CONCLUSION GÉNÉRALE

Parmi tous les moyens destinés à l’apprentissage qui sont à la disposition de l’enseignant de langue étrangère, on constate que, dans la catégorie des aides visuelles, l’image est de tout temps présente et que ses capacités d’évolution et d’adaptation au milieu didactique sont remarquables. Elle apparaît selon les époques sur des supports multiples, poussée par les avancées techniques et technologiques : de l’image peinte, dessinée, photographique, filmique, vidéo, à l’image de synthèse et son avenir reste prometteur. La didactique des langues s’est souvent montrée précurseur en matière d’innovation dans la mesure où elle s’est emparée d’outils techniques (de médias) qui apportaient à chaque époque une nouveauté grâce à la qualité toujours améliorée des appareils et des supports : magnétophone, diapositives, film et télévision, puis cassettes son, magnétoscope et cassettes vidéo, CD-audio, et CD-Rom. Le destin de l’image, tout comme celui de la langue orale, est lié à celui des médias, à la multiplicité des supports ainsi qu’aux capacités d’enregistrement et de transformation qui sont reconnues et acceptées par la majorité des enseignants. Ces innovations technologiques donnent certes les moyens aux enseignants d’être toujours à la pointe du progrès, mais on constate aussi que la révolution technique n’est pas toujours suivie par l’innovation pédagogique. D’une part, parce que les technologies évoluent extrêmement rapidement, et d’autre part parce que de l’institution éducative a besoin d’un temps d’adaptation. Le renouvellement des supports et la place croissante des TIC posent pourtant de façon accrue la question du renouvellement méthodologique. On décèle du côté des enseignants, derrière l’enthousiasme de certains, des réticences, voire des craintes, face à une dérive technique du métier d’enseignant qui limiterait la créativité de l’acte pédagogique. Une compétence technique est exigée des enseignants afin d’avoir la maîtrise des outils audiovisuels et informatiques ; cela pose à nouveau la question d’une formation spécifique.

Se servir de l’image animée sous ses différentes formes dans un cadre didactique suppose la rencontre de deux champs scientifiques : l’un relève de la connaissance du langage visuel et des systèmes sémiotiques de représentation, tout en tenant compte du rôle joué par le support médiatique, qu’il soit de type traditionnel comme le papier ou qu’il soit technique comme la vidéo et l’informatique. L’autre concerne le processus de médiation, c’est-à-dire l’articulation du triangle didactique formé par la langue, le récepteur-apprenant et l’enseignant ; cela conduit à s’intéresser aux phénomènes de communication dans la situation d’apprentissage .

Dans la première partie, la rétrospective menée sur la place occupée par l’image ces quarante dernières années dans l’enseignement des langues nous a permis d’une part de constater les changements, voire les ruptures en ce qui concerne les formes qu’elle a prises et, d’autre part, une certaine continuité méthodologique malgré l’évolution des modèles d’apprentissage. En associant l’image et le son, la méthodologie audiovisuelle affirme la place du langage oral, et, dans une moindre mesure, du langage visuel par rapport à l’enseignement traditionnel de l’écrit. Si la relation entre l’image et le son est propre à créer une dynamique pour l’apprentissage, c’est leur relation déséquilibrée qui va soulever les critiques. En effet, on ne peut que constater, d’une part la pauvreté structurelle de l’image et son état de dépendance face aux dialogues, d’autre part le fait que l’apprentissage est resté conditionné par des comportements de type réception et reproduction, peu ouverts à la communication de l’apprenant. De plus, la place assignée à l’enseignant qui est amené à s’effacer derrière la méthode et les appareils, fait que les utilisateurs ont réagi très diversement aux méthodes audiovisuelles.

Dès le milieu des années 70, la remise en question des objectifs d’apprentissage fait que l’on passe d’une compétence linguistique à une compétence communicative, liée à l’évolution des matériels. Par l’irruption dans la classe de langue des documents authentiques, sensés s’opposer aux documents pédagogiques, une brèche est ouverte pour l’image. Bien que certains didacticiens aient, au début des années 80, insisté sur le fonctionnement des documents authentiques et principalement sur la mise en relation des énoncés avec leurs conditions de production, de nombreuses difficultés surgissent lors de leur utilisation. Les enseignants se heurtent à des problèmes linguistiques, mais aussi méthodologiques et communicationnels : la problématique de la langue authentique et des messages issus des médias est posée. La première difficulté rencontrée par les enseignants est celle de la langue à enseigner, du contenu complexe qu’il est difficile de structurer et d’organiser pour l’apprenant. Son approche nécessite non seulement une bonne maîtrise de la langue étrangère, mais des connaissances sociolinguistiques et sémiotiques. Un deuxième point concerne le cadre d’usage didactique qui n’est pas celui de la situation d’origine, et a porté à confusion. En effet, en modifiant les conditions de réception du document, les utilisateurs créent un nouveau cadre d’usage qui n’est pas authentique, mais dans lequel les activités menées peuvent être authentiques et conduire l’apprenant à développer une compétence de communication. Enfin, troisième difficulté, l’enseignant doit inventer la méthodologie, cerner les contenus et les objectifs, assumer un rôle de médiateur, ce à quoi il n’est pas réellement préparé. C’est la diversité des tâches d’enseignement d’une part, et le manque de formation des enseignants d’autre part, qui ont posé problème.

Du côté des matériels pédagogiques, les méthodes vidéo s’inscrivent davantage dans la tradition audiovisuelle linguistique que dans une perspective communicative ; on constate que l’innovation est plus d’ordre technique que didactique. On comprend dès lors la déception et le désarroi des enseignants face à ces matériels qui n’ont pas su apporter de renouveau méthodologique. Par ailleurs, cette situation tend à faire dire que l’audiovisuel n’est pas apte à favoriser la communication.

