1.5. Réflexions

Le but n’est pas de définir de façon exhaustive un autre modèle de mémoire (un de plus !). Il s’agit simplement d’exposer maintenant quels aspects des modèles présentés jusqu’ici nous semblent les mieux appropriés pour une théorie plausible de la mémoire.

Nous défendons l’idée d’une mémoire à long-terme composée d’une accumulation de traces mnésiques épisodiques, multidimensionnelles et distribuées.

Une trace est sans doute épisodique, car nos connaissances en mémoire sont en perpétuelle évolution, s’enrichissent ou se dégradent, se modifient par accumulation d’expériences avec l’environnement. Ainsi, lors de chaque expérience ou épisode de traitement, la nature des informations prises en compte et la nature des traitements réalisés sur ces informations doivent être inscrites dans la trace.

Une trace est aussi multidimensionnelle car elle doit refléter les diverses dimensions des connaissances et des informations traitées. Une dimension représente une propriété (ou composante ou trait) d’une ou plusieurs connaissances (e.g., propriétés perceptives, lexicales,  sémantiques, émotionnelles...). Déterminer quelles propriétés sont prises en compte et comment elles sont codées dans une trace nous semble être des aspects importants à approfondir. Certains modèles “à traces” postulent que les traits, dimensions ou propriétés d’une trace sont indépendants et que les traces sont aussi indépendantes entre elles (e.g., Estes, 1986 ; Hintzman, 1986 ; Medin & Schaffer, 1978 ; Nosofsky, 1988). A l’opposé de cette conception, nous pensons que les traces ne sont pas complètement indépendantes, de même que les dimensions qui les composent (voir, Whittlesea, 1987 ; McClelland & Rumelhart, 1986). En effet, il existe vraisemblablement au moins deux types de dimensions pertinentes : (1) les dimensions perceptives (ou sensorielles) sont des propriétés très élémentaires : (e.g., contours, orientations, couleurs, textures, fréquences spatiales...) et sont utilisées pour identifier ultérieurement les informations, manipuler et utiliser les objets dans toutes sortes d’activités ; (2) les dimensions non perceptives sont en rapport avec l’utilisation des objets, avec leur rôle, leur fonction, leur valeur affective, leurs propriétés verbales, etc. Quelles qu’elles soient, ces dimensions non perceptives permettent de caractériser les connaissances qui parviennent au niveau de notre conscience, que nous reconstruisons lorsque nous en avons besoin et qui de ce fait, résultent certainement d’associations de traits plus élémentaires. Ainsi, les dimensions d’une trace ne seraient pas indépendantes les unes des autres et l’intégration de différentes dimensions élémentaires au sein de la trace n’est pas sans conséquence quant à la nature globale de la trace, c’est-à-dire quant à sa teneur informationnelle. Les processus attentionnels jouent probablement un rôle important dans cette intégration (Whittlesea, 1987 ; Logan, 1988, 1990 ; Treisman & Gelade, 1980), aussi bien à l’encodage qu’à la récupération.

En outre, il nous semble qu’une trace mnésique est forcément distribuée (Murdock, 1982 ; McClelland & Rumelhart, 1986). Il paraît difficile d’en douter, du moins au niveau neuronal : un neurone ne code rien à lui seul, le support de la mémoire est donc vraisemblablement constitué par de nombreux réseaux de neurones. De plus, la mémoire doit être distribuée en raison de la multidimensionnalité des traces. Puisque l’on sait que des zones cérébrales différentes traitent les diverses dimensions ou propriétés des stimuli (dimensions pouvant constituer la trace), une trace doit mettre en relation différentes parties du cerveau (voir par exemple, Martin, Haxby, Lalonde, Wiggs, & Ungerleider, 1995 ; Martin, Wiggs, Ungerleider, & Haxby, 1996 ; van Essen, Anderson, & Felleman, 1992).

Plus précisément, pour rendre compte du caractère épisodique, multidimensionnel et distribué d’une trace, nous proposons (Versace, 2000) que plusieurs modules codent différentes dimensions de l’information traitée. Soulignons qu’il ne s’agit pas, dans cette ébauche de modèle, de “modules de traitement” (au sens de Fodor, 1986, ou au sens des modèles cognitivistes présentés au paragraphe 1.1.1), mais de “modules représentationnels” ou de “structures de codage”. Nous faisons l’hypothèse que ces structures possèdent une architecture interne de type réseau de neurones et qu’elles sont séparées mais fortement interconnectées. Pour Versace (2000), les dimensions codées dans la trace sont essentiellement des dimensions perceptives (e.g., forme, orientation, couleur...), motrices et émotionnelles. Les représentations de niveau sémantique ne sont pas des dimensions à part entière, mais résultent de l’activation des multiples autres dimensions.

Dans un tel système, une trace correspond à une configuration d’états au sein de ces modules. Les connaissances susceptibles d’émerger de cette architecture sont supposées résulter à la fois d’une configuration spatiale d’états d’activation et d’une succession d’états d’activation. L’aspect temporel est primordial. Avec le temps, des activations élémentaires de dimensions isolées vont progressivement se transformer en configurations d’activation (intégration des dimensions élémentaires). Les traces ne sont plus indépendantes puisqu’elles sont distribuées sur un ensemble de modules et que différentes traces peuvent partager certains modules. De même, les dimensions qui composent une trace ne sont pas nécessairement indépendantes, c’est-à-dire simplement juxtaposées. L’indépendance des dimensions au sein d’une trace pourrait dépendre du poids des connexions (variable) entre les différents modules, c’est-à-dire notamment de la répartition de l’attention sur chacune des dimensions de l’information ou sur l’information dans son ensemble. Autrement dit, la composition des traces, c’est-à-dire le poids de chaque dimension au sein d’une trace, doit dépendre de la nature des informations présentes au moment du traitement et de la nature des traitements impliqués (ceux-ci pouvant porter sur différentes dimensions de l’information traitée, ou sur l’information globale). En effet, nous postulons que deux types de processus peuvent intervenir dans la constitution d’une trace : les processus impliqués dans les traitements automatiques de l’information et ceux impliqués dans les traitements attentionnels. Dans une telle perspective, toute situation de traitement de l’information se traduirait par une activation de traces mnésiques préexistantes et éventuellement par une construction de nouvelles traces (ou par une modification de traces préexistantes).

L’objet de cette thèse est d’apporter des arguments en faveur de cette conception de la mémoire. Nous nous sommes plus particulièrement intéressés aux points suivants :

Nos recherches tentent de répondre à ces questions à travers l’utilisation du paradigme d’amorçage  et des effets de fréquence sur l’amorçage.  Le Chapitre 2 permet de justifier le choix de ces outils. Les Chapitres 3, 4 et 5 apportent plus spécifiquement des réponses aux questions posées par rapport à un matériel verbal d’une part (Chapitres 3 et 4) et non verbal d’autre part (Chapitre 5).