1.1.1.2. Arguments en faveur de la conception modulaire et contre arguments : vers une conception unitaire de la mémoire

L’hypothèse selon laquelle la mémoire est une collection de multiples systèmes qui interagissent repose sur des arguments expérimentaux et neuropsychologiques. Un des arguments le plus fréquemment évoqué en faveur de deux systèmes mnésiques différents pour une mémoire à court et à long-terme, est l’observation des effets de récence et de primauté dans une tâche de rappel libre d’une liste de mots. Dans le cas d’un rappel immédiat, les derniers mots de la liste ainsi que les premiers sont mieux rappelés que les mots du milieu de la liste. L’explication met en cause la contribution de la mémoire à court-terme dans l’effet de récence et celle de la mémoire à long-terme dans l’effet de primauté. En effet, il est supposé que la stratégie des sujets consiste à répéter mentalement les derniers mots de la liste avant de les restituer. Ainsi, ils maintiennent les derniers mots en mémoire à court-terme, ce qui facilite leur rappel. Les premiers mots de la liste ont bénéficié de plusieurs répétitions mentales, ce qui est censé permettre leur transfert en mémoire à long-terme. Stockés en mémoire permanente, ils sont donc aussi plus facilement rappelés. Par contre, les mots du milieu de la liste sont les moins bien restitués parce qu’ils ont été présentés depuis trop longtemps pour être encore en mémoire à court-terme et parce qu’ils n’ont pas pu être transférés en mémoire à long-terme, les capacités de traitement ayant été consacrées aux premiers mots. Des données neuropsychologiques ont aussi apporté des arguments en faveur de cette interprétation. Milner (1966) a décrit le cas du patient HM : celui-ci obtenait des performances normales dans des tâches impliquant la mémoire à court-terme, mais très détériorées dans des tests de mémoire à long-terme (la courbe de position sérielle de HM montrait un effet de récence mais pas d’effet de primauté). Cet argument est d’autant plus important que Warrington et Shallice (1969) ont mis en évidence une double dissociation avec l’observation du patient KF qui présentait un déficit symétrique : l’effet de récence semblait affecté chez ce patient, alors que l’effet de primauté était préservé.

Pourtant, les modèles de mémoire à systèmes multiples se heurtent à d’importantes critiques. Ce type de modèles considère la mémoire à court-terme comme un système indépendant de la mémoire à long-terme. Une notion fortement critiquable associée à cette conception modulaire est celle de transfert de l’information de la mémoire à court-terme à la mémoire à long-terme. Le processus de répétition mentale supposé intervenir à ce niveau est très coûteux, de plus toutes les informations stockées à court terme ne passent pas forcément en mémoire à long-terme, les processus de contrôle semblent déterminants dans le choix des informations transférées mais restent très flous. Ces modèles insistent sur la séquentialité des étapes du traitement de l’information. Or, il semble plutôt que les diverses informations qui nous parviennent soient souvent traitées en parallèle. De plus, les systèmes définis indépendamment correspondent-ils vraiment à des ensembles différents de processus ? En effet, les résultats expérimentaux sur les effets de récence et de primauté à l’appui des modèles de mémoire à systèmes multiples peuvent être réinterprétés. Par exemple, en introduisant une épreuve distractrice (e.g., compter à rebours) avant la présentation visuelle de chaque mot de la liste et avant le rappel, l’effet de récence devrait être supprimé, puisque l’on empêche ainsi la répétition mentale et donc, le maintien à court terme. Or, avec cette technique, Bjork et Whitten (1974), puis Baddeley et Hitch (1977) ont mis en évidence des effets de récence. Ces résultats vont à l’encontre d’une implication de la mémoire à court-terme dans l’effet de récence. Ainsi, les auteurs postulent que les effets de récence, comme les effets de primauté, reflètent des propriétés de la mémoire à long-terme, donc des processus similaires. Un autre résultat difficilement explicable dans le cadre de la théorie modulaire de la mémoire est qu’il existe une corrélation entre l’empan mnésique et la fréquence d’usage des mots : la quantité d’information en mémoire à court-terme augmente en fonction de la fréquence des informations à mémoriser (il est possible de retenir davantage de mots fréquents que de mots rares en mémoire à court-terme). Or la variable “fréquence lexicale” n’est pertinente qu’au niveau de la mémoire à long-terme.

