1.3.1.3. Estes (1984, 1986, 1991, 1997)

Le modèle contextuel élaboré par Medin et Schaffer en 1978 et généralisé par Nosofsky (1984, 1986, 1988, 1991) a également  été repris par Estes. Selon Estes (1986a, 1991), la base de toute activité mentale repose sur une mémoire dans laquelle des représentations d’expériences vécues sont encodées et conservées. Estes reconnaît que la nature de ces représentations est difficile à déterminer, mais soutient l’idée selon laquelle les représentations sont encodées sous forme d’attributs d’objets ou événements. Estes propose donc une architecture cognitive qui envisage la mémoire comme une matrice de vecteurs (an array of vectors), chaque vecteur constituant une liste d’attributs de certains objets ou événements. Les attributs peuvent prendre des valeurs quantitatives, continues (e.g., lorsqu’il s’agit de coder des attributs comme la longueur d’un objet) ou des traits qualitatifs codés sous forme binaire (e.g., comme étant absents ou présents dans l’objet). Ce codage est supposé être réalisé par des unités d’un système de traitement sensoriel (détecteurs de traits). Lorsqu’un stimulus est perçu, une représentation de ce stimulus est stockée sous forme de traits dans une matrice mnésique. Le stockage de la représentation est supposée être probabiliste 3 (plutôt que déterministe), avec un paramètre p représentant la probabilité pour que le stimulus présenté soit effectivement représenté en mémoire.

Dans le cadre théorique des modèles de mémoire matricielle, il est supposé que les attributs sont indépendants, mais de nouveaux traits ou attributs peuvent être formés et impliquer des relations entre traits. Pour Estes, ces “traits relationnels” sont encodés et traités de la même façon que les traits indépendants.

Comment les stimuli sont-ils traités au moment de l’accès en mémoire ? Selon Estes (1994), différents modes de traitement peuvent être associés à différentes étapes. A l’étape initiale de l’apprentissage, les représentations d’exemplaires perçus sont stockées dans un vecteur chronologique (i.e., un vecteur chronologiquement ordonné) et les items correspondants peuvent être retrouvés par un processus de recherche séquentielle. Au fur et à mesure de l’apprentissage, le nombre d’items stockés augmente et l’ordre des informations est peu à peu perdu. La mémoire “accumulée” est alors mieux représentée par un vecteur canonique, contenant seulement des informations sur les traits des exemplaires. L’utilisation de deux termes différents (vecteurs chronologiques et vecteurs canoniques) n’implique pas pour autant qu’il existe différents types de vecteurs. Estes fait l’hypothèse d’un unique vecteur mnésique, d’abord chronologique et devenant canonique avec le temps.

Estes suppose aussi que l’accès en mémoire se fait par similarité : la représentation du stimulus perçu “résonne” avec des représentations stockées, ce qui active des vecteurs de la matrice mnésique selon la similarité entre les représentations correspondant à l’objet perçu et les représentations stockées. La conceptualisation et la mesure de la similarité de Estes dérive des travaux de Medin et Schaffer (1978). La similarité entre deux objets ou événements est mesurable en termes de proportion d’éléments communs. Mais Estes ne prend pas seulement en compte les valeurs de similarité d’un appariement (lorsqu’un trait donné appartient ou pas aux deux exemplaires), il considère aussi les valeurs de similarité d’un non-appariement (lorsque le trait n’appartient qu’à un seul des exemplaires comparés), ceci sur chaque attribut. La similarité d’un item test, présenté et encodé avec les valeurs a2, b2, c2 de ses trois attributs, à la représentation encodée en mémoire avec les valeurs a1, b1, c1 est obtenue par une comparaison trait par trait (i.e., entre a2 et a1, b2 et b1, c2 et c1) impliquant un procédé de calcul connu sous le nom de règle produit. Le calcul est légèrement différent selon la nature des attributs. Estes (1994, 1997) distingue deux cas principaux selon que les attributs prennent des valeurs binaires ou continues. Si les attributs de l’exemple prennent des valeurs binaires, alors le calcul de similarité est le même que celui proposé par Medin et Schaffer (1978) : les similarités sont comparées sur chaque trait et la similarité globale entre le stimulus test i et la représentation stockée j est le produit de ces similarités. Si les attributs prennent des valeurs continues, alors les similarités sur chaque trait sont calculées par l’intermédiaire d’une fonction exponentielle (comme le propose Nosofsky, 1991) et la similarité globale  est donnée par le produit des similarités sur chaque trait.