La didactique des langues qui se nourrit des avancées de la linguistique, mais aussi des sciences de l’éducation et plus largement des sciences humaines, va également profiter des recherches en communication sur les médias. Les expériences menées pour le français langue seconde et maternelle pendant trente ans (la création de l’ICAV remonte à 1966) ont été des tentatives pour instaurer une éducation à l’image et à la communication audiovisuelle. Cependant, le manque de suivi des projets au niveau national fait que la formation des apprenants et des enseignants reste marginale. Dans le cadre de l’éducation aux médias, qui devient fin des années 80 une préoccupation nationale et plus largement européenne, il s’agit de former les nouvelles générations à une meilleure connaissance et compréhension des médias et de leurs messages587. Le principe de base de l’éducation aux médias repose sur l’idée de la représentation de la réalité, c’est-à-dire de la non transparence ; de nouvelles approches sont fondées sur la construction et déconstruction des messages, le fonctionnement des outils. Ce n’est que lentement que le milieu éducatif reconnaît à la TV le statut “d’objet cognitif” et affirme, comme Geneviève Jacquinot, qu’“‘elle relève d’un modèle de la connaissance comme processus interprétatif et relationnel’”588. Mais, si les idées se répandent et sont largement approuvées, leur mise en pratique reste marginale.

La volonté d’innovation s’est traduite, dans un premier temps, dans la période 1980-90, par l’équipement des établissements en matériel audiovisuel, puis en matériel informatique. Une deuxième impulsion vient de l’offre télévisuelle, des émissions éducatives et culturelles (La Sept, lancée en 1989), diffusées sur les chaînes publiques, et surtout de la création en 1993 d’une chaîne réservée à la formation, la Cinquième. Pour l’enseignement/ apprentissage des langues, les enseignants préfèrent la solution de l’enregistrement à partir des émissions des télévisions étrangères, ou de TV5 pour le français. On ne peut que souligner l’évolution des mentalités vis à vis des médias et de la télévision en particulier, et la légitimation de ses savoirs. Cependant, si le réservoir d’échantillons de langue est reconnu par la plupart des enseignants, la télévision souffre encore d’un déficit culturel. Trop peu d’enseignants de français langue étrangère, surtout ceux de langue maternelle, considèrent les images télévisuelles comme un relais vers la culture cible, comme une voie d’accès à la connaissance des représentations du public natif. On peut pourtant affirmer à la suite de Dominique Wolton que la télévision est tout autant “un instrument de diffusion de la culture grand public” que “‘le lieu de production de cette culture de masse ou moyenne, en tous cas de cette culture qui constitue réellement l’infrastructure de notre mode de vie, aussi bien pour l’information, les loisirs, l’éducation, la politique, les jeux, les variétés, le cinéma’.”589 Toutes les disciplines peuvent tirer profit d’une formation aux médias. C’est pour la didactique des langues une ouverture sur de nouveaux contenus langagiers où la dimension culturelle et interculturelle est fortement marquée. Les médias semblent être incontournables dans l’apprentissage des langues européennes par leur dimension extra-territoriale, que ce soit les “anciens” médias (presse, radio, télévision) ou les “nouveaux” (sites, réseaux, diffusion en ligne,...). Ne peut-on voir en effet la construction d’un espace commun européen renforcé par la présence des médias “étrangers” ? En tant qu’ouverture sur la langue et culture de nos voisins, ils peuvent, comme le propose Daniel Coste dans le numéro 106 des ELA, contribuer à former et à éduquer à l’Europe. Ils sont une incitation à la communication, et si communiquer, c’est mettre en commun, alors la démarche interculturelle trouve sa justification :

‘“mettre en commun ce que l’on est et ce que l’on sait, ses ressemblances, ses différences et ses antagonismes, pour briser les barrières de l’étrange, se reconnaître et mieux se connaître dans et à travers l’Autre, s’enrichir, s’apprécier mutuellement, ouvrir ensemble les portes de la fraternité.”590

Mais l’utilisation de documents extraits de productions médiatiques renvoie à une connaissance approfondie des médias eux-mêmes, et donc suppose une formation préalable des enseignants. Seul, l’enseignant par sa connaissance des médias et de leurs messages peut tirer profit de leurs spécificités pour l’apprentissage. Il ne s’agit cependant pas de faire une éducation à l’image et aux médias dans le seul but d’apprendre de nouveaux savoirs, ce qui n’est pas la finalité d’un enseignement/apprentissage de la langue et culture. Il nous paraît plus formateur d’amener l’apprenant à acquérir des compétences de lecture, de compréhension et de communication face à ces messages “chargés” de langue et culture. Le débat des années 80 sur la concurrence entre école et télévision, et plus largement sur les lieux d’apprentissage formels et non formels est aujourd’hui dépassé, on s’accorde à dire que l’une ne peut exclure l’autre, voire qu’elles se complètent.

Dans la deuxième partie a été développée une étude de l’image et de la langue médiatées qui se situe à la rencontre de plusieurs champs disciplinaires : linguistique et sémiologique (les études consacrées au langage, à la langue comme aux images), esthétique (pour l’histoire de l’art), psychologique (dans une dimension cognitive), sociologique et médiologique (ses usages dans la société et les médias), et plus récemment scientifique (son développement informatique). Nous avons recherché dans un premier temps quelles étaient les représentations des enseignants face à l’image et la place/crédibilité qu’ils accordaient aux nouveaux médias pour apprendre. Il s’est avéré que, face à l’évolution rapide des supports (vidéo et informatique), leur réticence était encore vivace quant à une utilisation régulière, mais surtout par rapport aux objectifs d’apprentissage. Pour les enseignants de langue, les usages reposent en partie sur ceux des supports précédents (méthodes audiovisuelles) qui n’avaient pas montré leur efficacité. D’autre part, peu d’enseignants attribuent à la télévision au-delà de l’illustration, une fonction d’aide pour l’apprentissage. L’utilisation de documents vidéo dans le cours de langue est rarement envisagée pour développer la compétence de communication, l’objectif est généralement réduit à la compréhension globale du texte linguistique ; les dimensions pragmatique et métacommunicative des messages ne sont pas exploitées. On peut avancer comme explication que les documents issus des médias posent aux enseignants surtout des problèmes d’ordre méthodologique, mais pour que de nouvelles pratiques se développent, il faut d’abord que les enseignants soient convaincus de leur utilité. Les difficultés ne pourront être surmontées que par une formation initiale au langage audiovisuel. De plus, le développement des supports informatiques et les nouveaux assemblages d’images, de textes et de sons exigent à la fois des compétences d’ordre technique et des connaissances extra-disciplinaires.

A la suite de ce constat, il s’est agi de développer, comme point central de la deuxième partie, une méthodologie d’enseignement/apprentissage de la langue par l’image animée dans le cadre de la classe de langue, fondée sur la double hypothèse de la didacticité et de l’interactivité des messages issus des médias. A partir de documents télévisuels vidéo (DTV) regroupés dans le corpus, le message télévisuel a été décrit et analysé selon les systèmes sémiotiques des deux canaux, visuel et sonore. Il était à la fois impératif de respecter les spécificités du document et de montrer leur rôle dans l’apprentissage d’une compétence de communication.

