Construction de traces spécifiques

Plutôt que d’insister sur la concordance des processus, d’autres accentuent davantage l’aspect de cette approche selon lequel l’amorçage de répétition provient de la récupération, pendant le traitement de la cible, de traces mnésiques construites lors du traitement de l’amorce. Ce point de vue est en accord avec les principes généraux des modèles basés sur la notion d’exemplaires (Estes, 1997 ; Medin & Schaffer, 1978) ou de traces multiples séparées (Hintzman, 1986 ; Logan, 1988). En effet, selon la théorie de l’automaticité de Logan (1988), un stimulus cible provoque la récupération d’épisodes passés contenant ce stimulus. De tels épisodes contiennent des informations à propos du stimulus traité, mais aussi des réponses antérieures faites à propos de ce stimulus. A noter que Estes (1997) développe une conception similaire dans sa théorie de la double-trace (stimulus trace et reaction trace). Pour Logan, si la réponse retrouvée est appropriée à la tâche, la réponse est exécutée rapidement. Puisque, selon sa théorie, la performance réalisée sur une tâche crée une mémoire épisodique des stimuli et des réponses spécifiques associées, et que les épisodes s’accumulent en mémoire, la probabilité de retrouver un épisode pertinent à l’essai en cours augmente. Neill, Valdes, Terry, et Gorfein (1992) expliquent les effets d’amorçage négatifs en proposant aussi qu’une trace construite au cours du traitement de l’amorce est réutilisée au moment du traitement de la cible, et supposent que la performance des sujets dépend du degré de recouvrement entre la trace construite et la cible.

Ratcliff et McKoon (1988) ont développé une théorie épisodique spécialement appliquée au phénomène d’amorçage. Leur modèle de construction d’un indice composé de récupération (the compound-cue retrieval model) est intéressant pour notre propos parce qu’il tente de préciser le mécanisme de construction et parce que les auteurs ont introduit leur explication concernant l’amorçage dans les modèles de mémoire de Hintzman (1986) et de Murdock (1982), modèles que nous avons décrits au premier chapitre.

Ratcliff et McKoon (1988) adoptent l’idée selon laquelle la mémoire à long-terme est composée de traces mnésiques individuelles auxquelles il est possible d’accéder par l’intermédiaire d’un indice de récupération construit en mémoire à court-terme lors de l’encodage. Cet indice est composé de l’item test sur lequel doit être réalisée la tâche, ainsi que de l’information relative au contexte dans lequel cet item test est apparu (information constituée des quelques items précédant l’item test). En explorant la totalité de la mémoire à long-terme, l’indice provoque l’activation des informations associées aux items qui le constituent. Ainsi pour ce modèle, comme pour d’autres modèles à traces présentés au Chapitre 1, la caractéristique fondamentale ne réside pas dans la nature des informations activées par l’indice, mais dans la quantité totale d’activation que celui-ci provoque dans l’ensemble de la mémoire. Ratcliff et McKoon (1988) parlent de “valeur de familiarité”. Cette valeur de familiarité est fonction de l’existence, en mémoire à long-terme, d’une association entre les items entrant dans la composition de l’indice. Si les items A et B de l’indice ne sont pas associés en mémoire à long-terme, alors l’information A active sa propre trace mnésique ainsi que les traces qui lui sont associées. L’addition de ces activations partielles fournit le degré d’activation provoqué par l’item A. De la même manière une estimation du degré d’activation provoqué par l’item B est obtenue. La valeur de familiarité est la somme des deux degrés d’activation engendrés par chacun des items de l’indice. Si les items A et B de l’indice sont associés en mémoire à long-terme, chaque item active comme précédemment sa propre trace mnésique et les traces qui lui sont associées, mais l’association des deux items ajoute une source supplémentaire d’activation correspondant au produit de l’activation individuelle des deux items. Cette composante non linéaire du processus de récupération (provenant de la multiplication des forces des deux items associés) est essentielle car elle permet aux auteurs d’implémenter leur conception de l’amorçage dans les modèles de mémoire. De ce fait, la valeur de familiarité est plus élevée quand les deux items de l’indice sont associés en mémoire à long-terme (Ratcliff et McKoon utilisent le terme d’“indice composé” -compound cue-) que lorsqu’ils ne le sont pas. En effet, une simple addition ne produirait pas d’avantage pour les indices associés en mémoire par rapport à ceux qui ne sont pas associés. La valeur de familiarité permet donc de prédire les temps et la précision des réponses. De façon générale,  plus cette valeur est extrême (très faible ou très élevée), plus la réponse est rapide et précise.

