INTRODUCTION

L’histoire de l’organisation de l’espace et des structures de peuplement offre un large champ d’investigations en plein essor, notamment sous l’impulsion des travaux issus de l’archéologie, ou encore des nouvelles orientations de l’histoire urbaine qui s’intéresse à l’étude des réseaux de petites villes. Cependant, malgré quelques travaux pionniers, un thème essentiel pour comprendre le peuplement et sa structuration est encore trop souvent ignoré. Attaché aux différentes formes d’habitat, l’historien du peuplement méconnaît les réseaux routiers, ou les appréhende au travers d’études monographiques vieillies. Les recherches conduites dans le Jura suisse et le Valais ( 1 ) montrent pourtant que les routes ne sont pas les simples vecteurs d’un trafic, mais des structures de peuplement à part entière. Il est vrai que l’histoire routière connaît encore de nombreuses carences et malgré les travaux novateurs de Robert-Henri Bautier ( 2 ), les études de réseaux viaires ne se sont pas multipliées. Un espace de recherche encore très largement vierge s’ouvre donc.

Nous tenterons dans les pages qui suivent d’expliquer comment le réseau routier d’une région de frontière se structure, comment il vit et quelles sont ses répercussions sur le peuplement. Dans ce cadre, le choix du Vivarais s’avére particulièrement intéressant. En effet, ce diocèse est aux confins du Bas-Languedoc, du Massif Central, du sillon rhodanien et du Forez, dans une position de frontière géographique. Ainsi que l’ont montré nos précédents travaux portant sur l’ensemble de l’arc cévenol ( 3 ), il est parcouru par de nombreux axes reliant ces régions, voisines mais différentes et complémentaires. Néanmoins, il n’était pas question pour nous de cantonner étroitement notre travail aux limites du Vivarais, les routes se jouant des frontières. Si le diocèse civil de Vivarais constitue donc le coeur de la région étudiée, afin de conserver la cohérence des itinéraires décrits, nous avons dû étendre notre travail jusqu’aux portes du Puy à l’ouest, débordant en Forez au nord et en Uzège au sud. Seul le Rhône constitue une limite intangible à l’ouest.

Couvrant un champ thématique large, ou plutôt une association de plusieurs champs, histoire du peuplement, histoire des échanges économiques, histoire rurale, mais aussi histoire urbaine, notre travail n’a pas la prétention d’épuiser l’un ou l’autre de ces domaines. En effet, nous n’avons nullement voulu présenter une histoire des villes du Vivarais, pas plus qu’une histoire de ses campagnes ou de son commerce, mais bien une association de différents éléments concourant à éclairer l’histoire de la route et les formes de peuplement qui lui sont liées. Très rapidement, des questions de limites chronologiques se sont posées. Travailler uniquement sur le bas Moyen Age, période où le réseau routier peut être reconstitué avec précision, était séduisant. Cependant, les phénomènes de peuplement demandent à être étudiés sur la longue durée. Exclure le haut Moyen Age ou le Moyen Age central aurait occulté des siècles essentiels dans la mise en place du réseau routier et des formes d’habitat qui l’entourent. C’est pour cette raison que nous avons pris le parti, tout en restant attachés à une large fin du Moyen Age, de ne pas écarter les problèmes portant sur des périodes plus anciennes, nous engageant même parfois dans de longs développements sur le haut Moyen Age. Inversement, la décision d’arrêter notre étude à la fin du XVè siècle répond à un choix en partie arbitraire : les véritables changements en matière routière sont à placer à la fin du XVIIè siècle et non avant. Poursuivre notre étude jusque là aurait assurément été intéressant, mais ce travail était été quantitativement hors de portée. En outre, si l’histoire de la route ne connaît aucune coupure à la fin du Moyen Age, les évolutions économiques et sociales ainsi que l’arrivée du protestantisme dans la région à compter de la première moitié du XVIè siècle justifient à eux seuls de ne pas étendre notre étude au-delà des années 1520-1530.

