Chapitre 5
Activation et intégration de dimensions élémentaires : vers une trace construite.

Les données des Chapitres 3 et 4 obtenues sur un matériel verbal, nous ont permis de rendre compte de la dynamique du mécanisme d’activation et des conditions plus précises lui permettant de se maintenir dans le temps. Nous avons interprété le maintien à long terme de l’activation en proposant qu’il indiquait l’intervention du mécanisme de construction et en supposant que les conditions de traitement des informations avaient favorisé l’intégration des propriétés élémentaires activées. L’objectif des expériences de ce chapitre est de vérifier la validité de ces interprétations en approfondissant la notion d’intégration et en généralisant les résultats sur un autre type de matériel (non verbal).

En fait, cette hypothèse est issue d’études propres aux domaines de la perception visuelle et de l’attention. Treisman (1988), Treisman et Gormican (1988), Treisman et Paterson (1984), Treisman et Schmidt (1982), Treisman, Vieira et Hayes (1992) supposent que l’identification visuelle d’un objet passe par une analyse des caractéristiques élémentaires (i.e., des dimensions) de l’objet en question, telles que par exemple, sa forme, sa couleur, son orientation, sa taille... Les auteurs distinguent les dimensions des traits. Les traits font référence à une valeur particulière sur une dimension donnée (e.g., le trait “vert” sur la dimension “couleur”). La théorie de l’intégration des traits (feature-integration theory) développée par Treisman et Gelade (1980) explique que l’identification consiste à rassembler correctement les traits d’un objet analysés séparément au préalable. Selon cette théorie, l’identification d’un stimulus procède en deux étapes : la première, très précoce, consiste à enregistrer les traits. Les traits sont traités automatiquement et parallèlement. La deuxième étape assure la combinaison et la localisation correctes des traits et permet de percevoir l’objet comme un tout unitaire. Selon les auteurs, les opérations de cette étape sont exécutées sériellement et demandent de l’attention. En cherchant à valider leur théorie, Treisman et Gelade (1980) ont mis au point une expérience dans laquelle les sujets devaient retrouver une cible parmi un nombre variable de distracteurs (des lettres de couleurs différentes, par exemple, des T bruns et des X verts). Les auteurs manipulaient deux conditions : dans la condition “conjonction”, la cible était composée d’une conjonction des attributs des distracteurs (i.e., un T vert). Dans la condition “disjonction”, la cible n’avait rien en commun avec les attributs des distracteurs (e.g., S bleu). Dans la condition “disjonction”, les participants devaient enregistrer la présence de l’un ou l’autre des deux attributs de la cible, sans les combiner. Les auteurs supposent que la prospection visuelle devrait alors s’effectuer en parallèle : quel que soit le nombre de distracteurs, les temps de réaction pour retrouver la cible devraient être les mêmes. Dans la condition “conjonction”, le nombre d’attributs à rechercher est le même que précédemment (2), mais cette recherche exige la combinaison des deux attributs. Ainsi, elle devrait solliciter l’attention des sujets, et donc susciter un traitement sériel. Par conséquent, les temps de réaction pour retrouver la cible devraient augmenter avec le nombre de distracteurs. Les résultats ont montré que l’identification d’une cible disjonctive semble être automatique alors que l’identification d’une cible conjonctive  exige de l’attention, ce qui est compatible avec leur théorie.

Dans le cadre de notre problématique, l’intérêt des recherches de Treisman et al. (1980, 1982, 1984, 1988) est qu’elles ont démontré la nécessité d’un traitement attentionnel dans l’intégration des dimensions d’un stimulus (e.g., un mot, un objet) et le rôle de l’intégration dans la perception du stimulus en tant que tel (voir aussi Treisman & Souther, 1986 ; Kahneman & Treisman, 1983 ; Kahneman, Treisman, & Gibbs, 1992). Ces auteurs ne se sont pas intéressés aux conséquences en mémoire à long-terme. Pourtant, la théorie de l’intégration des traits présente de larges similitudes avec les idées que nous développons à propos des mécanismes mnésiques d’activation et de construction de traces. Nos recherches (Nevers & Versace, 1999b ; 1999c) tentent donc de montrer que cette intégration est nécessaire pour construire de nouvelles traces épisodiques en mémoire. Le Chapitre 3 a montré que l’activation était un mécanisme automatique, intervenant sans prise de conscience obligatoire de l’information (i.e., sans traitement attentionnel). Ce mécanisme permettrait seulement de traiter les dimensions de l’information. Puis, si les conditions le permettent, aurait lieu ce que nous appelons intégration (combinaison des dimensions activées en un tout), cette intégration permettant de construire une trace durable en mémoire. Comme Treisman et al. (1980), nous supposons que cette intégration nécessite du temps et de l’attention (phénomène épisodique) et a lieu uniquement si la tâche l’exige. Le but est donc d’étudier plus spécifiquement les dimensions (inhérentes au stimulus) impliquées selon le mécanisme d’activation ou de construction.

Pour cela, nous avons construit nos propres stimuli afin de contrôler plus rigoureusement les dimensions manipulées. Nous avons choisi des stimuli caractérisés par leur forme et leur luminosité (Annexe 3). Il s’agit de rectangles verts d’une surface constante de 10 cm2 ( 0,02 cm2), dont la forme varie en hauteur et en largeur et dont la luminosité varie de 7% 11 (vert foncé) à 93% (vert pâle).

Les expériences réalisées avec le matériel verbal manipulaient la fréquence des paires amorce/cible, le temps de traitement de l’amorce, le délai amorce/cible et, comme nous nous intéressons aux effets d’amorçage de répétition, la relation amorce/cible (identiques, différentes), ceci dans une tâche de décision lexicale. Notre but étant, dans un premier temps, de répliquer les résultats obtenus sur les mots, nous devons manipuler les mêmes variables, dans une tâche similaire. Une tâche de catégorisation (i.e., décider si un stimulus appartient à une catégorie 1 ou 2) semble être une tâche assez proche de celle de décision lexicale (i.e., décider si une suite de lettres appartient à la catégorie “mots” ou “pseudomots”). D’autre part, étant donné que nous changeons de matériel et que le traitement de mots (matériel qui nous est familier) est certainement différent du traitement de formes géométriques, la manipulation des variables pose quelques problèmes :

Notes
11.

Les variations de luminosité ont été obtenues à partir du nuancier TLS que propose le logiciel ClarisWorks 3.0. Ce nuancier de couleur permet de faire varier trois critères : la teinte, la luminosité et la saturation. Les unités des critères luminosité et saturation sont exprimées en pourcentage.