Plusieurs chapitres ont été consacrés aux systèmes visuels, c’est la part du travail la plus importante, car l’image est d’un point de vue didactique considérée comme motivante, facilitatrice, mais son apparente évidence fait que son approche reste en général superficielle. Or, l’étude de l’image animée présuppose une bonne connaissance de l’image fixe dans la mesure où les images vidéo et informatiques en constituent la combinaison, les interactions. Nous avons avancé comme hypothèse que l’apprentissage de la langue est essentiellement centré sur le message linguistique, et que l’image, mise en relation avec le système sonore, peut faciliter le décodage du message audiovisuel. L’accent a donc été mis sur l’interdépendance des différents systèmes de signification, qui apporte chacun un niveau de compréhension du message et offre des possibilités d’interaction. L’analyse d’exemples extraits du corpus a permis de montrer comment les signes visuels, par les stimuli didactiques qu’ils contiennent, sont un soutien pour l’apprentissage dans la lecture de messages télévisuels réputés complexes. De plus, pour avoir accès au sens des images, il faut tenir compte de la forme de communication particulière qu’offre la télévision, c’est-à-dire le rapport entre l’intention de l’auteur, la polysémie de l’image et des mots, et les conditions de réception.

C’est la finalité didactique, à savoir le développement de la compétence de communication de l’apprenant, qui a guidé l’organisation des différents développements selon le principe cognitif de partir du plus simple pour aller vers le plus complexe : le décryptage des différentes couches sémiotiques va mener l’apprenant vers une compréhension de plus en plus fine du message et des interactions de plus en plus riches. Pour les systèmes visuels, on distingue en premier les signes scripto-visuels, puis les signes iconiques, les signes filmiques et les signes plastiques. Ils sont mis en permanence en relation avec les signes sonores, le verbal, la musique et les bruits. Cet ordre établi nous semble le mieux favoriser les opérations de perception et de sémantisation.

Cela corrobore l’idée d’autres chercheurs que, d’un point de vue cognitif, l’image met l’information plus rapidement à disposition ; l’image relève du cerveau droit, qui est le lieu de la perception synthétique des stimuli, de la mémoire iconique et non verbale, des relations spatiales visuelles et qui, plus généralement, mobilise tous les sens, c’est-à-dire la sensibilité et l’émotion du sujet. Il y a ici dominance du code visuel sur le code verbal et cette situation nouvelle éveille la motivation de l’apprenant. D’un point de vue langagier, les signes scripto-visuels présente l’avantage de faciliter le transcodage de l’information du code visuel vers le code verbal. De nombreuses compétences sont mobilisées chez l’apprenant pour prélever les informations et les organiser, faire des hypothèses linguistiques et culturelles, les mettre en relation avec d’autres niveaux de signification visuelle et verbale, afin de parvenir à une interprétation satisfaisante d’un point de vue informatif et culturel. Enfin, les signes scripto-visuels permettent un transfert de compétences vers les documents écrits (particulièrement la presse) : les compétences informative, linguistique, intertextuelle, interprétative sont sollicitées.

Nous nous sommes ensuite efforcée de montrer que les signes iconiques n’avaient pas qu’une fonction analogique. Dans la conception multicanale de la communication telle que nous l’avons développée, la dimension spatiale et kinésique de tout acte de langage doit être soulignée et nous avons donc insisté sur les éléments non verbaux, généralement trop peu pris en considération dans l’approche du texte verbal ; le fait qu’ils accompagnent l’expression de tout locuteur est porteur de sens, ils sont aussi des régulateurs des interactions. Cet aspect est d’autant plus important que l’apprenant ne participe pas directement à la communication, mais en est le destinataire, il doit donc apprendre à décoder les interactions verbales et non verbales, à déchiffrer la “partition invisible”, implicite, qui n’a été écrite nulle part. Comme les anthropologues du Collège invisible l’ont définie, la communication est “un processus social permanent intégrant de multiples modes de comportement” 591, et on ne peut ni opposer ni isoler les composants du système. Cela implique une complémentarité au niveau de l’image et du sonore et montre que l’alliance des signes non verbaux et verbaux est essentielle pour la compréhension des mécanismes des interactions. Image et technique ont donc une fonction réellement didactique car elles permettent à l’apprenant la prise de conscience des faits de communication. L’apprenant développe certes une compétence de communication orale plutôt dans sa dimension de compréhension que d’expression, mais l’observation et l’imitation sont nécessaires dans un premier temps. Sans cette prise de conscience, l’apprenant ne pourra pas transformer ses connaissances en acquis.

L’analyse nous a ensuite conduit à étudier les extraits du corpus sous l’angle des signes filmiques que les enseignants considèrent en général comme relevant de connaissances purement techniques, et donc peu utiles pour l’apprentissage. Il a été mis en évidence que la connaissance de la rhétorique visuelle permet de comprendre la structure temporelle du DTV, sa cohérence ; les signes filmiques ont une fonction profondément didactique dans la mesure où ils guident l’interprétation du spectateur. La connaissance de ces règles se fait de manière implicite par la fréquentation du média, mais pour le spectateur apprenant, une acculturation est nécessaire. Les habitudes développées en langue maternelle sont aussi déterminantes pour progresser dans l’acquisition d’une compétence de lecture/compréhension en langue étrangère. On constate par exemple que pour des apprenants venant d’un espace culturel proche du français (culture européenne ou nord américaine), il sera plus facile de décoder un document télévisuel français que pour celui qui est de culture asiatique. Cela rejoint l’hypothèse avancée par Carmen Compte de l’existence d’une rhétorique télévisuelle de base internationale, largement développée par les télévisions occidentales, indépendamment des caractéristiques culturelles de chaque nation592. Il existe cependant un domaine fortement marqué culturellement où les étudiants d’origine nord américaine, qui ont pourtant des habitudes télévisuelles développées, rencontrent des difficultés importantes face aux documents français, c’est celui du cinéma.

