1.1.2. Des modèles cognitivistes aux modèles connexionnistes

Une caractéristique essentielle des modèles présentés jusqu’à présent est qu’ils opèrent sur des entités symboliques, c’est-à-dire des entités de très haut niveau d’organisation telles que des mots, des phrases, des images, des concepts... (e.g., le modèle modulaire de Lieury, 1992). Ce choix est à l’origine d’une difficulté théorique importante. En effet, ces systèmes cognitifs impliquent une instance “supérieure” qui contrôle les traitements, décide des stratégies, répartit les ressources mentales, déplace l’orientation de l’attention, gère les conflits... Toutefois, la description de cet administrateur central est toujours vague et très imprécise. En fait, ces modèles, qu’il s’agisse de modèles à systèmes multiples ou à système unique, traduisent une description logique du fonctionnement cognitif, mais restent opaques quant à la description des traitements impliqués dans chaque module. Même si l’architecture logique est correcte, quels sont les mécanismes sous-jacents, comment et par quoi sont-ils engendrés ? Les modèles computo-symboliques (cognitivistes) ne prennent absolument pas en compte certains aspects physiques réellement observables dans le cerveau et certainement en cause dans les processus mnésiques : Changeux (1992) et Edelman (1992) postulent qu’une organisation spécifique de la matière sous-tend l’activité mnésique.

D’autre part, même si ces modèles fonctionnels ne sont pas créés pour correspondre à une réalité biologique (le découpage en sous-systèmes de mémoire n’est pas basé sur des distinctions anatomiques), la tentation est grande de rechercher des équivalents structuraux. A supposer que les systèmes mnésiques soient fonctionnellement différents, correspondent-ils à des structures neuronales différentes ? Gall (1835, cité dans Seron & Jeannerod, 1994) et les partisans de la phrénologie, postulaient que différentes aires cérébrales correspondaient à différentes facultés mentales (dont la mémoire) et que la forme des bosses du crâne reflétait la force relative de ces diverses facultés chez chaque individu. Bien que cette dernière extrapolation soit tout à fait inappropriée, l’idée d’une localisation cérébrale a survécu et représente toujours une part essentielle de la neuropsychologie moderne (Broca, 1861 ; Wernicke, 1874 cité dans Seron & Jeannerod, 1994). Des études portant sur les troubles engendrés par des lésions montrent effectivement qu’il existe des régions corticales prenant en charge certaines fonctions, toutefois, les performances de ces patients cérébrolésés ne déclinent jamais brusquement mais plutôt graduellement, en fonction du nombre de neurones atteints. Ainsi, ces fonctions (dont la fonction mnésique) sont plus certainement distribuées, c’est-à-dire prises en charge par de multiples structures. Un argument en faveur d’une conception distribuée de la mémoire est qu’il semble impossible d’attribuer chaque système séparé de mémoire à une structure cérébrale particulière. En effet, par exemple, la mémoire déclarative (explicite) est vraisemblablement contrôlée par un circuit impliquant le cortex médio-temporal et incluant l’hippocampe, l’amygdale, les aires diencéphaliques, le tronc cérébral et le cortex préfrontal (Butters, Delis & Lucas, 1995) ; la mémoire procédurale (implicite) implique apparemment le système corticostrié, qui comprend le striatum et ses projections au néocortex, les structures sous-corticales et les lobes frontaux (Butters, Delis & Lucas, 1995 ; Baddeley & Wilson, 1988). La fonction mnésique semble plutôt résulter de la coopération entre différentes structures cérébrales imbriquées et connectées.

D’un point de vue neurophysiologique, ce débat entre mémoire localisée et distribuée existe aussi, mais semble être résolu. Certains auteurs comme Barlow (1972) ont d’abord développé l’idée selon laquelle un unique neurone peut coder un concept, une idée, une image. Ainsi, l’unité de mémoire, dans le cerveau, est supposée être le neurone lui-même. Cette conception s’appuie sur l’observation d’enregistrements de cellules uniques révèlant des neurones qui répondent sélectivement par exemple, à la présentation d’un visage familier de face, mais pas de profil (et réciproquement), d’autres à certains traits (yeux, chevelure...), d’autres encore à la direction du regard. Toutefois, ce schéma possède l’inconvénient d’être sensible à la dégradation : chaque mort neuronale abolirait un concept. Hebb (1949) a proposé un autre modèle selon lequel ‘“une assemblée de cellules constitue l’instance la plus simple du processus représentatif”’. Ce modèle n’est pas incompatible avec le premier puisqu’il permet de rassembler des neurones spécialisés et surtout de les réemployer d’une représentation à l’autre. Ainsi, les possibilités de codage sont accrues et chaque représentation est plus résistante à la dégradation, puisque plusieurs neurones sont concernés pour coder une même représentation. Mais définir la connectivité d’une assemblée de neurones ne suffit pas, il faut aussi observer une cohérence d’activité entre les neurones qui composent l’assemblée, c’est-à-dire une synchronisation dans le temps des impulsions électriques neuronales (Payne, Lomber, Villa, & Bullier, 1996 ; Grossberg & Grunewald, 1997). L’unité mnésique est donc plutôt décrite comme une trace formée par une configuration distribuée de neurones agissant de concert.

