B- Les cadastres « napoléoniens »

Les données fournies par la documentation médiévale s’apparentent le plus souvent à un nuage de points. On sait seulement que la route y passe, mais entre ces points, il est nécessaire de recourir à d’autres sources, principalement au cadastre napoléonien, qui constitue le plus ancien plan détaillé que l’on possède ( 146 ). Néanmoins, ce cadastre nous semble généralement avoir été mal exploité en matière d’histoire routière, car trop souvent il n’a été lu que comme une simple carte. En fait, la place particulière de la route dans le paysage permet une exploitation plus approfondie du plan cadastral, à laquelle nous avons essayé de nous livrer.

La route ou le chemin, quelle que soit son importance, est un élément structurant, solide et durable du paysage. Tout comme l’habitat urbain s’organise autour de la rue et la fossilise le plus souvent, le parcellaire rural fait de même autour du chemin ou de la route qui devient une véritable « épine dorsale » de la mise en valeur des terroirs, scellant de fait son ancrage dans le paysage. Ainsi, même sur le très long terme, il est extrêmement difficile de faire disparaître la trace d’un chemin sans modifier tous les éléments du paysage gravitant autour. De tels changements parcellaires, même limités à un axe donné, impliquent une décision totalement collective de tous ses riverains, puisque toutes les parcelles sont touchées dans leurs accès et leurs orientations, ou encore une décision imposée par un pouvoir qui en a l’autorité. Cela pousse à une très grande stabilité des axes que l’on retrouve exprimée dans les conclusions de nombreux travaux portant sur le parcellaire ( 147 ).

Néanmoins, cette approche n’est envisageable que dans la mesure où le parcellaire n’a pas été modifié radicalement entre la fin du Moyen Age et la rédaction du cadastre. Même si aucune étude de parcellaire n’a encore été conduite en Vivarais, il est possible d’esquisser des éléments de réponse. Stable dans la longue durée, le parcellaire est certainement encore plus solidement établi au travers des siècles en Vivarais qu’ailleurs, et ceci pour des raisons variables d’une région à une autre.

Dans les Cévennes, les Boutières, sur le talus rhodanien et sur les flancs des vallées du Haut-Vivarais, soit l’essentiel de la région, les très fortes pentes imposent avant toute mise en culture, la construction préalable de nombreuses terrasses. Retenues par des kilomètres de murs en pierre sèche, aménagées avec de nombreux escaliers, aux sources voûtées et canalisées afin d’éviter l’érosion, elles représentent un travail considérable de construction du paysage et du terroir. Il semble donc peu envisageable que, dans ces régions, l’ensemble du parcellaire ait été radicalement modifié postérieurement à son établissement. Il ne se serait alors pas uniquement agit de modifier des limites parcellaires, mais bien de transporter les terres elles-mêmes. Le caractère « bâti » des parcelles, et non pas seulement « borné » de limites type fossés ou haies, rend toute transformation particulièrement difficile. On peut donc envisager, sous réserve de vérifications précises, que les versants en terrasse sont à l’origine de parcellaires d’une extrême stabilité dans lesquels les chemins n’ont eu que peu de possibilité d’évolution. S’il n’est archéologiquement difficile de dater de telles constructions ( 148 ), nous pouvons néanmoins penser que ces pratiques sont consubstantielles de la mise en valeur de la région : elles constituent le préalable impératif pour pouvoir implanter le moindre champ ( 149 ).

En ce qui concerne le plateau vivaro-vellave, il apparaît que les limites de parcelles sont fixées par des murs de pierres sèches de largeur importante. Un travail récent affirme que ces murs sont essentiellement le fruit du XVè siècle et qu’ils viennent figer le parcellaire antérieur ( 150 ). Leur déplacement impliquant là encore un travail considérable, il est permis de penser qu’ils ont contribué à fossiliser assez largement le parcellaire de la période à laquelle ils ont été établis. En outre, ces constructions se doublent souvent de petits ouvrages hydrauliques destinés principalement à assurer soit l’irrigation des prés, soit leur drainage. Il est donc difficile de modifier le parcellaire du tout au tout en s’affranchissant de contraintes de relief qui conditionnent l’écoulement des eaux.

