2.1.3.1. Hypothèses des modèles d’activation et données empiriques

Puisque l’activation en mémoire est décrite comme un mécanisme transitoire, les modèles d’activation prédisent des effets d’amorçage  à court terme. De plus, l’activation est vue comme un processus qui intervient de façon automatique et sans qu’il y ait nécessairement une prise de conscience de l’information traitée. Les modèles d’activation peuvent donc prévoir des effets d’amorçage immédiat et admettent la possibilité d’observer des effets d’amorçage  masqués. Dans un paradigme d’amorçage  masqué, les amorces sont précédées et (souvent, mais pas toujours) suivies d’un masque. De plus, les amorces sont brièvement présentées : les temps de présentation sont effectivement de l’ordre de 30 à 60 ms. Ces conditions de présentation font que l’amorce est très difficilement identifiée et que très peu d’information est extraite pour permettre de rapporter consciemment cette amorce ultérieurement. Si des effets d’amorçage  sont tout de même observés sous ces conditions (c’est-à-dire, si la présentation de l’amorce masquée a un effet sur le traitement de la cible), les tenants des modèles d’activation proposent qu’ils proviennent de représentations préexistantes en mémoire, activées pendant la présentation de l’amorce et influençant par la suite, le traitement de la cible.

D’autre part, les modèles d’amorçage basés sur un mécanisme d’activation de représentations préalablement stockées en mémoire supposent qu’il n’existe pas d’effet d’amorçage  pour des informations ne possédant pas de représentation préexistante en mémoire, telles que des pseudomots.

Plusieurs études ont mis en évidence l’existence d’effets d’amorçage de répétition masqués. Par exemple, dans une épreuve de décision lexicale (Expérience 1), Forster et Davis (1984) utilisaient un paradigme d’amorçage de répétition en ligne dans lequel un mot masque était présenté pendant 500 ms, suivi d’un mot amorce pendant 60 ms, puis d’une cible (notons qu’avec cette procédure, le temps de présentation de l’amorce  correspondait au SOA). Sous de telles conditions, les résultats ont révélé des effets d’amorçage de répétition significatifs pour les mots (un mot cible était plus vite identifié lorsqu’il était précédé d’une amorce identique que lorsqu’il était précédé d’une amorce différente) ; mais pas pour les pseudomots. Les résultats de cette expérience confirment ceux de Evett et Humphreys (1981) en montrant que des effets de répétition peuvent être obtenus sur des mots, même lorsque l’amorce est fortement masquée et non disponible pour permettre de la rapporter consciemment. De plus, ces résultats suggèrent que les effets d’amorçage de répétition masqués émergent rapidement, puisque la cible était présentée 60 ms seulement après l’amorce. Forster et al. (1984) ont utilisé une procédure de masquage pour empêcher la formation d’une trace épisodique de l’événement amorce, ce qui leur permet d’expliquer ces effets d’amorçage de répétition masqués par l’intervention du mécanisme d’activation exclusivement. En outre, le fait qu’ils n’aient pas observé d’effet d’amorçage de répétition pour les pseudomots conforte cette explication.

Forster, Booker, Schacter, et Davis (1990), ont également mis en évidence l’existence des effets d’amorçage  de répétition masqués, mais dans d’autres tâches que la décision lexicale. Ils ont notamment utilisé une tâche de complètement de trigrammes (Expérience 1) : les sujets devaient former un mot à partir des trois lettres présentées, ceci le plus rapidement possible. Nous nous sommes plus spécialement intéressés à la condition où le trigramme cible correspondait aux trois premières lettres de l’amorce (amorçage de répétition), par rapport à la condition contrôle où l’amorce et la cible étaient deux mots différents, non associés. Dans des conditions similaires à celles des études de Forster et Davis (1984), c’est-à-dire avec des amorces brèves (60 ms) et masquées (masques proactif et rétroactif de 500 ms chacun), Forster et al. (1990) ont observé que les trigrammes étaient plus souvent complétés par le mot amorce lorsque les trois premières lettres des items étaient identiques, révélant ainsi des effets d’amorçage de répétition masqués.

