Chapitre 4
Etude des effets de fréquence sur l’amorçage de répétition non masqué : quelles conditions pour une activation lexicale ?

Conformément aux données de la littérature, les expériences exposées au cours du précédent chapitre ont permis de montrer que, lorsque les biais méthodologiques sont maîtrisés, une amorce masquée ne permet pas d’observer d’atténuation de l’effet de fréquence, ni d’effet d’amorçage de répétition à long terme. Or, ces deux phénomènes sont généralement  associés à la composante épisodique des effets d’amorçage (Durgunoglu & Neely, 1987 ; Forster et al., 1984 ; 1990 ; Humphreys et al., 1988 ; Schacter & Graf, 1986 ; Whitlow & Cebollero, 1989 ; Woltz, 1990 ; Versace, 1996 ; Versace & Nevers, en révision), ou en d’autres termes, au mécanisme de “construction”.

Ainsi, les recherches de ce chapitre ont été réalisées pour préciser deux points. (1) Notre hypothèse est que l’activation concerne d’abord les dimensions élémentaires des informations traitées, puis que les dimensions activées peuvent être intégrées (selon les conditions) et donner lieu à une activation de niveau lexical. Aussi il s’agit d’étudier la nature des représentations activées par l’amorce selon les conditions dans lesquelles elle est traitée. (2) De plus, étant donné que nous supposons que l’activation à un niveau lexical (ou l’intégration) permet la construction d’une trace en mémoire à long-terme, le deuxième point est de déterminer les conditions permettant le maintien à long terme d’une trace intégrée.

La question théorique liée au premier point concerne le niveau de représentation atteint à l’issue de l’intégration des activations. Par exemple, l’intégration des dimensions orthographiques et phonologiques activées suite à la présentation d’un mot permet-elle d’atteindre un niveau de représentation lexical ?  Répondre à cette question implique de préciser la notion de lexique, et plus généralement de prendre position quant à la représentation des connaissances au sein de ce lexique ou quant à la représentation du lexique lui-même.

Holender (1988) propose la définition suivante : ‘“Le lexique mental est la partie de la mémoire où convergent différents types d’informations que nous avons à propos des mots. La connaissance lexicale a deux propriétés principales : elle est linguistique et déclarative. Par linguistique, on entend que la connaissance est restreinte aux spécifications sémantique, syntaxique, phonologique et, chez les personnes alphabétisées, orthographique des mots. [...]. Par déclarative, on entend une connaissance qui ne peut pas être dérivée par règle mais dont les éléments doivent être mémorisés comme des unités. Cette seconde propriété appelle une remarque au sujet de l’unité linguistique qui est stockée dans le lexique. Il serait plus correct de considérer qu’il s’agit de différents types de morphèmes : morphèmes de contenus, racines, affixes, etc...”.’

La recherche de Hock, Malcus, & Hasher (1986) semble effectivement mettre en évidence l’existence de diverses représentations séparées. Leur objectif était de déterminer si les unités fonctionnelles (dans le traitement visuel d’informations) sont constituées d’éléments, de regroupements d’éléments, ou de l’entité visuelle complète. Par exemple, dans le cas de l’identification d’un mot écrit, l’unité fonctionnelle pourrait être les lettres prises individuellement, des combinaisons de lettres orthographiquement régulières, ou le mot entier. Les auteurs cherchaient donc à savoir si des unités informatives de différentes tailles étaient stockées en mémoire. Pour cela, ils faisaient varier la fréquence de présentation d’une suite de lettres (e.g., uzil, kedo, agif, nipo...) indépendamment de la fréquence de présentation des lettres individuelles constituant les pseudomots. Leurs résultats ont montré qu’une information concernant la fréquence d’un niveau élémentaire pouvait être extraite de mots ou de pseudomots et que cette information était stockée en mémoire à long-terme. Ainsi, ils ont mis en évidence l’existence d’unités mnésiques globales versus élémentaires (global-level vs. element-level units). De plus, ils ont observé que les lettres fréquentes n’étaient pas davantage jugées comme telles par rapport aux jugements concernant les lettres rares, ceci même lorsque les lettres fréquentes apparaissaient dans des pseudomots rares (peu souvent présentés) et les lettres rares, dans des pseudomots fréquents. Aussi, ils ont conclu que les jugements de fréquence à propos d’unités élémentaires ne dépendaient pas d’une activation des unités plus globales. Ils ont aussi montré que les jugements de fréquence à propos d’unités globales n’étaient pas affectés par la fréquence des composantes. Ceci conforte le postulat généralement admis selon lequel les unités lexicales  sont séparées et indépendantes. Remarquons que le modèle de Collins et Loftus (1975) présenté au Chapitre 1, est basé sur ce postulat puisqu’il distingue un réseau sémantique et un réseau lexical, ce dernier étant organisé selon les similarités orthographiques et phonologiques des mots. Dans ce modèle, les représentations lexicales ont une existence propre, indépendamment des représentations orthographiques et phonologiques.