Ces critiques et observations expliquent le succès grandissant des modèles connexionnistes. Ceux-ci se réfèrent à une métaphore cérébrale pour décrire le fonctionnement cognitif. Ils se basent sur des propriétés très élémentaires du système nerveux (e.g., la transmission de l’influx nerveux au niveau des synapses) et sur l’architecture du système nerveux, celui-ci étant constitué de nombreux neurones (environ 1011) et d’une très forte densité des connexions entre neurones (environ 105 connexions pour chaque neurone). Les neurones dont il est question dans les modèles connexionnistes sont des neurones formels, c’est-à-dire des unités neuromimétiques qui simulent en partie le fonctionnement d’un neurone biologique en adoptant quelques unes de ses lois de fonctionnement (e.g., loi du tout ou rien, notion de seuil d’activation...) mais qui restent des unités beaucoup plus simples que les neurones biologiques. La plupart de ces modèles sont de type réseaux de neurones (modèles connexionnistes au sens strict), mais pas seulement (modèles néo-connexionnistes). D’après ces modèles, la mémoire est un système unitaire et distribué sur plusieurs structures cérébrales. Les représentations ne sont plus stockées à part dans différents systèmes et n’impliquent plus des processus de traitement différents, mais sont supposées émerger de l’architecture neuronale.

En dépit des diverses recherches réalisées sur la mémoire, de nombreuses divergences existent encore dans la littérature, notamment à propos de la nature même des connaissances conservées en mémoire à long-terme. Une question essentielle est au centre des débats : il s’agit de savoir si la mémoire contient des connaissances générales, acontextualisées (e.g., des concepts, des traits, des prototypes) ou au contraire, des connaissances contextualisées, spécifiques aux épisodes de traitement dans lesquels elles ont été construites (e.g., des exemplaires, des traces).

La théorie d’une mémoire à systèmes multiples (e.g., Tulving, 1985a ; Tulving & Schacter, 1990) adopte l’idée selon laquelle l’existence de ces deux types de connaissances implique qu’il existe aussi deux façons différentes de les conserver en mémoire, c’est-à-dire deux systèmes de stockage séparés. Ces modèles supposent que se sont surtout les connaissances générales (abstraites) qui nous permettent d’organiser notre environnement et s’intéressent donc essentiellement à ce type de connaissances. Ces modèles ont tout de même leur propre conception quant au format de l’information encodée. Les plus connus sont décrits dans la deuxième section de la première partie de ce chapitre (1.2). Cette conception d’une mémoire à systèmes multiples est la théorie dominante dans les études sur la mémoire, ses propriétés, son fonctionnement, son organisation. Elle est en effet la plus particulièrement enseignée et la mieux représentée dans la plupart des manuels actuellement disponibles, ceux-ci développant faiblement les théories alternatives. Pourtant, une autre théorie des représentations existe (voir Rousset, 2000).

Cette autre théorie suppose que la mémoire est entièrement épisodique, c’est-à-dire que les différents aspects de la mémoire proviennent du traitement et d’une re-création de situations vécues antérieurement. Cette conception épisodique, reconnaît l’importance des représentations abstraites, mais ne conçoit pas que ces connaissances et les connaissances plus spécifiques et personnelles soient traitées et conservées en mémoire de façon différente. La conception épisodique postule que la mémoire encode le détail de chacun des événements auxquels nous sommes confrontés et que c’est tout ce que la mémoire contient. Autrement dit, l’hypothèse est que la mémoire préserve des informations à propos d’expériences de traitement spécifiques, sans calculer en plus un résumé abstrait (e.g., un prototype) des diverses expériences similaires (e.g., des exemplaires). De ce fait, il est supposé qu’une représentation abstraite est un phénomène émergeant, qui survient de l’encodage de plusieurs événements spécifiques. La distinction entre les connaissances générales et particulières ne reflète pas une dichotomie de systèmes, abstrayant des connaissances générales à partir des connaissances particulières et les stockant séparément. La distinction entre ces deux formes de connaissances repose plutôt sur la sélectivité avec laquelle des expériences antérieures sont indicées dans des contextes particuliers. Plusieurs modèles adoptant ce point de vue sont présentés dans la troisième section de cette première partie (1.3). Leurs idées de base reposent sur celles globalement décrites ici, mais diffèrent tout de même quant à la conception d’unité mnésique (e.g., exemplaires ou traces localisées et séparées, trace distribuée et composite).

Les deux parties suivantes de ce chapitre ont donc pour objectif de décrire comment différents modèles de mémoire envisagent l’unité mnésique. Nous verrons que définir le format sous lequel l’information est conservée en mémoire n’est pas sans conséquence sur les processus de mise en mémoire, la modification des connaissances en mémoire et les modes d’accès aux informations mémorisées. En d’autres termes, il s’agit de présenter plusieurs modèles par rapport à la notion d’unité mnésique et par rapport à l’impact de cette représentation de l’information sur le fonctionnement mnésique. Qu’est-ce qui est activé en mémoire au cours du traitement d’une information : une représentation de l’information traitée elle-même ? Certains traits de cette représentation ? Comment cette représentation est-elle organisée en mémoire, sous quelle forme ? Comment se construit-elle, comment évolue t-elle ? Comment peut-elle être récupérée ? Autant de questions auxquelles les modèles suivants apportent quelques éléments de réponse.