D’autres expériences des études mentionnées ci-dessus sont également intéressantes pour notre propos puisque leur but était aussi d’observer plus particulièrement la durée de vie des effets d’amorçage de répétition masqués, c’est-à-dire la durée de vie de l’activation. Précisément, l’Expérience 6 de Forster et Davis (1984) utilisait un paradigme d’amorçage de répétition en ligne, dans lequel les items cibles étaient précédés d’une suite de 19 items contextuels. Dans la première condition expérimentale, 17 items intervenaient entre l’amorce et la cible (l’amorce était le deuxième mot de la suite) ; dans la seconde condition, 1 seul item était interposé (l’amorce était l’avant-dernier mot de la suite). Les items contextuels ainsi que la cible étaient exposés pendant 500 ms. Ainsi, la condition dans laquelle 17 items intervenaient entre l’amorce et la cible correspondait à un SOA de 8,5 s et celle où seul 1 item intervenait, correspondait à un SOA de 500 ms. L’amorce était toujours présentée 60 ms seulement et apparaissait masquée. Les sujets devaient lire les 19 items et réaliser une décision lexicale  sur la cible. Les résultats ont montré qu’avec un intervalle relativement court (500 ms), des effets d’amorçage  de répétition masqués existaient, ce qui confirme les résultats de l’Expérience 1 dans laquelle le SOA était de 60 ms. A noter que l’effet d’amorçage  était plus important dans l’Expérience 1 (42 ms) que dans celle-ci (17 ms). De plus, avec un laps de temps beaucoup plus long (8,5 s), l’effet d’amorçage  obtenu était très faible (4 ms) et non significatif. Ainsi, il semble que les effets d’amorçage de répétition masqués déclinent avec le temps.

De même, Forster et al. (1990, Expérience 2) ont testé l’influence du délai de rétention sur l’amorçage  de répétition masqué. Pour la moitié des couples amorce/cible, le trigramme cible était présenté avec un SOA de 560 ms (comme dans leur Expérience 1) tandis que pour l’autre moitié, l’amorce était présentée à l’essai n et le trigramme cible correspondant à l’essai n+4. Ainsi, le SOA était d’environ 20 s. Les résultats sont très similaires à ceux de Forster et Davis (1984, Expérience 6), puisqu’ils ont révélé des effets d’amorçage  de répétition masqués avec un SOA de 560 ms, qui disparaissaient avec un SOA de 20 s.

Ainsi, comme le proposent les modèles d’activation, ces études montrent que des conditions de perception difficiles peuvent tout de même engendrer des effets d’amorçage de répétition. De plus, ceux-ci sont de courte durée et semblent décliner avec le temps : les effets d’amorçage de répétition masqués existaient avec des SOA relativement courts (de 60, 500 ou 560 ms), et disparaissaient avec une augmentation importante du SOA (de 8,5 s ou 20 s). Toutefois, il est possible que la disparition des effets d’amorçage avec de tels SOA, résulte non pas du délai entre l’amorce et la cible, mais d’une interférence produite par les items intermédiaires présentés entre l’amorce et la cible. La recherche de Ferrand (1996) apporte sa contribution à ce sujet.

Ferrand (1996) avait pour objectif d’examiner plus rigoureusement la durée de vie de l’amorçage  de répétition masqué. Dans une tâche de dénomination de mots, il utilisait un paradigme d’amorçage de répétition en ligne et manipulait le temps réel entre l’amorce et la cible et non plus, comme les auteurs précédents, le nombre d’items entre une amorce et une cible. Les masques (###) apparaissaient avant et après l’amorce pendant respectivement 500 et 14 ms et l’amorce était exposée pendant 29 ms. Le ISI pouvait être de 0, 50, 150, 500 ou 1000 ms. Lorsque la cible apparaissait les sujets devaient la dénommer le plus rapidement et précisément possible. Ferrand (1996) a observé des effets d’amorçage de répétition masqués pour les ISI de 0, 50 et 150 ms uniquement. Lorsque l’amorce apparaissait immédiatement avant la cible, l’effet de répétition observé était important. Avec l’augmentation du délai entre l’amorce et la cible, l’effet déclinait jusqu’à devenir non significatif au bout de 500 et 1000 ms. Ceci suggère que la préactivation de l’amorce  a lieu dans les premières 500 ms et donc, que l’amorçage de répétition masqué est un phénomène ayant un effet très court dans le temps.