On a pu constater en travaillant avec des documents longs (films de fiction) ou à l’inverse très courts (spots publicitaires) que la mauvaise compréhension de certains passages n’était pas toujours liée à des manques de connaissances lexicales, mais aussi causée par les changements de plans, l’interruption du déroulement linéaire, l’organisation des images qui se fait selon une autre logique que celle de la réalité. Nous avons montré que la connaissance des signes filmiques est une aide pour décomposer la complexité du DTV avant de l’interpréter dans la mesure où l’apprenant est amené, pendant le visionnement, à mobiliser ses capacités cognitives pour observer, mémoriser, anticiper ou reconstruire mentalement les éléments absents. C’est en prenant conscience de cette construction du document que l’apprenant passe d’une lecture de surface à une lecture interprétative. Enfin, il est motivant pour un apprenant de niveau avancé de comprendre les règles d’écriture, le fonctionnement du spectacle, c’est une façon d’interagir avec le document et de développer un discours métalinguistique ; on reconnaît là le principe de “coopération” décrit par Umberto Eco dans Lector in fabula 593 . Au-delà des connaissances langagières, ce sont les significations référentielles et connotatives qui vont lui permettre de se l’approprier : l’apprenant devient un récepteur autonome.

Un dernier niveau d’analyse du système visuel, davantage axé sur la compétence culturelle de l’apprenant, a été présenté à propos des signes plastiques. Les couleurs, la lumière et l’espace ne font pas en tant que tels partie d’un enseignement de la langue et culture, mais parce qu’ils sont à rattacher aux signes iconiques leur aspect est signifiant. La question de la perception des couleurs et de la différence culturelle n’est que rarement posée, tant leur lecture semble naturelle, alors qu’elle relève d’un apprentissage en culture maternelle. Nous avons montré qu’en visionnant des oeuvres audiovisuelles françaises en cours de langue, on peut orienter la réception de l’apprenant vers des dimensions autres que linguistique, notamment littéraire, historique et sociale. Premièrement, les images dans leur aspect iconique et plastique donnent accès, sous une forme condensée, à des connaissances nouvelles : le film élargit le champ d’expériences de l’apprenant. De plus, la compréhension visuelle du film, comparée à celle du roman, est plus simple : le film montre à l’apprenant les représentations d’une époque, d’une société, d’un milieu - reproduits plus ou moins fidèlement selon les adaptations par le réalisateur - auxquels il n’aurait sans doute pas eu accès. La force de monstration des images permet de faire vivre une époque, un pan de la culture-cible et de s’y arrêter. Enfin, les images stimulent, d’une part, la réflexion sur les représentations culturelles et elles facilitent, d’autre part, la mise en relation des supports écrit et audiovisuel, c’est le moyen pour l’apprenant d’élargir ses capacités de compréhension et d’interprétation interculturelles.

Enfin, les DTV ont servi à l’analyse du système sonore composé de la parole, des bruits et de la musique. Séparé du système visuel pour les besoins de l’analyse, le système sonore a été mis en relation avec les spécificités visuelles afin de montrer leur étroite interdépendance sémiotique ainsi que l’aide didactique que l’on peut tirer de l’un ou de l’autre système. Par ailleurs, les études déjà menées sur la langue orale - sur les aspects prosodiques, phonologiques et phonétiques -, nous ont permis de nous centrer sur le discours télévisuel en tant que langue médiatée. Il a été montré comment les caractéristiques qui assurent la fonction de médiation sont une aide pour le récepteur apprenant à se situer dans un discours qui à première vue ne lui est pas adressé. La participation de l’apprenant, non allocutaire, à l’interaction passe par la reconnaissance des codes non verbaux et par les procédés énonciatifs qui sont chargés de faire adhérer le récepteur au discours. L’apprenant a été également amené à reconnaître et à analyser les différents types de discours médiatiques : formels, notamment l’écrit oralisé employé par les journalistes, et ceux plus spontanés des situations d’interlocution (dialogues de plateau, interviews). La structure des échanges, l’observation du passage de parole entre les locuteurs, les changements de thèmes sont autant de moments porteurs de didacticité. En étudiant les mécanismes de la gestion de la parole, l’apprenant développe sa compétence discursive et de communication, car le DTV lui montre à la fois le comportement du locuteur et, en général, la réussite de l’acte communicatif. La mise en relation de plusieurs médias écrit et visuel a permis, par exemple à travers le rôle des modèles, de réaliser un transfert des compétences acquises en lecture, compréhension, information, d’un support à l’autre. L’apprenant acquiert non seulement des capacités langagières, mais aussi une compétence intertextuelle et intermédiatique, c’est-à-dire une compétence de communication au sens large du terme.

Un dernier aspect du langage audiovisuel a été étudié à travers le vidéo-clip, document largement valorisé dans l’apprentissage de la langue ; ce sont les relations intersémiotiques. La multicanalité du message a pour avantage didactique de faire appel à plusieurs niveaux de perception et le fait qu’il n’y ait pas de nécessaire synchronie entre le texte et les images laisse davantage de place à l’expression de l’apprenant. La chanson permet la rencontre de divers domaines cognitifs qui relèvent de la créativité, de la linguistique au sens large du terme (l’aspect phonétique de la langue mais aussi poétique), de la culture et de la médiation.

Nous avons montré qu’en prenant les médias comme support d’apprentissage, on élargit la compétence de communication à la connaissance du fonctionnement linguistique, pragmatique, discursif, référentiel et socioculturel de la langue et culture, cela inclut également les capacités à interagir avec la langue que l’on peut regrouper sous la mention de métacommunication. Un enseignement/apprentissage avec les médias quels qu’ils soient permet justement cette réflexion sur l’objet, d’une part par la distance créée entre l’apprenant et la langue observée et, d’autre part, par les processus de médiation qu’ils contiennent. Les médias sont donc propices dans un premier temps à former l’apprenant à la communication, avec l’aide d’une médiation didactique, et, dans un deuxième temps, à conduire l’apprenant vers un usage autonome pour peu que le cadre d’apprentissage s’y prête :

‘“Le problème est donc moins de savoir comment utiliser en classe les produits de la communication médiatique, que d’apprendre comment fonctionne cette communication, comment elle produit ce qu’elle produit, et comment les enseignants peuvent s’y insérer pour leurs besoins professionnels spécifiques. Pour cela il faut commencer par ‘apprendre les média’.”594

Nous retrouvons ici un des principes méthodologiques de l’enseignement avec la télévision, à savoir l’aspect formateur du média. Comme nous l’avions montré au début de ce travail (chapitre 1.1.), des proximités existent entre l’école et la télévision, et cela concerne autant l’apprenant que l’enseignant. La formation des enseignants est en effet un point essentiel qui passe par la connaissance du monde des médias, par un contact direct avec les professionnels de la communication et l’apprentissage des modes de fonctionnement de la communication médiatique. Nous sommes d’avis que la télévision peut aider l’enseignant à développer sa compétence “‘plurilingue, pluriculturelle et pluricommunicative, compétence essentielle de sa compétence professionnelle’”595.

