b- Le chemin de Régordane

Tout comme la route rhodanienne, il s’agit d’un axe orienté nord-sud. Prolongeant l’Iter Forezii traversant le Forez ( 191 ), où encore la route de Paris à Clermont par Nevers ( 192 ), il passe au Puy avant de se diriger vers Pradelles, aux confins du Vivarais, du Gévaudan et du Velay. De là, il se poursuit par Luc, Villefort, Génolhac et Portes jusqu’à Alès. Ensuite, se séparant en deux branches, il permet de rejoindre soit Montpellier, soit Nîmes et Saint-Gilles ou Aigues-Mortes ( 193 ).

Deux trafics assurément importants se cumulent sur le chemin de Régordane. C’est d’abord, dès les Xè-XIè siècles, un axe de pèlerinage à destination de Saint-Gilles. Le chemin de Régordane est d’ailleurs souvent désigné comme le chemin de Saint-Gilles. Ainsi, en 1108 l’évêque de Barcelone arrive au niveau de Clermont par la publica via qua ad Sanctum Egidium itur ( 194 ). De même, la Régordane quitte la ville du Puy par la Porte de Saint-Gilles, prolongée par le Faubourg de Saint-Gilles, le chroniqueur ponot du XVIè siècle, Etienne de Médicis, précisant même qu’il s’agit là de la route allant en Languedoc ( 195 ). Une configuration similaire se rencontre aussi à Alès en 1393, la route sortant de la ville en direction du sud par la porte de Saint-Gilles ( 196 ). Le premier voyageur célèbre que l’on connaisse à faire le trajet est un pèlerin, Robert le Pieux, qui se rend du Puy à Saint-Gilles en 1031 ( 197 ). Reliant deux centres de pèlerinage majeurs, il est indéniable que la route jouit là d’une véritable rente de situation. En effet, pour se rendre du nord du royaume ou même de l’Europe à Saint-Gilles, comme le demandent souvent les condamnations à un pèlerinage pénitentiel rendues en Flandres, Picardie ou aux Pays-Bas ( 198 ), la vallée du Rhône pourrait apparaître comme préférable. Néanmoins, ce serait ignorer la Vierge du Puy, alors que le chemin de Régordane permet de l’honorer, de même qu’il offre un passage par Brioude où le culte de saint Julien attire encore quelques pèlerins. Robert le Pieux ne manque ainsi pas de s’y arrêter en 1031. Le chemin de Régordane est d’ailleurs désigné dans sa traversée du Vivarais en 1030-1040 comme la strata per quo itur ad Montem Genitricis Dei Marie (Le Puy) ( 199 ).

Outre la circulation des pèlerins, le chemin de Régordane apparaît, jusqu’au milieu du XIVè siècle au moins, comme la route normale pour rejoindre la Méditerranée depuis le nord du Royaume, quel que soit le but du voyage. Ainsi, rappelons que l’évêque de Barcelone l’emprunte pour se rendre de sa cité auprès du roi de France en 1108 ( 200 ). Ensuite, la documentation nous livre plusieurs passages de convois commerciaux tout au long de la fin du Moyen Age. En 1295, ce sont des marins génois débarqués à Aigues-Mortes qui remontent vers Rouen par Alès, Le Puy et Clermont ( 201 ). En 1368 c’est un marchand Catalan transportant du safran qui est détroussé à Brioude ( 202 ), ou en 1442, un marchand Nivernais à qui les consuls d’Alès remettent les sommes dues à la chancellerie royale pour l’expédition de lettres patentes ( 203 ).

Le caractère majeur de cette route apparaît aussi nettement à l’examen des voyages royaux. Outre Robert le Pieux en 1031, dont le pèlerinage l’amène naturellement du Puy à Saint-Gilles par la Régordane, mentionnons saint Louis qui emprunte la Régordane en 1254, au retour de la septième croisade ( 204 ). Certes, on peut penser que le caractère particulièrement pieux de Louis IX a pu le pousser à prendre le chemin de Régordane dans le but de passer tout à la fois à Saint-Gilles et au Puy ( 205 ), mais ce n’est pas le cas de Philippe III qui emprunte encore ce chemin en 1283 alors qu’il termine un voyage en Languedoc par Beaucaire et Aigues-Mortes ( 206 ). Ne passant pas à Saint-Gilles et ne séjournant qu’une nuit au Puy, il est interdit de voir dans ce choix d’itinéraire une quelconque marque de piété, le roi empruntant alors simplement ce qui est le chemin courant.