Enfin, l’intérêt de la recherche de Humphreys, Besner, et Quinlan (1988) est que les auteurs avaient explicitement pour objectif d’examiner  les effets d’amorçage de répétition avec des amorces masquées et non masquées. Les sujets participaient à deux sessions. Dans la session d’amorçage masqué, les auteurs présentaient d’abord un masque, puis une amorce, suivie d’une cible et d’un deuxième masque. Chacun de ces événements étaient présentés pendant 35 ms. Dans la session d’amorçage  non masqué, un essai consistait en une amorce, présentée pendant 300 ms, d’une cible  puis d’un masque, présentés pendant 35 ms. Les auteurs manipulaient également le délai entre l’amorce et la cible : la cible pouvait être répétée au cours du même essai que l’amorce (i.e., au bout de 35 ms dans la session d’amorçage masqué et de 300 ms dans la session d’amorçage  non masqué) ou bien au bout de 7 essais (l’amorce présentée à l’essai n était répétée en tant que cible à l’essai n+7 ; soit au bout de environ 1000 ms dans la session d’amorçage  masqué et de 3000 ms dans la session d’amorçage non masqué ; à noter que l’intervalle inter-essais n’est pas pris en compte dans l’estimation des SOA, sa valeur n’étant pas précisée par les auteurs). Les sujets réalisaient une tâche d’identification perceptive : ils devaient rapporter à l’écrit ce qu’ils percevaient à chaque essai. Lorsque l’amorce était présentée très brièvement et de façon masquée, les auteurs ont observé des taux d’identification correcte des cibles plus importants lorsque l’amorce était immédiatement répétée (i.e., avec un SOA de 35 ms) que lorsqu’elle était répétée 7 essais plus tard (i.e., avec un SOA de 1000 ms environ). Lorsque l’amorce était présentée plus longuement et sans masque, les taux d’identification correcte étaient plus importants lorsque l’amorce était répétée 7 essais plus tard (i.e., avec un SOA de 3000 ms environ) que lorsqu’elle était immédiatement répétée (i.e., avec un SOA de 300 ms). Ainsi, cette recherche confirme le fait établi dans les études précédentes selon lequel des effets de répétition peuvent exister dans des conditions de perception extrême. Cet effet là intervient très précocement (automatiquement) et semble décroître avec le temps. De plus, un effet qualitativement différent existe lorsque la perception n’est pas génée, et semble apparaître au bout d’un laps de temps plus long. Par la suite, les auteurs ont plus particulièrement étudié le décours temporel de ces effets, obtenus sous des conditions d’amorçage  masqué et non masqué. Les essais se déroulaient selon la procédure de l’Expérience 1 en session d’amorçage masqué. L’effet d’amorçage masqué (Expérience 5) était étudié à travers 4 délais, à savoir : répétition immédiate (35 ms), n+1 (175 ms), n+3 (455 ms), et n+7 (1015 ms). Les résultats ont mis en évidence un taux d’identification correcte plus important lorsque l’amorce était répétée immédiatement ; pour les autres délais, les taux étaient plus faibles et équivalents. Pour étudier le décours temporel de l’effet de répétition non masqué (Expérience 4), les auteurs présentaient une amorce (180 ms), puis un masque (120 ms), et la cible (42 ms). Les auteurs ont souligné le fait que les conditions de cette nouvelle expérience étaient comparables à celles de l’Expérience 1 puisque les valeurs des SOA étaient les mêmes. De plus, les auteurs ont vérifié que le masque ne perturbait pas le traitement de l’amorce (toutes les amorces ont été correctement rapportées par les sujets). Sous ces conditions, les auteurs ont observé un taux d’identification correcte plus important lorsque la cible était immédiatement répétée (300 ms) que lorsqu’elle ne l’était qu’au bout de 3 (1500 ms) ou de 7 essais (3000 ms). Ainsi, que l’amorce soit masquée ou pas, les Expériences 4 et 5 montrent le même patron de résultats : un effet de répétition immédiat important qui décline avec le temps.

Le résultat de l’Expérience 4 s’oppose donc radicalement à celui observé dans l’Expérience 1 avec des amorces non masquées, dans laquelle l’effet de répétition était plus important avec un délai long. Comment expliquer ces résultats contradictoires ? Les procédures de ces deux expériences étaient-elles réellement équivalentes ? Dans l’Expérience 4, la procédure d’amorçage non masqué était la suivante : une amorce (180 ms), un masque (120 ms), un délai (de 0, 1500 ou 3000 ms) puis, une cible (42 ms). Les auteurs ont certifié que le masque ne perturbait pas le traitement de l’amorce. Cependant, étant donné que ce masque était présenté pendant un temps beaucoup plus long que la cible, il gênait probablement le traitement de la cible, d’où le fait que l’identification correcte de la cible (lorsqu’elle était identique à l’amorce) ait été plus importante quand elle suivait immédiatement l’amorce, puisque cette dernière était tout à fait identifiée. Dans l’Expérience 1, en session d’amorçage  non masqué, un essai se déroulait comme suit : une amorce (300 ms), un délai (de 0 ou 3000 ms environ), une cible (35 ms) puis, un masque (35 ms). Dans ce cas, le masque ne gênait pas non plus le traitement de l’amorce, mais gênait vraisemblablement le traitement de la cible. Puisque l’effet des masques est comparable dans les deux expériences, les mêmes effets auraient dû être observés dans les deux expériences. Les auteurs rendent compte de leurs résultats en postulant que la procédure de l’Expérience 1 ne permettait pas de traiter l’amorce et la cible comme deux événements distincts. En fait, nous pensons que les masques de ces conditions d’amorçage dit “non masqué” posent problème. Sous de véritables conditions d’amorçage  non masqué, d’autres recherches mettent en évidence des effets d’amorçage à long terme.