2.1.3.2. Hypothèses des modèles épisodiques et données empiriques

A l’opposé des modèles basés sur un principe d’activation, certains modèles épisodiques font intervenir un mécanisme de construction de traces. Nous avons souligné précédemment qu’une faiblesse de ces modèles concernait le manque de précision sur la constitution de cette trace, mais il est toutefois décrit comme un mécanisme moins automatique que l’activation. Il est alors plausible de supposer qu’il demande du temps pour se mettre en place et certainement, une prise de conscience de l’information traitée. Si tel est le cas, ces modèles rendent mieux compte des effets d’amorçage à long terme et doivent nier l’existence des effets d’amorçage masqués.

Enfin, les modèles épisodiques peuvent expliquer l’existence d’effets d’amorçage sur des pseudomots, puisqu’une trace peut contenir un pseudomot et que ces modèles supposent que les représentations mnésiques sont construites ou reconstruites au cours du traitement de l’information.

D’autres études que celles exposées au paragraphe 2.1.3.1. ont révélé que les effets d’amorçage de répétition pouvaient persister sur une période de temps relativement longue. Jacoby (1983) a notamment utilisé une procédure d’amorçage par phases dans le but d’étudier “la dextérité perceptive” (perceptual enhancement) ou en d’autres termes, l’amorçage de répétition et plus particulièrement, la persistance de cet effet. Dans la phase d’étude (ou phase d’amorçage), les sujets devaient lire le plus vite possible des mots présentés successivement pendant 1 seconde, tandis que la phase test se déroulait de la façon suivante. Un point de fixation était présenté pendant 500 ms, un mot apparaissait ensuite pendant 35 ms et était suivi d’un masque exposé 2 secondes. La moitié des mots exposés au cours de cette phase avaient été présentés pendant la phase d’étude. Les sujets devaient essayer d’identifier le mot et devaient absolument fournir une réponse, quitte à imaginer le mot si nécessaire. Le test d’identification perceptive était présenté soit immédiatement après la phase d’étude, soit 24 heures après (Expérience 2), ou encore 4 jours après (Expérience 4). Les analyses ont montré que l’effet de la présentation préalable était plus important lorsque le test d’identification perceptive était immédiat que lorsqu’un délai intervenait entre les deux phases. Pourtant, quoique plus faible, l’effet d’amorçage  de répétition était encore important après 24 heures et même après 4 jours.

Notons que Squire, Shimamura et Graf (1987), dans une épreuve de complètement de mots, ont aussi observé des effets d’amorçage  de répétition qui persistaient jusqu’à 4 jours.

De même, Roediger et Blaxton (1987, Expérience 2) ont utilisé un paradigme d’amorçage  par phases dans une épreuve de complètement de fragments (dans laquelle il s’agissait, par exemple, de compléter le fragment cible -YS-E-Y par l’amorce mystery vue au préalable). Ils ont mis en évidence des effets d’amorçage de répétition lorsque les deux phases se suivaient immédiatement. Lorsque le délai était de 1 semaine, les effets d’amorçage existaient encore mais étaient plus faibles.

Ces expériences ont donc montré que les effets d’amorçage  de répétition déclinent avec l’intervalle de rétention, mais qu’ils peuvent persister sur des intervalles de temps entre les amorces et les cibles assez longs.

Pourtant, avec une procédure semblable, Jacoby et Dallas (1981) n’ont pas trouvé de réduction significative de l’amorçage  de répétition sur 24 heures. Toutefois, dans leur expérience, le taux de recouvrement entre les mots de la phase d’étude et ceux de la phase test était plus important que dans les expériences de Jacoby (1983) dans lesquelles 10% seulement des mots étaient communs aux deux phases. Ainsi, il semble que l’importante proportion de mots répétés dans l’expérience de Jacoby et Dallas (1981) ait aidé les participants à prendre conscience de la répétition, donc du lien entre les deux phases. Ainsi, l’effet de l’intervalle de rétention pourrait être plus prononcé lorsque la relation entre les phases d’étude et de test est moins évidente, autrement dit lorsque les sujets n’ont pas conscience des amorces, comme c’était le cas dans l’étude de Jacoby (1983). Ainsi, il semble que l’amorçage persiste à plus long terme si l’information est consciemment traitée.

