La toponymie a été utilisée, mais avec la plus grande prudence. En effet, si les hodonymes sont assez facilement identifiables, leur datation pose de graves problèmes. Il est souvent difficile de savoir si un toponyme routier est d’origine antique ou médiévale. Le toponyme « Lestrade », très fréquent, ou encore de ses variantes « Letrade », « Lestra », « Lextra » et « Estrade » qui ne sont pas rares, constituent de bons exemples. Ces termes occitans héritiers directs du latin strata sont souvent perçus comme un indice solide de la présence d’un itinéraire antique ( 168 ). C’est toutefois faire fi bien rapidement du latin médiéval et des langues romanes qui lui ont succédé. Elles ont pu, sans aucun recours à une route antique, elles aussi forger un tel toponyme.
Malgré les limites de la méthode, la toponymie demeure un moyen irremplaçable pour localiser précisément le passage d’une route connue par ailleurs dans les textes. Mais le travail de l’historien n’est pas facilité par l’absence de synthèse hodonymique générale imposant de se reporter à de multiples études régionales abordant tel ou tel aspect de la question ( 169 ). Nous avons localisé sur les cartes anciennes et les cadastres napoléoniens ( 170 ), ainsi que dans toute la documentation médiévale consultée, quelques toponymes routiers et leurs variantes latines, occitanes ou françaises que nous tenons pour des indices directs ou indirects du passage d’une route.
les dérivés de strata, qu’il s’agisse de « Lestra », « Letrade », « Lextra », « L’Estrade » et « Estrade » ;
les toponymes issus de carreria comme « Carrayre », « Charreyre », « Charreyrol » ou encore des composés comme « Malcharreyre » ;
les dérivés de passus comme le « Malpas » et son contraire le « Bompas » ;
des dérivés de pertus comme « Malpertus », « Marperthuis », « Pethuis » ;
les dérivés de scala ou schaleta, l’échelle, généralement « L’Escalette » ou « L’Echelette » ;
les dérives de transcollum, le col par lequel on passe, comme « Tracol » ou « Tracoulaud » ;
le terme de « Raviscole » et ses dérivés « Revicole », « Resviscole » ou « Rasvicole » qui marque le plus souvent le rebord d’un versant montagneux où la route descend brutalement ;
le terme estrech dont dérivent « Estret » ou « Estréchure » et qui désigne un rétrécissement de vallée formant une gorge. Il n’implique pas assurément la présence d’une route, mais il lui est toutefois très souvent associé au droit d’un passage étroit ;
le toponyme Peyrade qui se rattache à la présence d’un axe empierrré ou au moins d’une section bien aménagée ;
le toponyme Callada, et ses dérivés comme « Caussade » ou « Callade » à rapprocher de Peyrade ;
le toponyme Pouge ou ses dérivés en « pouche », « poute » ou « poutet » qui désigne une route bâtie en hauteur ;
le toponyme de Serrade qui dérive de « serre » et désigne une route cheminant sur une telle crête ;
le toponyme « la route » ou « les routes » ou ses formes dégradées de « roue » ou de « rotte » et « rode » posent des problèmes d’interprétation et ne peuvent être systématiquement retenus pour marquer le passage d’une route, malgré les apparences. En effet, dans plusieurs cas, il apparaît qu’ils sont des dérivés de ruptis, se rattachant alors plus vraisemblablement à un défrichement qu’à un élément viaire ( 171 ).
les dérivés du celte briva, signifiant pont, que l’on retrouve fréquemment comme radical dans certains noms de lieux comme « Brives, » « Brioudes » et peut-être « Privas ».
les dérivés de gadus comme « Le Gua », « Le Gap », « Le Gazo », « Le Gazel » ou « Le Gay » ou simplement « Le Gué » ;
les dérivés de pontem, le plus souvent sous la forme pont + suffixe topographique, technique ou hydraulique ;
les toponymes liés à la présence d’un pont ou d’une passerelle en bois, comme l’occitan « Post », mais aussi « La Plancha », « Le Plancheiron », « Le Plancheyrol », ou tout simplement « La Planche » ;
les dérivés de sauta indiquant la présence d’un gué aménagé comme « Le Sault », « Le Saoutadou », ou « Le Sautadet » et « le Saut » ;
les toponymes liés à la présence d’un bac ou d’une barque, généralement en Vivarais navigium dans les textes latins ou « Le Bateau », « La Barque » et « Le Bac » dans la toponymie moderne francisée ;
les hydronymes devenus toponymes ponctuels bordant le cours d’eau en question qui signaleraient un point de franchissement à gué. Par exemple, le hameau de Dunière est situé à l’endroit où la route de Valence à Saint-Agrève par Vernoux traverse la rivière du même nom.
les dérivés de beguda, auberge, généralement « La Bégude » ;
les dérivés de pedatgium qui donne le plus souvent le péage + nom du lieu ;
les dérivés d’hospicium, comme « l’Hôpital » ou « l’Hospitalet » ;
les toponymes désignant des bornages ou des jalons le long de la route comme Petra ficta, « Peyrefiche », « Pierre Plantée », « Pierre Levée » qui sont souvent attachés à la présence d’une borne voir d’un milliaire. La plus grande prudence s’impose toutefois en matière d’exploitation des toponymes indiquant la présence de pierres levées. En effet, il est évident que toutes ces pierres ne sont pas, loin s’en faut, liées à la présence d’une route mais qu’elles peuvent tout simplement correspondre à des pierres de bornage de paroisses, de seigneuries ou de toutes autres circonscriptions territoriales. De même, les menhirs, cependant rares en Vivarais, ont eux aussi souvent faire naître de tels toponymes. A ce groupe, il faut aussi associer les toponymes de « Montjoie » et leurs dérivés.