Comme dans les deux modèles présentés précédemment, la récupération en mémoire se fait par comparaisons parallèles entre le stimulus en cours de traitement et le vecteur mnésique ou plus précisément, par un calcul de similarité globale d’un item test à l’ensemble du vecteur mnésique. Le taux des similarités sommées détermine la probabilité de catégorisation selon une expression de la même forme que celle de Medin et Schaffer (1978) et Nosofsky (1988, 1991, 1997).

Il est donc supposé que lorsque l’on perçoit un stimulus, une représentation est encodée dans une mémoire matricielle, sous forme de valeurs codant les traits (attributs) du stimulus. Dans un test de reconnaissance, la similarité du stimulus test à chaque représentation du stimulus stockée en mémoire est calculée, et ces similarités sont sommées pour conduire à la similarité totale du stimulus test au vecteur mnésique. La reconnaissance dépend du taux de cette similarité totale avec un niveau de base. Le rappel dépend du même type de calcul sur la similarité, mais Estes (1997) postule que le rappel nécessite quelque chose en plus. Il développe cette idée dans sa théorie de la double-trace. La mémoire d’une expérience d’apprentissage est “gravée” dans une représentation qui inclut deux composantes : une trace propre au stimulus (stimulus trace) constituant un enregistrement des objets ou événements perçus dans la situation d’apprentissage et codant les attributs perceptuels ; et une trace propre à la réponse ou à la réaction (reaction trace) constituant un enregistrement similaire des réactions de l’individu par rapport à cet objet ou événement. Pour Estes, la trace propre aux stimuli est à la base de la reconnaissance, mais est insuffisante pour permettre un rappel correct, mieux médiatisé par les traces propres à la réponse. Celles-ci peuvent être de types assez différents : elles peuvent provenir de réactions émotionnelles ou d’autres réactions corporelles plus générales. De plus, le modèle postule qu’une nouvelle trace peut être générée par une nouvelle expérience dans la mesure où l’événement original est rétabli en partie, c’est-à-dire avec des changements au niveau de certains attributs perceptuels. En un sens plus large, la mémoire d’un événement peut être modifiée par un dernier épisode dans lequel de nouvelles traces propres aux réactions sont stockées avec des attributs du contexte d’origine.

Conclusion

L’idée de Rosch (1973) selon laquelle un membre d’une catégorie est jugé typique en fonction du nombre de traits qu’il partage avec les autres membres de sa catégorie a ouvert la voie aux modèles contextuels ou épisodiques. Les modèles épisodiques de Medin et Schaffer (1978), Nosofsky (1984, 1986, 1988, 1991) et Estes (1986, 1991, 1994, 1997) postulent que la mémoire contient des exemplaires uniques, composés d’un nombre variable de traits, et stockés séparément. Dans le modèle de Nosofsky, chaque exemplaire est représenté par un unique point dans un espace multidimensionnel et une différence importante par rapport au modèle de Medin et Schaffer est que les exemplaires, pour Nosofsky, sont constitués de composantes plus intégrées. Ainsi, chaque exemplaire est représenté comme un tout unitaire, difficilement analysable par parties. Estes développe une théorie dans laquelle les traces mnésiques sont stockées dans une mémoire décrite sous forme de matrice composée de vecteurs, ou listes de valeurs d’attributs. Les traces mnésiques sont de deux types distincts : les traces propres aux objets ou événements, contenant les valeurs des attributs perceptifs (ou traits), sur lesquelles reposent les performances de reconnaissance ; et les traces propres aux réactions, contenant les valeurs des attributs des réactions provoquées par l’objet ou événement en question et constituant la base du rappel. Ces trois conceptions de l’unité mnésique en tant qu’exemplaires proposent que le processus de récupération d’un exemplaire  parmi d’autres est basé sur la similarité entre l’exemplaire test et les exemplaires stockés, cette similarité dérivant d’une combinaison interactive (multiplicative) des traits indépendants qui composent les stimuli. Ce genre de modèles est plus proche des modèles à traces (développés ci-dessous) que ne le sont les modèles basés sur la notion de concept. Une des différences essentielles est la règle produit du calcul de similarité et le fait que ce qui est récupéré en mémoire consiste en la représentation en mémoire d’un exemplaire spécifique.

Notes
3.

Les modèles probabilistes ou statistiques s’opposent aux modèles classiques, taxonomiques dans lesquelles les membres d’une catégorie sont définis par un ensemble de traits critiques ou par un ensemble de valeurs d’attributs. Dans les modèles probabilistes, les structures des catégories sont définies en termes de distributions de probabilités sur des descriptions de traits. Il existe une relation statistique entre les traits et les catégories selon laquelle la possession de certains traits ou d’une combinaison de traits fait que l’exemplaire est plus susceptible d’appartenir à une catégorie qu’à une autre (Estes, 1986a).