3.5. Discussion générale et perspectives

L’objectif principal de cette première série d’expériences était initialement de mettre en évidence des effets d’amorçage de répétition dépendant de la fréquence des informations même si celles-ci étaient présentées de façon masquée, ceci pour conclure à la nature lexicale de la trace activée. Cette hypothèse mettait l’accent sur la contradiction entre les données de la littérature et les interprétations proposées par les auteurs. En effet, la plupart des études manipulant la fréquence des mots n’ont pas montré d’interaction entre cette variable et la répétition dans le cadre d’un paradigme d’amorçage masqué (e.g., Ferrand, 1996 ; Ferrand et al., 1994 ; Forster et al., 1984 ; 1987 ; Humphreys et al., 1988 ; 1990 ; Rajaram et al., 1992 ; Segui et al., 1990a ; 1990b ; Sereno, 1991 ; Versace, 1998). Pourtant, Forster et Davis (1984) ont proposé que les effets d’amorçage  observés avec des amorces masquées résultaient essentiellement d’une activation de traces mnésiques préexistantes de nature lexicale.  Sous des conditions expérimentales similaires à celles de ces auteurs (amorces brièvement présentées et masquées), nous avons obtenu les mêmes résultats à savoir, des effets d’amorçage de répétition et de fréquence significatifs, mais pas d’interaction entre ces deux facteurs (Expérience 3). Ainsi, contrairement à nos attentes, les effets d’amorçage  de répétition masqués étaient insensibles à la fréquence des mots, suggérant selon notre logique et à l’opposé de celle de Forster et Davis (1984), présentée à la fin du chapitre précédent, que la trace activée sous ces conditions n’est pas de nature lexicale.

Dans ce cas, à quel niveau l’effet d’amorçage  de répétition masqué, avec des mots comme stimuli apparaît-il ? Autrement dit, quelle peut être la nature de la trace activée lorsque la perception de l’information est gênée ? Un résultat obtenu dans les Expériences 1 et 2 sur les pseudomots est que nous avons trouvé un effet d’amorçage orthographique et/ou phonologique sur les pseudomots. Forster et Davis (1984) n’observaient aucun effet d’amorçage pour les pseudomots, ce qui confortait leur explication lexicale des effets d’amorçage. Par opposition, Grainger et Jacobs (1993) ont obtenu des effets d’amorçage  de répétition significatifs pour des pseudomots cibles (voir aussi Jacobs, Grainger, & Ferrand, 1995). Toutefois, dans leurs expériences, les sujets voyaient chaque stimulus cible plusieurs fois. Ainsi, la familiarité relative vis à vis des pseudomots répétés peut expliquer l’effet d’amorçage de répétition que n’obtenaient pas Forster et Davis (1984). Similairement à nos expériences, Feustel, Shiffrin, et Salasoo (1983) ; Rajaram et Neely (1992) et Sereno (1991) ont observé de robustes effets d’amorçage de répétition masqués pour des pseudomots qui n’avaient été vus qu’une seule fois. Ces résultats appuient l’idée selon laquelle l’effet d’amorçage de répétition masqué n’est pas d’origine purement lexicale. Plusieurs études ont montré qu’une amorce masquée peut engendrer des effets d’amorçage spécifiques. Dans des tâches de dénomination, de décision lexicale, et d’identification perceptive, Evett et Humphreys (1981), Forster et Davis (1991), Forster, Davis, Schoknecht, et Carter (1987), Humpherys, Evett, et Quinlan (1990), Sereno (1991), et Segui  et Grainger (1990a) ont observé des effets d’amorçage  orthographiques significatifs (e.g., le mot “avec” amorce “aveu”, “nature” amorce “mature”...). Ferrand et Grainger (1993) et Grainger et Ferrand (1994) ont mis en évidence des effets d’amorçage orthographiques et phonologiques en manipulant des paires de mots homophones orthographiquement similaires (e.g., fois/foie) et orthographiquement distincts (e.g., sans/cent) par rapport à une condition contrôle. Dans une tâche de dénomination, Lukatela et Turvey (1994), ont également observé des effets d’amorçage phonologiques avec des amorces brièvement présentées et des SOA courts. Rouibah, Tiberghien et Lupker (1999) ont encore renforcé l’idée selon laquelle la similarité phonologique entre deux mots peut engendrer des effets d’amorçage  précoces. L’originalité  de  leur recherche par rapport à celles précitées est que ces auteurs ont clairement montré que cet effet était automatique et obligatoire. En effet, ils ont rapporté des effets d’amorçage  phonologiques entre des mots qui rimaient (e.g., hareng/jument) dans une tâche pour laquelle le traitement phonologique de la cible n’était pas pertinent (il s’agissait d’une tâche de jugement de couleur entre un carré coloré présenté avant l’amorce masquée et le mot cible écrit en couleur, celle-ci pouvant être identique ou différente de celle du carré).

Une raison pouvant expliquer que la fréquence ne module pas l’effet d’amorçage  de répétition masqué comme elle module l’effet d’amorçage  de répétition non masqué, est que le “traitement” dévolu à l’amorce (brève et masquée) ne permettrait d’incorporer au sein de l’épisode, que des informations d’un niveau pré-lexical. Or, si les effets de fréquence des mots dépendent de processus intervenant au-delà d’un niveau pré-lexical (e.g., Besner & Smith, 1992 ; Borowsky & Besner, 1993), cela explique que l’amorçage  produit par une amorce masquée ne varie pas avec la fréquence du mot cible. Par conséquent, dans des conditions d’amorçage masqué, l’amorçage de répétition observé dans nos expériences pourrait résulter d’une activation à un niveau pré-lexical (i.e., orthographique ou phonologique dans le cas où l’on manipule des mots). De plus, cette hypothèse s’explique parfaitement dans le cadre du modèle de mémoire épisodique et multidimensionnelle  que nous soutenons.

Si l’on concède que l’amorçage de répétition obtenu sur des mots avec des amorces masquées résulte d’une activation de traces préexistantes pré-lexicales en mémoire, la question qui se pose alors est la suivante : quelles conditions de traitement permettent d’observer des effets d’amorçage de répétition résultant d’une activation à un niveau lexical ? Cette question en soulève d’autres que nous évoquerons au Chapitre 4.