Dans le cas particulier du phénomène d’amorçage, l’indice est constitué de l’item test (la cible) et des items qui l’ont précédés (dont l’amorce). Par exemple, dans le cas où “beurre” est précédé de “herbe”, l’indice est constitué des deux mots non associés herbe-beurre. Chacun des deux mots active en mémoire à long-terme les traces mnésiques qui lui sont associées et une valeur globale d’activation est obtenue en additionnant les deux quantités d’activation provoquées par l’un et l’autre des deux items de l’indice. Dans le cas où “beurre” est précédé de “pain”, l’indice est formé du couple de mots associés sémantiquement pain-beurre. Comme dans le cas précédent, chacun des deux mots active les traces mnésiques qui lui sont associées. Cependant, les deux items étant eux-mêmes reliés sémantiquement, une source supplémentaire d’activation est ajoutée, celle provenant du produit des valeurs d’activation engendrées par chacun des deux items. Par conséquent, la valeur de familiarité produite par l’indice pain-beurre est suffisamment élevée pour que la décision lexicale à propos de “beurre” soit rapide tandis que la valeur de familiarité produite par l’indice herbe-beurre est plus faible et la décision lexicale à propos de “beurre” plus lente. Ratcliff et McKoon (1988) se sont principalement intéressés aux effets d’amorçage associatifs (sémantiques), mais il est possible d’appliquer ce même principe aux effets d’amorçage de répétition : la valeur de familiarité produite par un indice constitué de deux items identiques est plus élevée que celle produite par l’indice d’une condition neutre, d’où un amorçage de répétition.

Dans le cadre de cette théorie, l’effet d’amorçage n’est donc pas un effet de la représentation de l’amorce sur la représentation de la cible comme c’est le cas dans les modèles d’activation. Il s’agit plutôt d’un effet dans lequel l’amorce est combinée avec la cible pour former un indice composé. Ainsi, l’amorce contribue à augmenter la valeur de familiarité de l’indice, laquelle détermine le temps et la précision de la réponse sur la cible.

Ratcliff et McKoon (1988) montrent que l’essence de leur théorie de l’amorçage (i.e., la construction d’un indice composé de récupération à travers l’interaction amorce/cible) peut être mise en oeuvre dans certains modèles de mémoire.

Implémentation dans le modèle de Hintzman (1986) - Le modèle de Ratcliff et McKoon (1988) et le modèle MINERVA 2 de Hintzman (1986) supposent tous les deux que chaque item, ainsi que chaque présentation d’un item, est stocké séparément en mémoire et que les informations sont combinées parmi les items au moment de la récupération pour produire une unique valeur (respectivement, “familiarité” ou “intensité de l’écho”) à partir de laquelle une décision de reconnaissance oui/non peut être faite. Les deux théories considérées diffèrent toutefois sur un point important. Lors d’une recherche en mémoire, la similarité entre l’item en cours de traitement et sa représentation en mémoire est évaluée selon une règle multiplicative dans le modèle de Ratcliff et McKoon (1988) et selon une règle additive dans MINERVA 2. Mais dans ce dernier, le degré avec lequel une trace est activée par un indice est élevé au cube (avant d’être ajouté aux autres degrés d’activation d’autres traces pour calculer l’intensité de l’écho), ce qui introduit la non linéarité nécessaire au modèle. Ainsi, malgré leurs différences, les bases de la théorie d’un indice composé de récupération peuvent être développées dans le cadre du modèle de Hintzman.

Le modèle de Hintzman suppose que lorsque deux items sont associés par paires (e.g., “pain/beurre”), ils sont représentés dans un unique vecteur : le premier item de la paire, dans la première partie du vecteur et le second item, dans la seconde partie du vecteur. Au moment de la récupération, le vecteur test est confronté à chaque trace ou vecteur mnésique et la valeur globale issue de cette confrontation (i.e., la similarité) sert de base à la récupération. En effet, la valeur de similarité est élevée au cube (ce qui correspond au calcul de l’activation d’une trace) et sommée sur tous les items en mémoire pour donner l’intensité de l’écho. Si l’amorce et la cible sont codées dans le même vecteur mnésique (c’est le cas si et seulement si les items amorce et cible sont associés ou identiques), la similarité sera importante, et le fait de l’élever à la puissance 3 augmentera encore la valeur de l’intensité de l’écho. Si l’amorce et la cible ne font pas partie du même vecteur mnésique, alors la similarité et l’intensité de l’écho seront plus faibles. Ainsi, la transformation non linéaire conduit à des valeurs d’intensité de l’écho plus importantes quand les items sont associés (ou identiques), et donc produit des effets d’amorçage.