A ce propos, Oliphant (1983) a comparé les effets de répétition dans deux situations expérimentales différentes. Dans la première, les sujets réalisaient une tâche de décision lexicale sur des items répétés une fois dans la liste. Les effets classiques d’amorçage  de répétition ont été obtenus. Dans la deuxième situation, les sujets devaient lire la consigne à haute voix. Certains mots de la consigne étaient utilisés dans la tâche de décision lexicale. Oliphant (1983) n’a pas observé d’effet de répétition dans cette condition, malgré le fait pourtant, que ces mots aient été activés pendant la lecture de la consigne. L’auteur a conclu de ces résultats que l’effet de répétition n’est pas un effet automatique survenant suite à l’exposition récente d’un mot, mais qu’il dépend plutôt de la conscience qu’a le sujet de la répétition et du développement de stratégies pour accélérer le traitement de mots répétés.

De même, Hawley et Johnston (1991) ont remarqué que l’existence des effets d’amorçage  sur l’identification de mots dépendait du niveau de conscience que les sujets avaient par rapport aux mots présentés dans la phase d’étude. Dans leur Expérience 1, les sujets devaient rappelés des mots brièvement présentés lors d’une phase d’étude, puis identifier des mots qui apparaissaient “en fondu” lors d’une phase test. La moitié des mots étaient des stimuli nouveaux, l’autre moitié était constituée de mots vus en phase d’étude. L’identification des mots anciens était plus rapide que celle des mots nouveaux, ceci uniquement pour les mots de la phase d’étude correctement rappelés. Dans l’Expérience 2, les mots brièvement présentés en phase d’étude étaient encadrés par des chiffres (e.g., 7 WORD 2). Le degré d’attention alloué au mot pouvait varier : selon leur groupe, les sujets devaient rapporter le mot, ou la somme des chiffres, ou tantôt le mot, tantôt la somme. La phase test était identique à celle de la première expérience. Les résultats ont montré que l’identification des mots anciens était plus rapide que celle des mots nouveaux, ceci d’autant plus que l’attention des sujets avait davantage été orientée sur le traitement des mots lors de la phase d’étude. Etant donné qu’ils utilisaient un paradigme d’amorçage par phases, l’intervalle de rétention entre les amorces et les cibles était long. Ainsi, les effets d’amorçage observés dans cette étude (effets d’amorçage à long terme) semblent demander une prise de conscience des amorces.

Les travaux que nous venons de présenter ont tous mis en évidence l’existence d’effets d’amorçage à long terme. Remarquons que ces études utilisaient systématiquement un paradigme d’amorçage par phases et que les amorces n’étaient jamais masquées. D’autre part, les trois dernières expériences soutiennent plus spécialement l’idée selon laquelle ce type d’effet demande une prise de conscience de l’information pour émerger.

Logan (1990) ainsi que Grant et Logan (1993) ont également étudié les effets d’amorçage de répétition à travers plusieurs expériences de décision lexicale  très similaires et montrent aussi que des effets d’amorçage peuvent exister à long terme. L’intérêt supplémentaire que nous avons de détailler leurs recherches, est que ces auteurs s’intéressaient à la fois aux effets d’amorçage sur les mots et sur les pseudomots. Les expériences se déroulaient selon un paradigme d’amorçage  par phases. La première phase fournissait l’opportunité d’observer l’effet de la répétition puisque certains des items mots et pseudomots étaient présentés 1 fois chacun ; d’autres, 2 fois ; 4 ; 8 ou 16 fois (Grant & Logan, 1993). La deuxième phase consistait à présenter les items vus lors de la phase d’étude parmi d’autres, jamais étudiés auparavant. Dans cette phase test, chaque item était présenté une seule fois. Le délai entre les deux phases pouvait être de 5 minutes, 8 heures, 1 journée, 1 semaine, 1 mois et 2 mois (Grant & Logan, 1993). Les résultats obtenus en phase d’étude ont montré que le nombre de présentation des items améliorait les temps de décision lexicale (les items ayant été présentés 16 fois étaient plus rapidement jugés que les autres). D’autre part, les temps de décision lexicale  étaient plus courts pour les mots que pour les pseudomots et cet effet interagissait avec le nombre de présentation : la facilitation qu’engendrait les répétitions sur les temps de décision lexicale était plus importante pour les pseudomots que pour les mots. Les résultats de la phase test (après l’intervalle de rétention) ont mis en évidence l’impact de la phase d’apprentissage sur la phase test (i.e., l’effet d’amorçage) : le nombre de présentation des items lors de la première phase augmentait l’ampleur de l’amorçage lors de la seconde. Cet effet d’amorçage déclinait avec l’augmentation du délai entre les deux phases.