D’autres auteurs supposent qu’un mot se traite par niveaux (e.g., niveaux pré-lexicaux,  puis niveau lexical)  et que ces niveaux séparés interagissent (Friedrich, Henik, & Tzelgov, 1991 ; McClelland & Rumelhart, 1981). Par exemple, le modèle d’activation-interactive de McClelland et Rumelhart (1981) définit trois niveaux de traitement séparés et interconnectés. Les unités du premier niveau agissent comme des détecteurs de caractéristiques visuelles simples (e.g., une barre verticale, horizontale, oblique, une courbe, un angle droit, etc...) permettant de décrire les différentes lettres de l’alphabet (Gibson, 1969). La détection de certains traits particuliers (e.g., “-”, “/ ”) permet l’activation d’unités plus globales, situées à un niveau supérieur, le niveau des lettres ; l’activation d’une lettre suscitant à son tour l’activation d’une unité d’un niveau supérieur, le mot. De plus, le mot activé renforce à son tour l’activation des lettres qui le composent ; et les lettres, l’activation des traits. En outre, McClelland et Rumelhart (1981) proposent que les connexions inter-niveaux sont excitatrices et les connexions intra-niveaux, inhibitrices. Ce modèle connexionniste est aussi un modèle dont les représentations sont localisées : chaque unité des niveaux du réseau code une représentation spécifique (i.e., un trait, une lettre, un mot). Ainsi, dans ce modèle, c’est le niveau des mots qui constitue le lexique.

D’autres modèles remettent fondamentalement en cause la notion traditionnelle de lexique  en tant qu’ensemble d’unités correspondant chacune à un mot du vocabulaire. Par exemple, Seidenberg et McClelland (1989) ont construit un modèle connexionniste qui rend compte de la reconnaissance de mots à partir seulement des informations orthographiques et phonologiques, sans inclure de niveau lexical. De même, dans son réseau, Masson (1995) n’a pas défini de module lexical, mais uniquement des modules sémantique, orthographique et phonologique. Ces auteurs considèrent que les représentations lexicales  sont distribuées sur l’ensemble des modules définis et laissent supposer que l’ensemble du fonctionnement des modules constitue le lexique.

Un débat existe donc à propos de la notion de lexique, comme il existe à propos de la forme des connaissances contenues en mémoire à long-terme. De plus en plus de termes tels que “lexique phonologique” ou “lexique orthographique” apparaissent dans la littérature (e.g., Grainger & Jacobs, 1996) et permettent d’éviter la question du contenu d’un lexique  unique. Nos travaux ne portent pas sur cette notion de lexique et il ne s’agit pas de valider un point de vue plutôt qu’un autre. Pourtant, l’idée selon laquelle le lexique existe en tant que niveau séparé et indépendant des niveaux pré-lexicaux  n’est pas celle que nous retenons. En effet, s’il apparaît qu’il existe différents niveaux ou différentes unités (représentations) en mémoire, pourquoi les considérer séparément ? Les auteurs des recherches effectuées sur les effets d’amorçage orthographiques ou phonologiques se sont probablement heurtés à quelques difficultés pour construire des paires amorce/cible  reliées orthographiquement ou phonologiquement uniquement. Par exemple, comment certifier que l’on ne manipule que le lien orthographique entre les mots “nature” et “mature”, alors que les mots ont la même consonance à une lettre près ? Si les dimensions peuvent difficilement être séparées, ce n’est pas seulement qu’elles interagissent, mais surtout qu’elles sont intégrées. Quelques modèles de mémoire présentés au cours du Chapitre 1 font référence à cette notion d’intégration. Par exemple, pour Whittlesea (1987), la trace reflète le degré avec lequel les composantes sont intégrées au moment de l’encodage, c’est-à-dire traitées comme faisant partie d’une unité ou traitées en tant que parties séparées. L’étude des processus de classification amène Nosofsky et Palmeri (1997) à proposer l’existence de stimuli composés de dimensions intégrées ou séparées. Ils soutiennent que les stimuli à dimensions intégrées sont encodés, perçus et représentés comme un tout unitaire et sont donc plus difficiles à analyser. A l’opposé, les stimuli dont les dimensions sont séparées, peuvent tout à fait être traités indépendamment sur chacune de leur dimension, celles-ci restant psychologiquement distinctes même si on les combine.

Par conséquent, nous pensons que montrer que des niveaux ou représentations séparés interagissent ne suffit pas à expliquer la nature variable des traces mnésiques selon les conditions de traitement. Nous formulons l’hypothèse selon laquelle il existe des représentations de niveau pré-lexical et que sous certaines conditions, ces éléments peuvent être intégrés, recombinés, pour former un tout. Nous pensons que cette intégration des dimensions élémentaires d’une information (e.g., un mot, un objet) permet la construction de ce mot ou de cet objet dans sa globalité et son maintien en mémoire à long-terme. Autrement dit, nous supposons que pour qu’une trace se construise en mémoire à long-terme, les dimensions élémentaires préalablement activées doivent être intégrées, combinées. Dans le cas d’un mot, une trace construite serait une trace de nature lexicale, ayant intégré les dimensions orthographiques, phonologiques... dans un ensemble plus cohérent et global.