Pour ce qui est de la vallée du Rhône, la situation est différente. Pays ouvert et aux contraintes de relief réduites, la topographie des lieux n’a pu, comme en d’autres secteurs vivarois, imposer une grande stabilité du parcellaire et sa fossilisation au travers de la construction de terrasses de culture. Au contraire, les forts alluvionnements historiques du Rhône laissent même penser que le parcellaire aurait pu être remis en cause à plusieurs reprises. Pour autant, plusieurs indices permettent de penser qu’il n’a pas été radicalement modifié depuis la fin du Moyen Age. Ainsi, des vestiges de cadastration antique sont encore décelables dans la région de Cornas - Saint-Péray - Soyons où s’étend la centuriation républicaine de la cité de Valence ( 151 ) et au sud, du Teil à Saint-Montan où le cadastre d’Orange dit « B » daté de 77 traverse le Rhône ( 152 ). Ces vestiges de cadastres antiques témoignent d’une évolution des paysages qui est restée partielle et en tous cas, respectueuse de formes pourtant très anciennes, principalement en ce qui concerne les voies de circulation ( 153 ). Sans pouvoir apporter d’éléments probants sur l’évolution de ces cadastres antiques postérieurement à leur établissement ( 154 ), retenons en ce qui nous concerne le simple fait que les formes antiques nous sont parvenues. Ceci implique qu’à aucun moment, le paysage n’a connu de changements radicaux ayant pu oblitérer le parcellaire médiéval au point de faire disparaître le réseau viaire ancien.

Pour le Piedmont annonéen, les contraintes de relief sont moindres et ne semblent pas pouvoir jouer un rôle prépondérant dans la fixation d’un parcellaire. Par ailleurs, aucun témoin de centuriation antique, comme dans la vallée du Rhône, ne vient nous indiquer que des structures de paysage très anciennes ont pu subsister jusqu’à nos jours. Néanmoins, les modifications parcellaires radicales induisant des changements notoires dans le paysage et pouvant de ce fait perturber l’exploitation du cadastre napoléonien sont avant tout le fait de bouleversements sociaux et économiques débouchant sur une autre forme de mise en valeur du sol et sur des choix culturaux radicalement nouveaux. Le plateau d’Annonay n’a rien connu de tel, demeurant fidèle jusqu’à nos jours à une agriculture polyculturale ignorant les grandes emblavures, ou les pâturages extensifs. Aux XVIIè et XVIIIè siècles, c’est resté un pays de petite propriété paysanne sans établissement de grands domaines, dans le cadre d’un régime agraire stable ( 155 ). Loin des grands changements dans les formes de terroir, un tel système s’appuie au contraire sur un paysage bocager que l’on a tout lieu de penser issu de la fin du Moyen Age au moins. Globalement, il semble bien que le plateau d’Annonay se rattache aux modèles globaux d’évolution constatés pour l’Ancien Régime dans une large bande centrale de la France qui reste respectueuse des formes de paysage issues des siècles précédents ( 156 ).

A l’échelle de l’ensemble du territoire vivarois, sous réserve d’études spécifiques plus poussées, on peut raisonnablement avancer que le parcellaire a certes évolué de la fin du Moyen Age au XIXè siècle, mais que ses lignes directrices n’ont pas fondamentalement changé, constituant un cadre rigide dans lequel les chemins apparaissent comme les éléments les plus solides.

Ainsi, même si une route importante au Moyen Age ne devient qu’un simple chemin dans les siècles qui suivent du fait d’un éventuel déplacement des flux commerciaux, le tracé reste employé dans la longue durée par les riverains et par les populations locales pour desservir le finage qui s’est organisé autour de la route. C’est ainsi que nous retrouvons de modestes sentiers qui, à l’évidence, sont les héritiers des grandes routes médiévales. Ils subsistent encore sur de longues sections pour le trafic local jusqu’au début du XIXè siècle, voire jusqu’à nos jours, les remembrements récents ayant été très limités en Ardèche.

Un chemin peut néanmoins parfois se fermer et à ne plus être praticable, ce qui est rare, mais les grandes lignes du parcellaire en gardent encore longtemps le souvenir. Le cadastre présente alors une limite continue, parfois encore matérialisée sur le terrain par un talus, un fossé ou une haie. Cependant, lors de l’interprétation de toute limite parcellaire figurant sur les cadastres et pouvant correspondre de prime abord à un chemin disparu, il est nécessaire de garder à l’esprit que le Vivarais est une région à la géographie accidentée. Bien souvent, la prégnance du relief est telle que des éléments naturels, comme des falaises et des rancs rocheux, ou même des ruptures de pentes moins brutales, peuvent bloquer le parcellaire qui présente alors une ligne continue ne correspondant pas à un ancien chemin. Dans tous les cas, une vérification de terrain ou au moins un examen attentif des courbes de niveau de la carte I.G.N. au 1/25000è s’impose afin de ne pas confondre une ligne de relief marqué avec un ancien axe d’origine anthropique. La stabilité des chemins dans le paysage est le premier facteur rendant le cadastre si souvent précis et utilisable pour rechercher les axes de la fin du Moyen Age.