Dans la troisième partie, nous avons tracé d’autres voies en présentant les médias vidéo et informatique dans d’autres contextes d’apprentissage qui offrent des modes autonomisants pour apprendre la langue et la culture. A la différence des DTV qui se prêtent bien à un apprentissage de la langue et de la communication en situation de réception, le média vidéo (c’est-à-dire l’ensemble caméscope, magnétoscope et téléviseur) permet à l’apprenant de communiquer autrement : en élargissant le contexte d’apprentissage à une situation hors la classe, en mettant l’apprenant au centre de l’image vidéo et en créant le contact avec des locuteurs natifs. Parfois utilisée dans la classe dans un but d’autoscopie, la vidéo permet aussi de sortir du lieu d’apprentissage et d’être le texte et le prétexte, mais aussi le témoin, à des activités de communication.

L’analyse des films vidéo du corpus a démontré que la présence du média permettait la centration sur l’apprenant parce qu’il est impliqué dans la réalisation d’un projet. Il est investi d’une fonction nouvelle qui le met en position forte par rapport à la langue étrangère : d’apprenant, il devient interlocuteur du natif. On dira que le média facilite l’engagement dans l’interaction verbale. Le cadre de communication hors de la classe de langue offre des situations de communication réelle où la dimension non verbale et culturelle facilitent la médiation. En effet, un environnement d’apprentissage riche permet des échanges plus complexes, qui ne sont pas dirigés par ou vers l’enseignant, mais orientés vers le partenaire locuteur natif ; c’est le désir de l’apprenant d’être considéré comme “‘un interlocuteur-interactant légitime et autonome’”596. On constate par ailleurs que l’enseignant n’est plus le seul médiateur de la langue-culture, mais que son rôle est appelé à évoluer vers celui d’un formateur, chargé de mettre en relation les différents moments de l’apprentissage, les phases d’apprentissage en milieu formel avec celles en milieu naturel. Le média vidéo offre en effet un avantage didactique unique pour l’apprentissage : les images produites sont à la fois un composant de l’interaction reflétant sa dimension spatiale, kinésique et verbale, et elles permettent la réflexivité sur l’apprentissage. L’apprenant pourra construire sa compétence de communication en mesurant sa prestation orale grâce à la distance que lui donnent les images. L’observation des pratiques discursives du natif et de l’apprenant conduit à rendre visible les composants de la communication, la mise en scène, et la répartition des rôles entre auditeur et locuteur. C’est la continuité entre les interactions et l’évaluation, langagière autant qu’interactionnelle, qui permet la conscientisation de l’apprentissage.

Un autre chapitre a été consacré à un nouveau scénario d’apprentissage, qui tend à se développer aujourd’hui, l’apprentissage en autonomie dans un Centre de Ressources. Cette tendance est à relier à l’explosion technologique des outils multimédias et des CD-Rom de langue qui ont développé les concepts d’interactivité et d’autoapprentissage. Mais ce nouveau mode d’apprendre n’est pas sans modifier profondément les habitudes des enseignants, car il remet en question leur rôle de médiateur, leur présence même dans un lieu différent de la classe de langue. Le Centre de Ressources est en effet un lieu qui apporte une rupture avec la situation pédagogique traditionnelle : il introduit un rythme et un mode de travail individuels, il est caractérisé par l’absence de contrôle du professeur, il propose donc à l’apprenant un nouveau contrat didactique dans lequel celui-ci a un rôle actif à jouer. Mais on s’aperçoit que la seule volonté de l’apprenant ne suffit pas pour apprendre et que deux autres éléments interviennent : des matériels qui soient adaptés à ce nouvel environnement d’apprentissage ainsi qu’un encadrement humain, la personne-ressource.

A la différence des matériels utilisés dans l’enseignement présentiel, les matériels destinés à l’apprentissage en autonomie doivent donc assurer la médiation didactique. L’analyse de matériel vidéo multimédia et de CD-Rom de langue a mené à la constatation suivante : d’une part, ce n’est pas le média qui à lui seul crée l’interactivité et permet l’apprentissage de la communication chez l’apprenant. D’autre part, il est plus facile de faire un produit où l’apprentissage est conçu de façon dirigée qu’un produit apte à développer l’autonomie de l’apprenant. Un écart évident apparaît entre la réalisation et l’idée d’autonomie développée par Henri Holec selon laquelle l’apprenant doit apprendre à apprendre. Les apprenants se trouvent face au dilemme suivant : ou bien utiliser des matériels préadaptés qui ne leur laissent que peu de liberté, ou bien affronter les matériels bruts avec un soutien didactique minime, qui ne leur permet pas, en tout cas, de développer des compétences de compréhension et plus largement de communication. Car les matériels bruts sous prétexte qu’ils ne doivent pas être “pédagogisés” n’apportent aucune aide méthodologique à l’apprenant ; pourtant celui-ci ne peut se passer d’un apprentissage à l’autonomie, de prendre connaissance des éléments de médiation et de la construction sémiotique du message. De leur côté, les documents dits d’apprentissage ne sont pas aptes à provoquer les échanges entre le spectateur-apprenant et les spécificités du message dans la mesure où il y a séparation entre grammaire et communication ; ils ne peuvent donc amener l’apprenant à perfectionner sa compétence de communication et sont encore loin de développer des capacités pour apprendre avec le document. On attend des matériels multimédia une meilleure diversification des sources d’information, la répartition entre les canaux est rarement équilibrée (le stockage d’images vidéo impose notamment des limites techniques). Les avantages de l’ordinateur (sa rapidité et sa mémoire puissante offrent un accès instantané et individuel) ne sont pas assez souvent mis à la disposition de l’apprenant. L’apprentissage avec des matériels multimédias suscite certes de l’interactivité d’ordre technique et cognitif, mais il est difficile de parler d’interactions langagières et de communication.