La recherche de Rueckl (1990) sur les effets d’amorçage de répétition de mots et de pseudomots dans une tâche d’identification perceptive, a montré que le nombre de présentations d’une amorce identique à la cible pendant la phase d’apprentissage facilitait davantage les mots que les pseudomots. Ce résultat est en contradiction avec celui rapporté précédemment qui montrait que la répétition d’un pseudomot en phase d’étude avait un effet plus important que la répétition d’un mot (Grant & Logan, 1993). Il est possible que l’utilisation de tâches différentes, n’impliquant pas exactement les mêmes processus soit à l’origine de ces résultats contradictoires. Rueckl (1990) a interprété l’effet de la répétition en phase d’étude à travers un modèle connexionniste : un apprentissage provoquerait un changement dans le poids des connexions qui se traduirait par un renforcement des associations entre les différentes représentations. Ainsi, plusieurs présentations d’un mot faciliteraient son identification parce que les poids auraient été renforcés lors de chaque présentation. Pour les pseudomots, étant donné qu’aucune connexion entre l’orthographe et le sémantique n’est possible (puisqu’un pseudomot n’a pas de sens) une seule présentation de l’amorce serait suffisante pour que l’apprentissage soit maximal (effet plafond). Ainsi, plusieurs présentations d’un pseudomot ne faciliteraient pas davantage son identification ultérieure. Ces explications ont été confirmées par une recherche de Rueckl et Olds (1993) dans laquelle les auteurs attribuaient une signification aux pseudomots. Ceux-ci acquéraient alors un statut similaire à celui des mots, et le nombre de présentations d’une amorce identique à la cible pendant la phase d’apprentissage facilitait les pseudomots comme les mots. D’autre part, les résultats de la phase test ont révélé que l’amorçage de répétition facilitait l’identification des mots et des pseudomots présentés au préalable (Rueckl, 1990 ; Rueckl & Olds, 1993).

Même si les résultats des études de Grant et Logan (1993) et de Rueckl (1990) concernant l’effet des répétitions en phase d’apprentissage s’opposent, l’intérêt est qu’elles mettent en évidence l’existence d’effets d’amorçage  sur les pseudomots en phase test. D’autres travaux ont appuyé cet effet, notamment ceux de Whitlow (1990) et de Whitlow et Cebollero (1989). La dernière recherche que nous présentons à ce sujet va plus loin, en étudiant la persistance des effets d’amorçage obtenus sur les pseudomots.

De la même façon que certains auteurs postulent l’existence en mémoire à long-terme de représentations propres aux mots (notions de “mémoire sémantique” de Tulving, 1972 ou de “lexique mental”, Forster, 1976 ; Morton, 1969), Salasoo, Shiffrin, et Feustel (1985) soutiennent l’idée selon laquelle il est possible de construire en mémoire des codes permanents correspondant aux pseudomots. Ils ont étudié le développement et la rétention de tels codes, à travers différentes tâches d’identification d’items dans lesquelles les seuils de détection des items (mots et pseudomots) variaient. Les auteurs ont manipulé le nombre de répétitions (Expérience 2) et le délai de rétention (Expérience 3). Après environ cinq présentations antérieures, les mots et les pseudomots étaient identifiés avec le même niveau de précision, ce qui suggère selon les auteurs, que les pseudomots ont été codés au même titre que les mots. Au cours des répétitions, l’avantage initial en faveur des mots (i.e., le fait que les seuils d’identification des mots soit plus bas, les mots étant mieux identifiés que les pseudomots) disparaissait, mais la précision de l’identification augmentait encore avec les répétitions. D’autre part, la facilitation due aux répétitions disparaissait après un délai d’une année : les mots nouvellement présentés au bout d’un an étaient aussi bien identifiés que les mots anciens (le bénéfice des multiples répétitions n’a pas été conservé). De plus, après ce délai, les performances obtenues par rapport aux pseudomots anciens et aux mots nouveaux et anciens étaient équivalentes, et supérieures au niveau de performances obtenu par rapport aux nouveaux pseudomots, suggérant ainsi que les codes appris pour les pseudomots sont robustes et permanents comme ceux des mots.