Le cadastre napoléonien constitue aussi une source susceptible d’apporter des éléments de chronologie sur une route. En effet, dans la région, l’essor du transport par roulage qui succède au transport par portage à dos de mulets à partir de la fin du XVIIè siècle, révèle l’inadéquation et les carences du réseau ancien, ne convenant plus du tout aux nouvelles exigences techniques imposées par le chariot. Les pentes sont le plus souvent trop fortes, les routes trop étroites pour permettre le croisement d’attelages, ou encore les ponts et les portes des villes pas assez larges pour le passage d’une simple charrette. Si le besoin de modifier le réseau routier s’est fait sentir dès la seconde moitié du XVIIè siècle, les travaux n’ont pour l’essentiel débuté qu’au XVIIIè siècle, pour ne devenir très importants et généralisés à tous les axes qu’après 1750 ( 157 ). Ainsi, il semble que des deux derniers siècles du Moyen Age jusqu’au début du XVIIIè siècle, le réseau routier soit pour l’essentiel resté topographiquement le même. Ce n’est qu’après que le tracé des routes a été modifié en raison de ces impératifs techniques nouveaux. Ce réseau routier issu des travaux du XVIIIè siècle est encore pour l’essentiel celui en usage dans nos campagnes. Chronologiquement, le cadastre napoléonien se place donc immédiatement à l’issue de cette période de grands changements.

Ainsi, sur le cadastre napoléonien, réalisé pour l’essentiel entre 1810 et 1835, figure encore généralement la situation antérieure aux travaux du XVIIIè siècle, complétée par les nouveaux axes et les modifications apportées aux anciens chemins. En effet, cinquante ou soixante ans après les travaux, le nom donné aux routes garde la trace des changements d’itinéraire intervenus il y a quelques décennies seulement. Le plus souvent, le nouvel axe est appelé « route de tel endroit à tel endroit » ou encore « grande route » ou plus explicite encore « nouvelle route ». Le tracé précédent devient dans ce cas le « chemin de tel endroit à tel endroit » ou parfois « l’ancien chemin ». La chronologie des différents axes est ainsi facile à établir.

Cette concentration chronologique des plus importants travaux routiers entrepris de la fin du Moyen Age au XIXè siècle dans les années qui précédent la rédaction du cadastre permet de bien les identifier et constitue le second atout du cadastre comme source de l’histoire routière médiévale.

Pour finir, une lecture attentive du cadastre permet de mettre facilement en évidence les sections sur lesquelles un chemin a été ouvert ex nihilo au XVIIIè siècle indépendamment du réseau viaire ancien. En effet, dans ce cas, le nouveau chemin est l’élément le plus récent du paysage et il vient se surimposer à tous les autres, coupant les chemins antérieurs mais surtout les limites de parcelles qui se poursuivent en vis-à-vis de chaque côté du nouvel axe. Ainsi, même sur les cadastres actuels, plus de deux cents ans après les travaux, le parcellaire n’est pas encore systématiquement rééquilibré en tous points et on peut toujours constater que le tracé du XVIIIè siècle coupe manifestement des parcelles anciennes.

L’observation, de type archéologique, de la liaison entre le parcellaire et la route peut permettre de proposer une datation relative pour cette dernière. Nous retiendrons globalement trois cas de figure. Premièrement, le chemin coupe en tous points le parcellaire, ce qui laisse penser qu’il est récent au début du XIXè siècle. Deuxièmement, le parcellaire, après avoir été coupé par la route, a commencé à évoluer différemment de part et d’autre de cette dernière. Ceci laisse penser que les modifications sont antérieures au XVIIIè siècle, mais certainement pas médiévales. Troisièmement, pour finir, le chemin sert d’appui au parcellaire, impliquant qu’il lui est nettement antérieur et qu’il peut donc être au moins tardi médiéval.

Dans le même ordre d’idée, la liaison des routes entre elles met en évidence une chronologie relative des différents axes. Tout comme l’archéologue observe la liaison entre différents murs pour déterminer quel est le plus ancien, chaque carrefour routier nous révèle le chemin antérieur sur lequel sont venus se greffer les autres axes. Une telle méthode a été appliquée en certains cas à partir de télédétection aérienne ( 158 ). Néanmoins, en ce qui nous concerne, elle est beaucoup plus simple et économique à appliquer au cadastre. La chronologie absolue de ces carrefours et croisements reste toutefois presque impossible à établir, mais lorsque l’on suit un axe bien daté par ailleurs, ce type d’observation permet de ne pas « s’égarer » au carrefour et de poursuivre sur la bonne route, ce qui n’est pas négligeable.