Dans l’historiographie régionale, l’essor de la sériciculture et les guerres de religions ont largement occulté le Moyen Age, qui, comparativement aux périodes suivantes, n’a que peu été étudié. Ce quasi désert historiographique nous a donc procuré une grande liberté de travail, appréciable et stimulante, mais nous a aussi laissé pour l’essentiel sans guide et avec bien peu de bases solides sur les thèmes abordés. En conséquence, nous avons parfois dû développer plusieurs thèmes paraissant éloignés de notre sujet premier, mais qui sont indispensables pour étayer notre propos sur la route. Signalons cependant quelques jalons historiographiques majeurs, cinq ou six au maximum en un siècle, auxquels il faudrait associer plusieurs autres travaux moins conséquents, des mémoires de maîtrise ou des ouvrages d’historiens locaux principalement, que nous indiquerons par la suite. C’est d’abord la synthèse d’histoire politique, administrative et événementielle de Jacques Rouchier et Jean Régné : rédigée pour partie au milieu du XIXè siècle, elle a été publiée dans les années 1920 ( 4 ). Les années 1950 connaissent l’édition d’une thèse d’histoire du droit, celle de Pierre Babey, portant sur le temporel des évêques de Viviers ( 5 ). Dans les années 1970, sont soutenues deux thèses de l’Ecole des Chartes traitant des campagnes vivaroises au milieu du XVè siècle, ainsi qu’une sur la ville de Tournon à la même période ( 6 ). Dans les années 1980 et 1990, plusieurs études abordent marginalement le Vivarais : c’est, par ordre chronologique, la thèse d’histoire urbaine de Bernard Rivet sur la ville du Puy au XVIè siècle ( 7 ), puis celle de Daniel Le Blévec traitant de l’assistance dans les régions du Bas-Rhône ( 8 ), et pour finir la thèse de Jacques Rossiaud, retraçant l’histoire du Rhône à la fin du Moyen Age ( 9 ). Il faut attendre la fin des années 1990 pour qu’une étude d’ampleur développant des aspects autres que politiques et institutionnels porte sur l’ensemble du Vivarais. La thèse de Pierre-Yves Laffont, soutenue en 1998, s’intéresse au château et à l’aristocratie châtelaine entre les Xè et XIIIè siècles. Elle constitue le premier travail d’histoire sur le peuplement du Vivarais, mettant en lumière les formes, le rythme et les modalités du phénomène castral et de l’incastellamento dans la région ( 10 ). A ces travaux, il faut aussi associer la thèse d’Alain Molinier sur les campagnes vivaroises aux XVIIè et XVIIIè siècles, et celle de Roger Lauxérois sur la cité antique d’Alba ( 11 ). Bien que ne portant pas sur le Moyen Age, toutes deux ont souvent été consultées dans la mesure où elles permettent une mise en perspective chronologique indispensable au-delà de notre période.

La première partie de notre travail vise à reconstituer le réseau routier médiéval dans son ensemble. Devant la masse de données que représente la description des chemins, il a été nécessaire de renvoyer dans un second tome leur présentation monographique, ne retenant qu’une brève synthèse dans le présent volume. Ce choix, s’il facilite la lecture de l’ensemble, n’en pousse pas moins parfois à un certain nombre de redites. Cependant, nous avons essayé de les limiter, ne laissant subsister dans les pages qui suivent que les conclusions permettant d’étayer le travail de synthèse.

Une fois, présenté et analysé, il sera possible d’aborder la vie du réseau routier : la seconde partie sera consacrée à l’état de la route, aux techniques de transport, aux conditions de voyage et à l’accueil du voyageur.

Dans une troisième partie, nous chercherons à cerner les fondements du réseau routier et à expliquer les raisons profondes de sa structuration, plusieurs facteurs entrant en ligne de compte. C’est ici que les carences de l’historiographie vivaroise se feront le plus sentir, nous imposant d’aborder longuement un certain nombre de questions sur le commerce et les échanges dans la région.

Plusieurs approches, regroupées dans une quatrième partie, éclairent divers aspects particuliers de l’histoire du réseau routier. Bien qu’assez éloignées les unes des autres, elles concourent toutes à mieux caractériser la route médiévale, qu’il s’agisse de toponymie, des relations que les chemins entretiennent avec les structures de pouvoir, ou encore des origines antiques du réseau viaire médiéval. Elles demandaient donc à être abordées ici indépendamment des problèmes développés dans les autres sections de ce travail, dont elles sont le complément.

Enfin, dans un cinquième et dernier temps, nous étudierons les relations entre routes et habitat, depuis la répartition des églises et des paroisses au haut Moyen Age, jusqu’au développement urbain des XIIè et XIIIè siècles, en passant par la mise en place du réseau castral et l’incastellamento. Nous mettrons ainsi en évidence le rôle de la route dans l’organisation du peuplement de la région, qui lui confère une large part de sa cohérence et en explique partiellement la géographie.