les toponymes liés à l’exercice de la justice seigneuriale et plus particulièrement à la présence de fourches patibulaires peuvent indiquer le point d’entrée de la route dans un mandement. L’érection des fourches apparaît alors comme un acte éminemment symbolique destiné à marquer le voyageur. Le plus souvent, le terme « Les Fourches » est associé à un élément géographique : « Plateau des Fourches », « Serre des Fourches »... Il se rencontre aussi parfois seul, ou encore c’est le terme de « Justice » qui le remplace : « Col de la Justice », « Ruisseau de la Justice »... Dans tous les cas, nous n’avons retenu ces toponymes que lorsqu’ils marquent les limites d’un mandement. Hors de ce cadre, ils peuvent se rattacher à toute forme d’exercice de la justice seigneuriale mais ne pas être nécessairement.
le toponyme « Rome » et ses dérivés désignant le passage de pèlerin comme « Romeu », « Roume » ;
les toponymes bâtis autour du moyen de transport dominant dans la région au Moyen Age : le mulet, comme la « Serre de Mulets », la « Côte des Mulets » ou le « Chemin des Mulets » par exemple. Un dérivé se rencontre souvent dans les secteurs où les routes sont les plus raides : « Gastefer », littéralement qui abîme les fers des chevaux et des mulets.
les toponymes issus d’un trafic commercial particulier : le « Saunier » ou le « Mercadier » par exemple.
le nom de draya et ses dérivés « draille » ou « drayes » qui désignent le chemin lui même. Attention, dans certaines régions proches du Vivarais, comme au pied du Vercors, le terme de draye s’applique à une coulée d’éboulis linéaire dévalant un versant montagneux. Nous sommes donc loin de la transhumance, même si une certaine analogie visuelle entre les troupeaux et les éboulis est vraisemblablement à l’origine de l’amphibologie du terme.
les toponymes désignant les troupeaux transhumants eux-mêmes par analogie avec un essaim d’abeilles, comme « Abeillards », « l’Abeillé » ou « l’Aubeillaud » ;
les toponymes tirés d’un aspect technique de la transhumance. Ainsi, c’est le cas des « Fumades » qui sont attachés à l’emplacement où les troupeaux sont parqués pour la nuit. Les toponymes « Triadou » ou « Triador » désignent les points où les troupeaux de différentes origines sont rassemblés sous les ordres du même berger. Pour finir, mentionnons encore les lieux où les troupeaux s’abreuvent le long de la draye qui fréquemment prennent le nom « d’Abeuradou » ou « d’Abeurador ».
L’exploitation de ces toponymes doit toutefois se faire en gardant constamment à l’esprit qu’ils ne sont pas obligatoirement liés à la transhumance mais qu’ils peuvent aussi être issus, essentiellement pour les deux derniers désignant l’abreuvoir, de l’élevage stationnaire. Plus encore que d’autres termes, ils n’offrent une possibilité de repérage précis que pour une draye assurément identifiée par ailleurs mais ne peuvent permettre à eux seuls d’en assurer l’existence.
Au total, sur l’ensemble de l’espace étudié, nous avons retrouvé les quelques toponymes retenus et leurs dérivés latins, occitans ou français, plusieurs centaines de fois.
) Des exemples vivarois de l’utilisation récente des dérivés de strata pour identifier un axe antique peuvent se trouver dans les travaux de René Rébuffat, par ailleurs de grande valeur, sur la voie d’Antonin le Pieux dans sa traversée du Bas-Vivarais. Cf. Rébuffat (R.) et alii : Visite à la voie romaine des Helviens, op. cit., p. 67.
) Quelques ouvrages récents de toponymie sont révélateurs de l’état d’abandon des thèmes hodonymiques. Par exemple, il est significatif que sur les vingt et un articles du numéro de la revue Monde Alpin et Rhodanien intitulé Nommer l’espace publié en 1997 et entièrement consacré à la toponymie, aucun chapitre aussi réduit soit-il ne traite des hodonymes alors que les contributions traitant des oronymes, des hydronymes et des désignations de l’habitat sont nombreuses, reflètant des préoccupations paysagères toutes actuelles.
Toutefois, sur la toponymie routière en général, on se reportera avec intérêt, bien qu’il ne s’agisse pas spécifiquement d’études traitant d’une aire linguistique occitane à Arnaud (J.-P.) : « La toponymie des anciens chemins dans le Maine-et-Loire », op. cit. ; à Chevallier (R.) : Les voies romaines, op. cit., p. 168 et ss.. De nombreux éléments sont aussi à glaner dans Nègre (E) : Toponymie générale de la France, 4 vol., op. cit.
Plus proche linguistiquement, citons Bordes (J.-M.) et Villoutreix (M.) : « Toponymes routiers en Limousin : étymologie et répartition », art. cité, ou encore Baby (F.) : « Toponomastique du pélerinage en Languedoc », art cité ; Gilles-Guibert (M.) : « Noms des routes et des chemins dans le midi de la France au Moyen Age », art. cité.
L’hodonymie vivaroise n’a pas non plus fait l’objet de travaux spécifiques. Cf. toutefois Massot (G.) : « En Ardèche, passer l’eau sans les ponts », art. cité.
) Les matrices cadastrales consultées sont sensiblement plus riches que les plans qui ont subi une sévère érosion toponymique, sans doute pour d’évidents impératifs de dessin. Toutefois, pour ce travail, l’absence de dictionnaire topographique de qualité pour le département de l’Ardèche se fait directement ressentir ici.
) Gilles-Guibert (M.) : « Noms des routes et des chemins dans le midi de la France au Moyen Age », art. cité, p. 11.