Si l’usage des outils multimédia pose encore de nombreuses questions aux enseignants et aux usagers, c’est sans doute dû au fait que les matériels n’intègrent pas assez à leur conception les processus de réception. A la différence des situations d’apprentissage en présentiel, où l’enseignant assume la mise en forme de l’apprentissage, les outils multimédias destinés à l’auto-apprentissage sont utilisés dans un cadre de réception où l’apprenant occupe le pôle central, où les conditions matérielles semblent idéales, mais à qui on ne donne pas les moyens de diriger son apprentissage. Ce tableau rend compte de façon synthétique de trois modes de réception possibles des médias, du cadre d’apprentissage en groupe, du cadre autonome et du cadre non pédagogique du natif.

Cadres de réception
Apprentissage cadre d’apprentissage présentiel cadre d’apprentissage autonome cadre de réception du natif
Qui ? enseignant et
groupe d’apprenants
apprenant seul téléspectateur seul ou en groupe
Quoi ? DTV enregistré sélectionné matériel choisi par l’apprenant émission TV choisie
Quand ? heure de cours heure choisie heure choisie
Comment ? méthodologie de l’enseignant définie par matériel
ou apprenant ?
Acculturation
Pourquoi ? objectifs langagiers et culturels définis par matériel ou apprenant ? plaisir,
information

Un des principes méthodologiques de l’apprentissage avec les médias trouve son aboutissement ici, à savoir amener l’apprenant à évoluer du cadre d’apprentissage vers un usage autonome des médias, qui tente de s’approcher de celui du récepteur natif. Cependant, le cadre d’apprentissage autonome montre que l’apprenant n’est pas totalement indépendant ; il peut certes décider de l’heure et du document qui l’intéresse, mais il n’est pas toujours libre de choisir le “comment” et le “pourquoi” apprendre. En effet, dans le cas où l’apprenant a choisi du matériel didactisé, la culture d’apprentissage est intégrée au matériel ; et, dans le cas où le matériel est authentique, l’apprenant est considéré comme totalement autonome et capable d’apprendre seul. Or, on ne peut attendre de l’apprenant qu’il prenne en charge les questions spécifiques de méthodologie, normalement assumées par un spécialiste de l’apprentissage.

Il faut donc insister sur le rôle de l’enseignant ou de la personne ressource qui doit continuer à assumer la formation de l’apprenant. Sa place dans l’apprentissage de l’autonomie est à redéfinir : les outils multimédias donnent parfois l’impression de vouloir concurrencer, voire remplacer l’enseignant, ce qui permet de parler de communication instrumentalisée ou déshumanisée. Mais la médiation humaine reste indispensable ne serait-ce qu’au moment de l’évaluation. Leur utilisation exige donc la participation de l’enseignant qui en tant que médiateur permet l’accès aux savoirs et va rendre possible leur appropriation. Cependant, il faut insister sur l’évolution du rôle de l’enseignant qui doit accepter la prise en charge d’un certain nombre de tâches par la technique. On constate dans un premier temps que, lors de l’utilisation de matériels multimédia, la présence de l’enseignant n’est plus indispensable tout au long de l’apprentissage, ce qui implique que l’enseignant doit déléguer à l’apprenant une partie de ses “pouvoirs”. C’est à cette condition que l’apprenant deviendra autonome. Dans un deuxième temps, l’enseignant est chargé d’assurer la continuité de l’apprentissage entre les deux situations. Ces nouveaux outils sont plutôt à voir comme compléments de l’enseignement/apprentissage en présentiel et comme relais vers des recherches individuelles. Dans ce sens, les matériels vidéo et multimédia se prêtent bien à un usage autonome, ils peuvent favoriser le lien entre apprentissage en groupe et individuel et devenir un instrument de formation et d’autonomie : l’expression apprendre avec les médias prend tout son sens, c’est aussi “apprendre des médias”.

Au vu des évolutions techniques très rapides, on peut s’interroger sur les modes de représentation dans l’avenir et sur les conséquences qu’il faudra en tirer pour la didactique des langues. La situation est dans une certaine mesure comparable à celle des années 80 où a eu lieu l’explosion de l’audiovisuel et du matériel vidéo ; on assiste aujourd’hui à un équipement informatique massif au niveau des institutions et des individus - tout au moins dans les pays européens et d’Amérique du Nord -. Grâce au développement du média télévision, l’apprenant de langues a accès à des émissions de télévision en langue étrangère (enregistrées ou en direct), à des oeuvres culturelles sur cassettes vidéo et a la possibilité lui-même d’utiliser les médias à des fins didactiques plus personnelles (lettres vidéo, films..). Alors que la télévision reste un média de loisirs, l’informatique est d’abord un outil professionnel pour un grand nombre, mais devient aussi un outil à la fois ludique et éducatif. Une différence importante entre ces médias réside cependant dans les usages individuels : l’outil informatique reste moins répandu dans la sphère privée, à cause de son coût, mais aussi de la part importante occupée par la technique. Cependant, il faut s’attendre à rencontrer dans le milieu de l’apprentissage des langues de plus en plus d’utilisateurs familiers de l’informatique dans leur langue maternelle. Cela veut dire que la didactique des langues est entraînée bon gré mal gré par le courant des nouveaux médias, et que l’apprenant va devenir de plus en plus demandeur d’informations dans sa culture d’origine. Celles-ci sont à sa portée sur les serveurs, mais, si internet offre effectivement une source inépuisable de nouveaux contenus, leur usage passe par l’apprentissage de l’outil informatique. Cela exige en premier lieu de maîtriser la médiation par l’écran et le traitement automatisé de l’information.

L’environnement multimédia devient aujourd’hui un moyen d’information et de formation : il permet d’interagir avec d’autres par le biais de l’enseignement à distance, c’est une tendance déjà bien présente en Amérique du Nord ; il renforce le besoin et la demande de communication grâce au courrier électronique et au réseau d’Internet qui met en relation des enseignants et des apprenants, des apprenants entre eux, et des natifs. Il met enfin les ressources à disposition (conférences, sites, documents), le monde du savoir est disponible pour ceux qui sont reliés au réseau. Cependant, l’absence d’un environnement physique et la recherche des objectifs individuels font que la frontière entre apprentissage formel et informel tend à s’estomper, qu’il devient plus difficile de distinguer entre enseignement et apprentissage : l’appropriation des outils influence les usages, nous allons y revenir ci-après. Il est donc nécessaire que la réflexion se développe en direction de la construction de la connaissance médiatée, d’un point de vue interdisciplinaire ; pour cela il faut que les produits soient élaborés à la fois par des didacticiens et des informaticiens, et qu’en même temps les enseignants, formés à ces nouveaux supports, s’emparent des outils multimédias.