A l’issue de ce tour d’horizon, le cadastre n’apparaît donc pas comme une simple carte présentant la seule situation du début du XIXè siècle mais bien comme une source complète pouvant livrer des indications chronologiques précieuses pour l’historien du réseau routier à condition que l’on en fasse une lecture globale intéressant tout autant la route que son environnement.

Notes
146.

) Les plans-terriers antérieurs au XVIIIè siècle sont en effet rarissimes et ne nous ont été que d’un secours très ponctuel. Sauf cas exceptionnels, fragmentaires et imprécis, ils ne permettent pas d’identifier les chemins et encore moins de les replacer dans la topographie des lieux représentés sur le plan. Les plus ancien cadastres conservés sur la région étudiée sont ceux de Saint-Germain-Laprade, en Haute-Loire, et de Joyeuse, en Ardèche, terminés en 1809. La principale période de confection se situe toutefois dans les années 1825-1835, les derniers plans dressés l’ayant été sur la période 1840-45.

147.

) Cf. par exemple Chouquer (G.) : « Aux origines antiques et médiévales des parcellaires », art. cité, p. 24-28 ou encore Pichot (D.) : « L’occupation du sol en pays bocager », art. cité, p. 26. Marchand (C.) : « Réseau viaire et dessin parcellaire : étude morphologique de la région du Gâtinais oriental », art. cité, (COMP).

148.

) Quelques tentatives ont été conduites avec succès dans les Pyrénées. Néanmoins, elle demandent un travail spécifique considérable qu’il n’y avait pas lieu d’entreprendre ici. Cf. Martzluff (M.) : « Le paysage bocager de Cerdagne : approche archéologique d’un impact de la société paysanne sur le substrat minéral », art. cité

149.

) Au sujet des paysages en terrasses vivarois, cf. : Blanc (J.-F.) : Paysages et paysans des terrasses de l’Ardèche, op. cit., et principalement pour les questions de chronologie de ces paysages, les p. 141 et suivantes. Les chartriers seigneuriaux de la région mentionnent des parcelles en terrasse par dizaines dès la seconde moitié du XIIè siècle et le XIIIè siècle au moins (par exemple AD 07 : 19J, 39J, 42J ; AD 48 : 3J, 6J...).

150.

) Bourgeois-Cornu (L.) : Les communautés rurales du Velay face aux crises de la fin du Moyen Age, op. cit., p. 107.

151.

) Blanc (A.) : « Les traces de centuriation romaines et les origines de la cité de Valence », art. cité, p. 38 et Blanc (A.) : Valence, des origines aux Carolingiens, p. 42-43.

152.

) Sur le cadastre « B » d’Orange qui s’étend jusqu’en Vivarais en bordure du Rhône, cf. Piganiol (A.) : Les documents cadastraux de la colonie romaine d’Orange, op. cit., p. 414 mais surtout Lauxerois (R.) : Le bas-Vivarais à l’époque romaine, recherches sur le cité d’Alba, op. cit., p. 52-55.

153.

) Un exemple caractéristique est donné par le pont de Touchelaze, traversant le Rhône au sud de Viviers, qui se trouve parfaitement axé sur le cadastre d’Orange ainsi que la route qui y même. Ceci peut permettre de suggérer l’existence d’un éventuel pont antique à cet emplacement. A son sujet, cf. Dilke (O.-A.-W.) : The roman land surveyors. An introduction to the Agrimensores, op.-cit., p. 166 et 175.

154.

) Pour une étude sur la question, concernant le Bas-Languedoc voisin et apportant de nombreux points de comparaison, on se reportera à Bourrin (M.) : « Délimitation des parcelles et perception de l’espace en bas-Languedoc aux Xè et XIè siècles », art. cité.

155.

) Sur les structures agraires du haut-Vivarais et plus spécifiquement du rebord oriental du Piedmont sous l’Ancien Régime nous renvoyons à Guichard (P.) : « D’une société repliée à une société ouverte : l’évolution socio-économique de la région d’Andance de la fin du XVIIè siècle à la Révolution », art. cité, p. 147-148.

156.

) D’un point de vue général sur l’évolution de cette « France centrale », nous renvoyons à Jaquart (J.) : « Immobilisme et catastrophes », contribution à Duby (G.) et Wallon (A.) dir. : Histoire de la France rurale, vol. 2 : de 1340 à 1789, op. cit., p. 226-232.

157.

) Sur les travaux du XVIIè et du XVIIIè siècle en Vivarais, on consultera avec le plus grand profit Bardoux (L.) : Les routes en Vivarais au XVIII è siècle, étude l’oeuvre routière des Etats particuliers du pays de Vivarais (1700-1789), op. cit.

158.

) Guy (M.) : « Méthode de datation relative des voies de communication par télédétection », art. cité, p. 9-13.