D’autre part, les recherches de ce chapitre ont été réalisées pour tenter d’améliorer nos connaissances à propos du deuxième point énoncé précédemment, concernant plus spécifiquement le mécanisme de construction de trace. Quelles conditions de traitement de l’information permettent le maintien à long terme d’une trace lexicale ? La notion d’intégration est associée à celle d’attention (Nosofsky & Palmeri, 1997 ; Treisman, 1988 ; Treisman & Paterson, 1984 ; Treisman & Souther, 1986 ; Whittlesea, 1987). Il semble que, comme les effets d’amorçage à long terme, l’intégration et par conséquent, la construction, demande du temps. La construction est-elle possible au niveau des dimensions élémentaires (pré-lexicales avec des mots) ? Quelle relation existe-t-il entre l’activation et la construction ?

Les conditions nécessaires à l’émergence de la composante épisodique n’ont pas été très bien définies. L’amorçage de répétition attribué à cette composante est supposé être un effet à long terme et semble exiger de traiter consciemment l’information présentée. Plusieurs facteurs peuvent alors être évoqués pour définir les conditions nécessaires à l’intervention de la composante épisodique des effets d’amorçage : le délai entre l’amorce et la cible, la capacité de traitement allouée à l’amorce et le temps de présentation de l’amorce.

Dans les expériences de ce chapitre, tous les facteurs susceptibles de jouer un rôle dans l’intervention de la composante épisodique ne sont pas manipulés. Nous avons plutôt restreint notre recherche au temps de traitement de l’amorce. Cependant, comparer les effets obtenus avec des amorces masquées et non masquées (comme c’est souvent le cas dans les études mentionnées, voir Chapitre 2) n’est pas suffisant. Une raison est que la différence entre amorces masquées ou non masquées ne se réduit pas simplement au temps de présentation de l’amorce : l’amorce est précédée et suivie d’un masque dans le premier cas, mais pas dans le second. Les Expériences 4, 5 et 6 de ce chapitre ont été conçues pour définir les conditions dans lesquelles à la fois l’amorçage de répétition à long terme et l’effet de fréquence sur l’amorçage de répétition apparaissent, et plus spécifiquement, pour démontrer que ces deux effets nécessitent un minimum de temps de présentation de l’amorce. Ainsi, dans la continuité des expériences réalisées précédemment avec des amorces masquées, nous avons augmenté les temps de présentation des amorces (ainsi que les délais amorce/cible) mais, quel que soit le temps de présentation de l’amorce, aucun masque n’a été utilisé.

Nous postulons que si le temps de traitement de l’amorce est suffisamment limité dans le temps, l’activation automatique et précoce des traces mnésiques préexistantes peut induire un effet d’amorçage de répétition. Toutefois, cet effet d’amorçage ne devrait avoir lieu qu’à un niveau pré-lexical et donc, être de courte durée et indépendant de la fréquence des cibles. En allouant plus de temps au traitement de l’amorce, les dimensions activées pourraient être intégrées et donner lieu à un effet d’amorçage à long terme. Le niveau relatif au “mot dans sa globalité” (niveau lexical) pourrait être atteint et permettre d’observer une atténuation de l’effet de fréquence. D’autre part, si ces hypothèses sont confirmées, cela pourrait indiquer que l’effet de fréquence sur l’amorçage de répétition est un indicateur de la composante épisodique des effets d’amorçage et du niveau d’activation des traces mnésiques atteint pendant le traitement de l’amorce. En admettant que le niveau d’activation atteint reflète le degré d’intégration des dimensions pré-lexicales, alors il indique aussi la nature des traces activées. Plus précisément, si les conditions de traitement des informations engendrent seulement des effets d’amorçage à court terme et ne permettent pas à l’atténuation de l’effet de fréquence d’apparaître, alors le niveau d’activation atteint est “seulement” pré-lexical : seules, certaines dimensions ont été activées (d’où les effets d’amorçage), mais n’ont pas pu être intégrées en un tout (d’où l’absence d’atténuation de l’effet de fréquence). Dans ce cas, il est possible d’en déduire que la trace activée est de nature pré-lexicale. Au contraire, si les conditions de traitement des informations engendrent des effets d’amorçage à long terme et une atténuation de l’effet de fréquence, alors le niveau d’activation atteint est celui du “mot dans sa globalité” : les dimensions activées au préalables ont été intégrées, ce qui engendre une trace construite, de nature lexicale. Une implication directe de ces hypothèses est que la construction nous paraît être une conséquence à long terme de l’activation de dimensions élémentaires.