La numérisation donne aujourd’hui accès à de nouvelles et infinies sources d’images et de textes et permet la manipulation, par exemple le montage virtuel ou la reproduction. Les ressources des bibliothèques, des industries culturelles, des médias d’information sont déjà accessibles sur des sites Internet, la démarche d’utilisation dépend ensuite de l’usager. On assiste au rapprochement des différents instruments de diffusion du savoir -ce sont les médias au sens large - qui s’allient pour former un secteur multimédia ; ce phénomène de convergence entre l’audiovisuel, la téléphonie et l’informatique se traduit par ce que certains appellent déjà le “monomédia”597. La télévision en ligne est une des dernières innovations dans ce domaine. Le fait de pouvoir produire des images, ainsi que leur libre circulation, rendent de plus en plus nécessaire la connaissance des conditions de production des images et des sons. Cette évolution technique n’est pas sans conséquence sur le secteur éducatif qui constitue le principal moteur du développement des produits multimédias. Certains, comme Bernard Stiegler598, voient dans la révolution numérique la possibilité d’évolution du système éducatif essentiellement à travers le renforcement du rôle des supports dans le processus pédagogique. En effet, les productions pédagogiques vont faire de plus en plus appel à des supports informatiques qui permettent d’intégrer textes et images, en complément des supports traditionnels ; les ensembles multisupports semblent être l’avenir, car la spécificité de chaque média fera la richesse du produit : un contenu de civilisation ou de littérature peut prendre différentes formes allant des programmes de flux télévisuel, des programmes stockés dans des banques d’images, aux supports livres. Il est à remarquer que les supports informatiques comme les CD-Rom n’échappent pas au vieillissement que connaissent les supports enregistrés et commercialisés. Mais l’apparition du DVD laisse prévoir la possibilité pour l’utilisateur d’enregistrer des documents issus de diverses sources, et d’en composer de nouveaux. On ne peut nier ici l’impact de l’aspect économique dans le développement des pratiques éducatives.

Un autre point à souligner concerne les nouveaux usages sociaux que les outils informatiques développent : en effaçant les contraintes d’horaires, de rythme et de distance, ils modifient le comportement de chacun, ils bouleversent les habitudes de travail et d’apprentissage. L’ordinateur introduit de nouvelles valeurs comme la puissance de la mémoire, la rapidité d’exécution, l’ouverture sur des espaces et temps virtuels, la perte de distance physique qui semblent s’opposer à la lenteur de l’apprentissage et de la pensée. Si l’on peut dire que les outils multimédias façonnent les pratiques des usagers, ceux-ci les modifient aussi en retour. L’appropriation d’un média se mesure dans le temps, et il est encore tôt pour juger des nouveaux modes d’usages qui sont en train de se développer. Pour la télévision, on a pu voir par exemple que le mode de réception en direct n’était pas celui qui convenait le mieux à la situation d’apprentissage à cause de l’aspect éphémère de la diffusion. On constate pour les logiciels que, d’une part, la complexité de l’interface de certains programmes rebute l’usager, celui-ci cherche certes des outils performants mais aussi conviviaux. Il est par exemple possible pour les logiciels de langue de prévoir plusieurs langues d’interface, ce qui facilite le cheminement de l’usager apprenant. D’autre part, l’appropriation des contenus peut être facilitée par la diversité des modes d’accès aux informations, lorsque différents types de perception - auditif, visuel, kinesthésique - sont sollicités. Mais il semble que la part congrue réservée aux images dans les CD-Rom de langue n’apporte pas assez de nouveauté face aux capacités des outils.

Il faut remarquer, qu’après une période de développement de l’écrit - le texte écrit reste dans l’espace numérique la source d’information la plus importante -, la dimension orale évolue quantitativement et qualitativement. Les outils multimédia utilisent la reconnaissance vocale, les techniques de synthèse de la parole et reprennent les pratiques déjà anciennes des médias audio tout en affinant leurs fonctions. Cependant, l’attente est encore grande car on touche ici à la communication orale, une des clés de voûte de la langue. Les potentialités existent mais, comme le confirme Elisabeth Guimbretière599, le fossé entre le matériel expérimental et la réalité pédagogique reste important, car les concepteurs de CD-Rom ne tiennent que très peu compte des avancées théoriques des recherches en didactique, en phonétique, en psychologie cognitive et en neuropédagogie. Cela rejoint notre conclusion sur les images multimédias où le contraste est évident entre les images virtuelles de simulation et les séquences vidéo prétexte, ce qui ne fait que confirmer la tendance à utiliser pour l’apprentissage des matériels bruts, sans progression préconstruite. D’une manière générale, les environnements virtuels voient leur importance s’accroître dans un contexte d’apprentissage parce qu’ils présentent des avantages souvent négligés par les produits d’éditeur : le premier est d’accorder de l’importance à la dimension esthétique des images ; le deuxième est de donner une place centrale au destinataire du message. En effet, les images de simulation vidéo, et de plus en plus virtuelles, créent un environnement riche dans lequel s’immerge l’usager ; elles ont pour fonction d’éveiller le processus d’identification et de création et donc stimulent la motivation. Quant à la place laissée au destinataire, seuls les messages ouverts, qui offrent une diversité d’énoncés et de représentations, permettent à l’usager de s’impliquer dans un parcours de jeu et/ou d’apprentissage. Ainsi, de nombreux CD-Rom à base de simulations font appel à la découverte ou à l’expérience de l’apprenant, il peut y avoir co-élaboration du message, pluralité de sens, diversité des points de vue. Mais cela signifie d’une part que, derrière l’aspect ludique, s’instaure une relation avec le destinataire qui repose sur une élaboration interactive de la connaissance. Et d’autre part, que l’apprenant soit amené à développer sa culture d’apprentissage ; c’est là que l’intervention d’un médiateur est nécessaire : seul l’enseignant peut assurer la tâche de médiation du savoir.

