous sommes surtout attachée à observer la production orale et la façon de communiquer des apprenants face à des locuteurs natifs. L’enregistrement des interviews a permis de mettre à jour les difficultés particulières de chaque apprenant, liées à son origine culturelle. La vidéo ne peut cependant résoudre à elle seule les questions de correction grammaticale, mais seulement faciliter la mise en relation avec d’autres moments de l’apprentissage plus formels. Un deuxième type d’analyse des matériels peut être mené sur la langue des interviewés, cela rejoindrait l’approche de documents authentiques de niveau avancé reposant sur des événements authentiques, et la connaissance des interlocuteurs (en s’attachant davantage au contenu des messages). Il s’agit toujours dans les deux cas, après la phase de réalisation (d’empirie), d’entrer dans une phase d’explicitation du faire et de montrer la continuité entre les activités d’interaction et d’apprentissage. Car, comme le rappelle Pierre Bange, “‘l’apprentissage est un but que peut se donner (ou ne pas se donner) le locuteur non-natif.”’ Il est en effet nécessaire que l’apprenant participe à la réflexion sur l’apprentissage, “‘est ’apprenant’ le locuteur qui considère le matériel linguistique et communicatif comme objet d’appropriation et qui mobilise, dans ce but, ses facultés d’attention, de mémorisation, d’analyse et de généralisation, même de façon variable ou intermittente’.”511
L’écoute intégrale, ou partielle, d’une séquence a rendu possible différents repérages d’organisation du discours : l’alternance des tours de parole a montré la construction de l’acte communicatif, l’observation plus fine de la langue orale a permis de voir l’interaction entre matériel verbal et non-verbal, ou de comparer la syntaxe de la langue orale et écrite. Le visionnement a aussi permis d’observer le degré d’intercompréhension des apprenants face aux locuteurs natifs dans la limite d’un échange. Le travail a porté sur l’adéquation de la communication entre les partenaires : si la compréhension globale était généralement plutôt bonne, quelquefois la non-compréhension de mots nouveaux ou de locutions a entraîné une “perte” chez l’apprenant du discours du locuteur natif. Ce n’est qu’à l’écoute que l’apprenant a signalé qu’il n’avait pas compris le sens du message. C’est après cette réflexion sur son propre comportement et celui des autres qu’on peut mettre en place des stratégies de communication pour permettre à l’apprenant d’interagir sur le discours. En effet, peu d’étudiants développent des stratégies de communication comme ils le feraient dans leur langue maternelle. Il s’est donc agi de compenser la situation de classe où l’on attache trop peu d’importance aux moyens de “sécurisation” de l’apprenant, qui se trouve démuni lorsqu’il se trouve dans une conversation non didactique: lui donner les moyens linguistiques d’assurer la compréhension ou d’éviter l’ambiguïté. Bien sûr les documents enregistrés montreront aussi leur limite surtout du point de vue de la variété des discours par rapport à des documents authentiques issus des médias.
Un dernier point important pour une bonne gestion de la communication et de la compréhension des messages est le rôle du contexte. C’est une des fonctions didactiques de l’image que d’apporter par l’observation des regards et des gestes un soutien à la compréhension. Elle met en évidence les éléments du co-texte qui sont une aide à la compréhension du message si l’on en prend seulement conscience. Les apprenants ont pu constater que la non compréhension d’une situation n’est pas seulement d’origine linguistique, mais aussi culturelle. Ils ont compris l’immédiateté du geste qui montre en expliquant, et l’imbrication du linguistique et du culturel dans la langue. Ils ont aussi découvert que le film a une fonction de miroir et qu’il peut être parfois difficile d’affronter les images de sa prestation. Le rôle de régulateur de l’enseignant est ici primordial face aux réactions des apprenants. En effet, le but de l’analyse autoscopique est d’avoir des effets positifs sur l’apprentissage. L’apprenant doit prendre conscience de ses manques, mais aussi des points positifs qui l’aideront à progresser. En ce sens, un visionnement seul, par exemple en laboratoire vidéo, peut permettre une approche individuelle de l’enregistrement et une analyse plus fine, avec l’aide de l’enseignant. C’est un apprentissage de l’autoévaluation que l’on peut définir comme il suit :
‘“l’opération mentale par laquelle l’apprenant qui doit résoudre un problème d’apprentissage mesure ses propres capacités et les efforts à accomplir pour vérifier s’il est à même de franchir les obstacles qu’il va rencontrer pour obtenir les résultats espérés.”512 ’Nous avons voulu également montrer que la présence du média vidéo dans le cours de langue modifie les relations traditionnelles établies entre l’enseignant et l’apprenant. C’est le rôle de l’enseignant qui change : il doit tenir compte des différences de personnalité des apprenants, du rythme et des capacités de chacun qui se révèlent tout au long des activités, en amont et en aval de l’enregistrement. On constate qu’il reste en dehors de la situation de communication interpersonnelle, mais qu’il devient récepteur et évaluateur de la situation de communication médiatée. L’enseignant a à s’adapter également aux comportements des apprenants qui sont mis dans une situation particulière : l’outil vidéo peut se révéler comme catalyseur de la relation formateur-formé, l’un et l’autre étant pris dans le processus de formation l’apprenant comme acteur, l’enseignant comme guide et médiateur.
Wolfgang Bufe, “Der Einsatz der Videokamera im interkulturellen Fremdsprachenunterricht”, Bayreuther Beiträge zur Glottodidaktik, Bd 2, Peter Lang, 1992, pp. 201-202.
René Richterich, Besoins langagiers et objectifs d’apprentissage, Paris, Hachette, 1985, pp. 122-123.
Pierre Bange, “A propos de la communication et de l’apprentissage en L2, notamment dans ses formes institutionnelles”, AILE n°1, pp. 53-85, 1992.
Antonio Lupo, “Autonomie et apprentissage autodirigé, L’évalution de soi en tant qu’apprenant”, in Autonomie et auto-apprentissage, Conseil de l’Europe, Strasbourg, 1993, p. 57.