Les six années de travail qui se terminent aujourd’hui n’ont été possibles qu’avec le soutien de plusieurs personnes qu’il nous est agréable de mentionner. Outre les parents et amis, qui nous ont aidé et encouragé, ou ont toléré les longues journées de travail des derniers mois, particulièrement Sandrine, nous souhaitons remercier notre directrice de thèse, Mme Marie-Thérèse Lorcin. Elle a suivi nos travaux avec attention tout en nous laissant un large espace de liberté. Ce sont aussi les membres de l’U.M.R. 5648 dont plusieurs ont été tout particulièrement attentifs à notre travail. Nous pensons principalement à M. Pierre Guichard, son actuel Directeur, qui suit nos travaux sur le Vivarais depuis notre maîtrise, à M. Denis Menjot, particulièrement intéressé par le volet urbain de notre étude, ou encore M. Jean-Michel Poisson, avec qui nous avons de nombreuses fois discuté d’archéologie. Ensuite, nous tenons à remercier M. Pierre-Yves Laffont, avec qui nous avons travaillé sur le Moyen Age vivarois, réalisant de concert nos deux thèses aux thèmes si complémentaires. De longues heures de discussions ont permis tant d’échanges fructueux que notre travail ne serait pas ce qu’il est si plusieurs aspects n’en avaient été débattus ensemble. Pour finir, nous remercions Mme Monique Bourin, MM. Noël Coulet, Pierre Guichard, Daniel Le Blévec et Denis Menjot d’avoir accepté de juger ce travail.

Notes
1.

) Vion (E) : « Aspects méthodologiques de la recherche des anciens chemins et des voies romaines en pays de Vaud (Suisse) », Caesarodunum, 1983, p. 339-353 ; Vion (E.) : « L’analyse archéologique des réseaux routiers : une rupture méthodologique, des réponses nouvelles » Paysages découverts, t. I, Lausanne, 1989, p. 67-69 ; Vion (E.) : « Itinéraires et lieux habités : les deux pôles de l’analyse archéologique des réseaux routiers », Peuplement et exploitation du milieu alpin, antiquité et haut Moyen Age (Actes du colloque de Belley, 1989), Caesarodunum, 1991, p. 231-245.

2.

) On pense ici à ses travaux sur la route, regroupés dans Bautier (R.-H.) : Sur l’histoire économique de la France, la route, le fleuve et la foire, Londres, Variorum, 1991.

3.

) Brechon (F.) : Espace et relations en Cévennes : première approche des structures d’échange (milieu XIII è siècle-milieu XV è siècle), mémoire de D.E.A., université Lumière-Lyon 2, 1994.

4.

) Rouchier (J.) et Régné (J.) : Histoire du Vivarais ; t. I : des origines à 1039, Largentière, 1919 ; t. II : le développement politique et administratif du pays de 1039 à 1500, Largentière, 1921 ; t III : franchises et bourgeoisies, des origines à 1789, Largentière, 1945.

5.

) Babey (P.) : Le pouvoir temporel des Evêques de Viviers au Moyen Age, 815-1452, Paris, 1956.

6.

) Souchon (C.) : Le Haut-Vivarais d’après les estimes de 1464, thèse de l’Ecole des Chartes, 1970, 298 p. ; Farcis (D.) : Etude sur le Bas-Vivarais d’après les Estimes de 1464, thèse de l’Ecole des Chartes, 1973, 250 p. ; Mourier (J.) : Tournon, étude des structures urbaines (1420-1520), thèse de l’Ecole des Chartes, 1984, 6 vol.

7.

) Rivet (B.) : Une ville au XVI è siècle : le Puy-en-Velay, Le Puy, 1988.

8.

) Le Blévec (D.) : Recherches sur l’assistance dans les pays du Bas-Rhône du XII è siècle au milieu du XV è siècle, thèse d’état dactylographiée, université de Paris IV, 1994, 4 vol.

9.

) Rossiaud (J.) : Réalité et imaginaire d’un fleuve, recherches sur le Rhône médiéval, dossier de thèse pour le doctorat d’état sur travaux, université de Paris I, 1994, 6 vol.

10.

) Laffont (P.-Y.) : Châteaux, pouvoirs et habitats en Vivarais, X è -XIII è siècle, université Lumière-Lyon 2, 1998, 3 vol.

11.

) Molinier (A. ) : Stagnation et croissance, le Vivarais aux XVII è et XVIII è siècles, Paris, 1985, 500 p. ; Lauxérois (R.) : Le Bas-Vivarais à l’époque romaine. Recherche sur la cité d’Alba, Paris, 1983, 320 p., 11 fig., 7 pl.