On peut voir dès lors la fonction essentielle de l’enseignant dans un rôle de guide et de spécialiste de l’apprentissage, ce qui demande une formation préalable à l’autonomie ainsi qu’une connaissance de l’outil multimédia. Il semble qu’aujourd’hui les enseignements audiovisuels et multimédias proposés dans les formations initiales soient insuffisants. Peu de place est consacrée aux techniques dans la formation générale des enseignants. Pour l’enseignement de l’audiovisuel, on remarque qu’il est tantôt rattaché aux arts plastiques, tantôt au cinéma ou encore aux sciences de l’information et de la communication600. D’autres pays d’Europe, comme l’Allemagne et la Grande-Bretagne, ont su développer dans les cursus des futurs enseignants l’audiovisuel, les domaines des médias, de la communication au même titre que la pédagogie. Il est par exemple possible de regrouper l’étude d’une langue, de la littérature et du cinéma. En France, l’OAVUP de l’université de Poitiers fait exception en proposant depuis de nombreuses années une formation en langue et à l’audiovisuel601. C’est surtout au niveau de la formation spécialisée que l’on trouve des diplômes de type DESS qui proposent des cours sur l’usage des technologies éducatives et sur la communication audio-scripto-visuelle.

Comme cela a été montré tout au long de ce travail, l’utilisation de matériels multimédias ne dépend pas uniquement du bon vouloir de l’enseignant, mais aussi pour une large part de la volonté d’innovation de la structure d’enseignement. Ils soulèvent avec acuité la question de l’interpénétration des éléments humains et techniques, et cela confirme la nécessité d’une interdisciplinarité dans la formation. Nous pensons que les médias électroniques contiennent les germes de nouvelles relations entre enseignant, langue/culture et apprenant ; le fait de décentrer l’apprentissage de la seule relation enseignant-apprenant vers des relations apprenant-média-enseignant a pour but de valoriser le rôle de l’enseignant comme personne-ressource et comme conseiller de l’apprentissage, et non pas uniquement comme détenteur de la connaissance et évaluateur. Cela permet à l’apprenant de gagner en liberté et en autonomie et de profiter des ressources que lui offre son environnement sous forme de textes, d’images et de sons. L’outil multimédia facilite largement l’usage des images et on peut s’attendre à ce que les anciens médias (notamment le livre) soient contraints de s’adapter et renforcent également leur place. Cependant, on peut craindre que, sans une formation adaptée, les enseignants refusent tous les avantages de l’image que nous avons mis en avant, et que leurs préventions face à l’usage des TIC restent entières. En cela, ils oublient que la médiation humaine, dans son essence culturelle et communicative, peut être un contrepoids à la dimension virtuelle des informations, à l’absence de support matériel, fait assez perturbant pour la situation didactique. La question de l’usage de l’image en particulier et des TIC en général demande donc à être résolue simultanément à plusieurs niveaux : celui de l’institution, celui des enseignants et celui des apprenants.

Notes
587.

On peut se reporter aux écrits de Len Masterman, op. cit..

588.

Geneviève Jacquinot, “La télévision terminal cognitif”, Réseaux 74, nov-déc 95, p. 21. Et plus récemment, “La télévision, partenaire cognitif” in ELA 117, janvier-mars 2000, pp. 9-19.

589.

Dominique Wolton, Éloge du grand public Une théorie critique de la télévision, Flammarion, 1990, p. 214.

590.

Robert Galisson, “Problématique de l’éducation et de la communication interculturelles en milieu scolaire européen”, in Etudes de Linguistique Appliquée n°106, p. 149. Le numéro coordonné par Daniel Coste propose une réflexion sur la place de la culture et de la compétence interculturelle dans l’enseignement, et sur l’intégration de la dimension européenne dans l’apprentissage des langues.

591.

Bateson Georges et alii, La nouvelle communication, op. cit., p. 24.

592.

Carmen Compte constate à travers le projet “Télélangues” ainsi que des expériences avec des documents des télévisions américaine et française, allemande, anglaise, espagnole, italienne, portugaise et russe, l’utilisation des mêmes systèmes de signification par ces télévisions étrangères même si le style et le contenu traduisent des différences culturelles évidentes. in Les Cahiers du CIRCAV n°10, p. 245.

593.

Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit..

594.

En créant le premier DESS en FLE il y a une dizaine d’années, Louis Porcher y a intégré des domaines nouveaux tels l’édition et la presse. “Formation de formateurs en Français Langue Étrangère : Autonomies et technologies”, in Autonomie et apprentissage autodirigé, Conseil de l’Europe, Strasbourg, 1988, p. 135.

595.

Nous empruntons l’expression à Clara Ferrao Tavares qui développe les effets et les zones de proximité entre la compétence du journaliste et celle de l’enseignant. Ceux-ci “jouent des rôles identiques, notamment de conteur, ‘d’explicateur’, de médiateur, de gestionnaire de l’imprévisible, d’animateur, de metteur en scène...” in “Regards croisés sur la classe de langue et la télévision”, Etudes de Linguistique Appliquée n°117, jan. 2000, pp. 98-100.

596.

L’expression est empruntée à M. T. Vasseur dans “Dialogues, soliloques et projet d’apprenant”, in Langages 134, p. 100.

597.

On se heurte ici encore à une difficulté terminologique, car la télévision ou le téléphone désignent à la fois une technique, un objet et une pratique sociale. On pourra se reporter à l’ouvrage Où vont les autoroutes de l’information ? Sous la direction de Marc Guillaume, Descartes & Cie, Paris, 1997.

598.

Bernard Stiegler, La Technique et le Temps, T. 1, Galilée, coll. “La philosophie en effet”, Paris, 1996.

“Les nouvelles médiations du savoir”, in Dossiers de l’audiovisuel n° 75, INA, 1997, pp. 4-7.

599.

Elisabeth Guimbretière (dir.), “Enseigner ou suivre sa voix”, in Acquérir, enseigner, apprendre : la prosodie au coeur des débats, collection Dyalang, PUR, 2000.

600.

“L’enseignement du Cinéma et de l’Audiovisuel dans l’Europe des Douze”, Annuaire par M. Theye, Cinémaction Hors Série, 1994, pp. 141-163.

601.

François Marchessou présentait dans un article ancien du Français dans le Monde (n°158) le renouvellement qu’apportait le matériel vidéo à l’enseignement de la langue : “Vidéo et enseignement du français à l’université”. Depuis a été créé un diplôme de méthodologie audiovisuelle option FLE qui offre aux enseignants de français (surtout enseignant à l’étranger) une formation aux techniques de réalisation.