Implémentation dans le modèle de Murdock (1982) - Le modèle TODAM de Murdock (1982) contraste avec celui de Ratcliff et McKoon (1988) dans le sens où les informations sur un item sont distribuées sur un système de mémoire commun, plutôt que localisées. La mémoire est représentée par le vecteur M ; les items, par les vecteurs A, B, C... L et les associations par les convolutions entre deux items associés A*B, B*C... K*L. Le vecteur M ne contient aucune représentation des items individuels, il s’agit seulement d’une unique trace composite dans laquelle tout a été ajouté : lorsque des items associés A-B sont présentés, l’amorce A et la cible B sont encodées en tant que somme de A, B et A*B (A*B est la forme de non linéarité de ce modèle). Ainsi, la trace mnésique contient les vecteurs individuels A et B et la convolution A*B. Au moment de la récupération, l’item test, c’est-à-dire l’indice composé, est le vecteur somme de la cible, de l’amorce et de l’association amorce-cible (A + B + A*B).

La récupération est réalisée par une opération de corrélation (un produit vectoriel) entre l’item test et le vecteur mnésique M. L’appariement entre l’item test et le vecteur mémoire M conduit à une valeur de similarité (familiarité, force) plus importante si l’amorce et la cible sont associées en mémoire, c’est-à-dire si la convolution A*B de l’amorce et de la cible a été encodée au préalable. Ainsi, comme les modèles précédents, celui-ci explique la force accrue des amorces et des cibles associées en mémoire en utilisant un composant associatif supplémentaire (la convolution de deux items associés) :

(A + B + A*B) M = 3 car A, B et A*B sont contenus dans le vecteur M, alors que (A + C + A*C) M = 2 car A*C n’appartient pas au vecteur M. Notons que TODAM considère que tous les éléments de l’indice composé, les items et les associations entre items, sont pondérés de façon équivalente. Ainsi, TODAM prédit des effets d’amorçage  si les items sont directement associés ou identiques.

Conclusion

Pour résumer, que ce soit par une variation du niveau du seuil d’activation des représentations mnésiques (Morton, 1969) ou par une variation du niveau résiduel d’activation (Masson, 1995 ; McClelland & Rumelhart, 1981), ces modèles, basés sur un principe d’activation, reposent sur le postulat selon lequel une amorce contribue à augmenter temporairement l’accessibilité à une représentation qui lui est associée en mémoire, cette représentation mnésique pouvant être conçue, selon le modèle, comme préexistante (Collins et al., 1969 ; 1975 ; McClelland & Rumelhart, 1981 ; Morton, 1969) ou émergeante (Masson, 1995). Si la cible fait partie des associés, elle est pré-activée (i.e., son accessibilité est augmentée) et la tâche effectuée sur cet item est réalisée plus rapidement que lorsque la cible n’est pas un associé de l’amorce. Donc, selon la théorie générale d’activation, le traitement d’une amorce ne peut faciliter le traitement d’une cible présentée ultérieurement que si les deux concepts sont associés en mémoire à long-terme et à plus forte raison, lorsque les deux concepts sont identiques.

A l’opposé, les modèles épisodiques supposent qu’une amorce n’a aucun effet direct sur ses associés en mémoire à long-terme. Une amorce facilite le traitement d’une cible si et seulement si les processus engagés lors du traitement de l’amorce sont appliqués au traitement de la cible ou si le traitement de l’amorce engendre la construction d’une trace pouvant être réactivée et réutilisée lors du traitement de la cible. Quelle que soit sa nature (un mot lié à la cible, ou neutre, ou un pseudomot) l’amorce fait partie de la trace, et la nature de l’amorce détermine l’ampleur des éventuels effets d’amorçage.

La limite la plus importante des modèles épisodiques de construction d’une trace concerne le manque de précision sur la constitution de cette trace. Cependant, cette restriction à l’encontre des modèles épisodiques s’applique aussi aux modèles d’activation qui proposent des mécanismes permettant d’accéder aux informations stockées au préalable en mémoire, mais qui n’indiquent en rien comment ces informations “déjà” stockées se sont formées.