Le chemin de Régordane constitue même au XIIIè siècle l’axe principal pour relier les ports et les villes commerçantes du Languedoc, Saint-Gilles, Nîmes et Montpellier aux foires de Champagne ( 207 ), ce qui se traduit par l’origine des muletiers chargés de transporter les marchandises qui y sont vendues ( 208 ). Rappelons que Montpellier joue alors le rôle d’intermédiaire entre les foires et les villes Italiennes, ceci au plus grand profit de la Régordane ( 209 ). C’est à ce titre qu’au nord de Montpellier, il est dit caminus publicus quo itur de Arsacio ( 210 ) versus Franciam en 1318 ( 211 ), iter gallicanum en 1418 ( 212 ), et caminus franciscum en 1475 ( 213 ). Les Alésiens ne s’y trompent d’ailleurs pas. Demandant en 1436 l’autorisation au sénéchal de lever un subside spécial destiné à la reconstruction du Pont Neuf traversant le Gardon aux portes de la ville, ils insistent sur son utilité, précisant « icelle ville est située et assise pres et a l’entrée de pays de montagnes sur grand chemin et passages pour aller des marchez de Languedoc es pays d’Auvergne, de Berry et de France », s’agissant bien évidemment ici du chemin de Régordane ( 214 ). Pour finir, rappelons que le chemin de Régordane figure en bonne place dans l’Itinerarium de Brugis ( 215 ). Quelques décennies avant, en 1370, ce sont les habitants de Quissac, bourg situé sur la route entre Alès et Montpellier qui reçoivent alors du roi l’autorisation de réparer les « maupas » de la route de Montpellier à Paris, qui n’est autre que la continuation du chemin de Régordane ( 216 ).

Néanmoins, le chemin de Régordane marque le pas à compter du milieu du XIVè siècle. Il est certain que, peu à peu, les routes du sillon rhodanien gagnent du terrain alors que dans le même temps, en l’espace de deux siècles, le chemin de Régordane décline pour se trouver à partir du XVIè siècle cantonné à un trafic strictement régional. Il a été proposé de lier ce déplacement des circulations à des causes géopolitiques ( 217 ). L’annexion du Vivarais à la couronne de France au début du XIVè siècle aurait alors, pour la première fois, permis de gagner le midi méditerranéen depuis le nord du royaume de France sans entrer en terre d’Empire. Nous avons expliqué que, pour séduisante qu’elle soit, cette hypothèse ne nous semble pas être en mesure d’expliquer les causes profondes du déclin de la Régordane. En effet, remarquons que le chemin de Régordane passe lui aussi en terre d’Empire avant le paréage annexant le Vivarais au Royaume, puisqu’il traverse la région de Pradelles, mais que cela ne semble jamais avoir posé de problème. Il est vrai que l’appartenance du Vivarais à l’Empire est strictement nominale et qu’elle n’entraîne aucune conséquence tangible dans la région. En outre, on peut penser que si l’ouverture « politique » de la vallée du Rhône avait été la cause du déclin de la Régordane, ce dernier aurait été plus rapide. Il est pourtant net que le chemin de Régordane vit une lente et longue agonie s’étendant sur un siècle et demi à deux siècles, de 1350 à 1500 environ. Sans doute faut-il donc proposer d’autres explications. L’essor du transport fluvial sur le Rhône en est une, avec une augmentation des tonnages embarqués liée à la mise en place du halage équin remplaçant la traction humaine ( 218 ). Il faut aussi considérer l’essor d’Avignon et, parallèlement, de la route de la haute vallée de l’Ardèche par Montpezat et Aubenas. En effet, la cour pontificale s’installant à Avignon, cette cité devient un centre d’attraction majeur qui détourne les circulations à destination du midi soit au profit du sillon sequano-rhodanien dans sa totalité, soit d’autres routes vivaroises. De plus, on peut penser que le rattachement de la Provence à la France à la fin du XVè siècle scelle la fin de la Régordane comme axe de grand commerce. En effet, celle-ci n’a comme débouché portuaire qu’Aigues-Mortes, port en eau peu profonde connaissant des problèmes d’ensablement qui ne pourront jamais être résolus. Par contre, à partir de 1481, Marseille offre un débouché maritime de qualité, ce dont profite indéniablement le sillon rhodanien, d’autant que les foires de Lyon et Genève connaissent alors leur plein essor ( 219 ).

Le chemin de Régordane, traversant l’extrême ouest du Vivarais, compte indéniablement au nombre des routes majeures de France, au moins aux XIIè et XIIIè siècles, le trafic l’animant dépassant alors de loin la seule région. Néanmoins, aux deux derniers siècles du Moyen Age, il connaît un déclin certain à l’issue duquel il demeure un axe important, mais ne jouant alors plus qu’un rôle régional.