Ces observations vont à l’encontre de l’idée selon laquelle les mémoires à court et à long-terme sont des systèmes indépendants et semblent montrer qu’il existe une relation beaucoup plus étroite entre les deux systèmes, ce qui conduit d’autres chercheurs à concevoir la mémoire à court-terme et la mémoire à long-terme comme un système unitaire.

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Figure 2 - Modèle de mémoire unitaire (adapté de Cowan, 1988).

Ainsi, plusieurs chercheurs (Cowan, 1988 ; Ericsson & Kintsch, 1995) développent l’idée selon laquelle la mémoire à court-terme est une “portion momentanément active de la mémoire à long-terme” (Figure 2).

Les dissociations précédemment décrites au sein du système de mémoire à long-terme (mémoire explicite/implicite ; mémoire sémantique/épisodique) suscitent également de nombreuses discussions. Le point de vue selon lequel les mémoires explicite et implicite, ainsi que les mémoires sémantique et épisodique, sont des systèmes indépendants provient d’arguments neuropsychologiques et plus précisément, de données issues de l’observation de patients amnésiques. Le syndrome amnésique se caractérise par un problème d’acquisition de nouvelles connaissances à long terme. Diverses expériences menées sur des patients présentant ce trouble ont montré que ceux-ci ont des performances comparables à celles de leurs sujets contrôles normaux dans des tâches permettant de déterminer leurs capacités implicites, telles que la poursuite de cibles, la lecture en miroir, la tour de Hanoï, les tests d’amorçage (Jacoby & Witherspoon, 1982 ; Schacter, 1987). Leur mémoire implicite est donc totalement préservée. Par contre, ces mêmes patients présentent des performances fortement altérées dans des tâches de mémoire explicite (e.g., rappel libre, reconnaissance), d’où la dissociation entre mémoire implicite et explicite. Plus précisément encore, les patients amnésiques semblent éprouver des difficultés au niveau des tests de la mémoire épisodique et pas au niveau des tests de la mémoire sémantique. En effet, dans des tâches de rappel libre, de rappel indicé ou de reconnaissance (impliquant la mémorisation de l’épisode d’encodage, d’informations datées), les amnésiques obtiennent des performances significativement inférieures à celles des sujets contrôles, alors que dans des tests tels que ceux de fluence verbale, de vocabulaire, de vérification de phrases (faisant référence aux connaissances générales et atemporelles), les sujets amnésiques ont des performances identiques à celles des sujets contrôles. Ainsi, un amnésique capable de reconnaître, de nommer et de définir l’objet “table”, mais incapable de se souvenir du petit déjeuner qu’il a pris à cette table le matin même, est un exemple d’observation pris comme une preuve de l’existence d’une mémoire épisodique, séparée d’une mémoire sémantique.

Cette conception doit cependant être reconsidérée si l’on tient compte de la distinction entre l’amnésie antérograde et l’amnésie rétrograde. La première est définie comme une incapacité à se souvenir d’événements survenus après (ou à partir de) l’accident ayant engendré la lésion cérébrale responsable de l’amnésie ; tandis que la seconde (beaucoup plus rare) est décrite comme une incapacité à se souvenir des événements survenus avant l’accident. Ainsi, dans l’exemple proposé ci-dessus, la mémoire sémantique du patient a été testée sur un objet qu’il connaissait avant son accident (“table”) ; tandis que sa mémoire épisodique personnelle (l’épisode du petit déjeuner) a été étudiée sur un événement survenu après l’accident. Puisque la plupart des amnésiques souffrent d’une amnésie antérograde, il est logique que la mémoire sémantique semble préservée alors que la mémoire épisodique est atteinte. Si l’on essayait de faire apprendre à un tel patient, le sens de nouveaux objets (i.e., imaginaire), il ne réussirait certainement pas à mémoriser la définition, mettant à jour une mémoire sémantique perturbée, au même titre que la mémoire épisodique. D’autre part, la conception modulaire de la mémoire à long-terme est aussi remise en question suite à de récents travaux sur la notion de conscience. Les partisans d’un système de mémoire unitaire rendent compte de la distinction explicite/implicite en faisant intervenir la notion de niveau d’activation et de conscience : la mémoire explicite nécessiterait une mobilisation supérieure (consciente) à celle requise pour mobiliser la mémoire implicite (Jacoby & Witherspoon, 1982). En outre, il est également plausible de penser que notre expérience personnelle est liée à l’élaboration des concepts, de telle sorte que la mémoire épisodique n’est pas une entité isolée de la mémoire sémantique.