Notes
191.

) Fournial (E.) : Les villes et l’économie d’échange en Forez aux XIII è et XIV è siècles, op. cit., p. 137 et ss.

192.

) Bautier (R.-H.) : « Recherches sur les routes de l’Europe médiévale, I : de Paris et des foires de Champagne à la Méditerranée par le Massif Central », art. cité, p. 132 et ss.

193.

) Cf. t. II, p. 555-599.

194.

) Chronique de Saint-Pierre-le-Vif, Recueil des historiens de la France, t. XII, p. 281-282. En 1108, le chroniqueur de Saint-Pierre rencontre à sept milles au sud de Clermont, sur le bord de la route susdite, l’évêque de Barcelone venu demander du secours au roi Louis VI devant la poussée des Almoravides vers sa cité.

195.

) Chassaing (A.) : Le Liber de Podio, ou la chronique d’Etienne de Médicis, bourgeois du Puy, op. cit., vol. 2, p. 273.

196.

) AM Alès : 1G 0.

197.

) Helgaudi : Vita Roberti regis, op. cit., p. 114.

198.

) Sigal (P.-A.) : Les marcheurs de Dieu. Pèlerinage et pèlerins au Moyen Age, op. cit., p. 23-24.

199.

2) AD 34, 5H 8, n°CVII.

200.

) Chronique de Saint-Pierre-le-Vif, Recueil des historiens de la France, t. XII, p. 281-282.

201.

) Fawtier (R.): Comptes royaux (1285-1314), op. cit., t. 2, : Comptes particuliers et comptes spéciaux ou extraordinaires, p. 626-630.

202.

) Archives de la couronne d’Aragon, Marcarum, Pierre III, n°1485, f°20. Cité dans Combes (J.) : « Transports terrestres à travers la France centrale à la fin du XIVè siècle et au commencement du XVè siècle », art. cité, p. 45.

203.

) Bardon (A.) : Histoire de la ville d’Alès, op. cit., t. 2, p. 225.

204.

) Vernière (A.) : Itinéraires des rois de France et des Papes dans l’Auvergne et le Velay, op. cit., p 18.

205.

) Sur les voyages de saint Louis et sa volonté de parcourir le royaume à des fins politiques tout autant que pieuses, cf. : Le Goff (J.) : Saint Louis, op. cit., p. 536-539.

206.

) Guigniaut et de Wailly : Regnum mansione et itinera, op. cit., p. 430-468.

207.

) Bautier (R.-H.) : « Recherches sur les routes de l’Europe médiévale, de Paris et des foires de Champagne à la Méditerranée par le Massif Central », art. cité, p. 139-143.

208.

) Bautier (R.-H.) : « Les registres des foires de Champagne », art. cité, p. 176-185.

209.

) Combes (J.) : « Montpellier et les foires de Champagne », art. cité, p. 394.

210.

) Assas, modeste village à une dizaine de kilomètres au nord de Montpellier où la route confronte alors une terre.

211.

) Cartulaire de Maguelone, op. cit., t. IV, p. 348.

212.

) Berthelé (J.) : Les archives historiques de la ville de Montpellier, inventaire et documents, op. cit., t. 5, p. 233.

213.

) Ibidem, p. 275.

214.

) AD 34, A 11, f°72.

215.

) Hamy (E.-T.) éd. : Le livre de la description des pays de Gilles le Bouvier, dit Berry, premier roi d’armes de Charles VII, roi de France, publié pour la première fois avec une introduction et des notes et suivi de l’itinéraire Brugeois, de la Table de Velletri et de plusieurs autres documents géographiques inédits ou mal connus du XV è siècle, op. cit., p. 182-183.

216.

) B.N.F., Nouv. Acqu. Lat., Ms. 4641, f°36v°.

217.

) Bautier (R.-H.) : « Recherches sur les routes de l’Europe médiévale, de Paris et des foires de Champagne à la Méditerranée par le Massif Central », art. cité, p. 121-122.

218.

) Sur les améliorations des voies navigables d’un point de vue global, cf. Bautier (R.-H.) : « La circulation fluviale dans la France médiévale », art. cité, p. 23-27 et sur cet aspect de la batellerie rhodanienne en particulier, cf. Rossiaud (J.) : « Les haleurs du Rhône au XVè siècle », art. cité, p. 296-300.

219.

) Sur les liens unissant foires de Lyon et port de Marseille au plus grand profit de la vallée du Rhône, cf. Baratier (E.), Rambert (F.) : Histoire du commerce de Marseille, op. cit., t. II, p. 579-586.