e- La route des Cévennes, de Pont-Saint-Esprit à Luc ou Pradelles

Cet axe, que nous avons sectionné en deux tronçons différents dans le volume de monographies d’itinéraires, ne constitue en fait qu’une seule et même route ( 266 ). Elle quitte le sillon rhodanien au sud du Vivarais, à Pont-Saint-Esprit, et longe les confins de l’Uzège et du Vivarais. On peut la suivre jusqu’à Barjac, puis elle se divise en deux branches parallèles, l’une passant par Les Vans au sud, l’autre rejoignant Joyeuse au nord. Ensuite, quittant le Bas-Vivarais calcaire, ces deux branches entrent en Cévennes, pour se rejoindre au col de Peyre, non loin du castrum de Paris. De là, la route continue puis se divise à nouveau en deux branches, l’une rejoignant le chemin de Régordane précédemment décrit au niveau de Luc, l’autre cheminant en direction de Pradelles, où elle se greffe aussi sur le chemin de Régordane.

Reliant aussi Le Puy et le Velay au Bas-Rhône et à Avignon comme la route de la vallée de l’Ardèche, celle des Cévennes compte aussi au nombre des routes majeures du Vivarais. Divers éléments nous renseignent indirectement sur son développement.

Ainsi, en 1434, la population de Saint-Laurent-les-Bains, qui demande l’autorisation de lever un subside spécial pour financer des travaux de fortifications, indique que leur village est pourvu « de bonnes hostelleries et biens fournies en laquelle afflue grand peuple tant a l’occasion des bains chauds qu’on dit estre des vertues qui sont au dit lieu comme pour la situation de la ville et dit lieu qui sont assise sur le grand chemin qui vient des marchez de France, Montpellier et ailleurs » ( 267 ). Un texte ne peut être plus clair sur l’origine et la destination des voyageurs empruntant la route : en aucun cas il ne s’agit d’un trafic local ni même régional, mais bien de relations lointaines liés au grand commerce. Outre cette remarque des habitants de Saint-Laurent, pouvant être suspectés de quelques prétentions surfaites, plusieurs éléments permettent de mieux cerner le trafic de la route des Cévennes, à commencer par plusieurs portraits de voyageurs.

Matteo Villani, célèbre facteur des Buonaccorsi, nous présente dans son Istorie, les mésaventures d’une grande compagnie se rendant de Lyon à Pont-Saint-Esprit en 1360 ( 268 ). Ne pouvant suivre la vallée du Rhône dans laquelle elle est bloquée au niveau de Vienne, Villani nous dit que cette bande emprunte alors la « Ricodane », comprendre le chemin de Régordane. Notons que pour le rejoindre au niveau du Puy, elle a dû auparavant emprunter l’une des routes reliant le Viennois au Velay, sans doute l’une de celles traversant le nord du Vivarais, mais nous ne pouvons préciser laquelle. Ayant rejoint le chemin de Régordane au Puy, elle le suit jusqu’à Pradelles ou Luc, avant d’obliquer sur le Bas-Vivarais et Pont-Saint-Esprit par la route des Cévennes, en passant à Joyeuse ou aux Vans, nous ne savons pas. Certes, le passage d’une bande armée n’implique pas expressément que la route soit importante. Imaginerait-on, une telle compagnie sur des chemins de traverse, cherchant à rester à l’écart des villes et du trafic commercial, constituant autant de cibles intéressantes pour rapines et pillages ? En outre, s’il s’était agit pour ces hommes de simplement trouver des chemins de traverse leur permettant de contourner les forces censées les arrêter, il y a tout lieu de croire qu’ils n’auraient pas effectué un si long détour. On peut penser que leurs pas ont été guidés par le haut niveau de développement de la route.

L’importance de cette route est directement liée à l’essor remarquable de Pont-Saint-Esprit. Nous ne reprendrons pas ici les éléments déjà présentés sur la croissance spiripontaine ( 269 ). Retenons cependant comme preuve de l’importance de la ville, du pont et de la route y conduisant pour l’ensemble de l’est du Massif Central, les nombreux legs affluant à l’oeuvre du pont depuis ces régions. Plus spécifiquement, Velay, Gévaudan et Vivarais sont des contributeurs importants à l’oeuvre du pont ( 270 ). Quelques personnalités émergeant tout particulièrement de la documentation. C’est par exemple, Guillaume de Beaudiner qui institue un legs à l’oeuvre en 1281 ( 271 ), suivi d’Aymar Pagan en 1283 ( 272 ), tous deux puissants seigneurs hauts-vivarois, ou plus tardivement de Jean de Clermont, dauphin d’Auvergne, qui teste en 1340 ( 273 ).

La route du Puy à Pont-Saint-Esprit est un vecteur privilégié pour le commerce de plusieurs produits transitant par le Vivarais.

Signalons d’abord le sel, véritable moteur du développement de Pont-Saint-Esprit. En effet, à la fin du Moyen Age, par obligation légale, les trois diocèses du nord du Languedoc, Velay, Gévaudan et Vivarais, doivent uniquement s’approvisionner en sel aux salines des Peccais et d’Aigues-Mortes, obligation qui est étendue au XVè siècle à toute la partie sud-est de l’Auvergne ( 274 ). Plus précisément encore, exceptés les greniers littoraux, tout le sel à destination de l’intérieur des terres doit transiter par Beaucaire ou Pont-Saint-Esprit. Cette dernière localité devient ainsi le principal centre de commerce du sel en Languedoc ( 275 ), ce que traduisent les revenus du grenier de Pont-Saint-Esprit, en moyenne vingt fois supérieurs à ceux des autres greniers dans la seconde moitié du XVè siècle ( 276 ). Il est donc indéniable que la route des Cévennes, quittant le Rhône à Pont-Saint-Esprit, est un axe saunier majeur, par lequel transite une très large partie du sel à destination du Massif Central.

Tout comme le sel, le cheptel ne fait, le plus souvent, que transiter par le Vivarais. Partant du coeur du Massif Central, d’Auvergne, du Velay et du Gévaudan, il se dirige, pour ce qui nous concerne, vers la Provence. L’étude de l’approvisionnement des marchés urbains provençaux et contadins est à ce titre révélatrice. Les bouchers marseillais et arlatans achètent régulièrement de la viande en Velay, se tournant vers des localités comme Les Estables, Saint-Front, ou plus loin encore, en Brivadois, Arlanc ou Langeac ( 277 ). Dans ce cas, la traversée du Rhône se fait prioritairement à Pont-Saint-Esprit, ce qui est logique du fait de l’existence du pont, plus commode qu’un bac pour faire traverser un troupeau. Pour leur part, les macelliers carpentrassiens achètent directement leurs bêtes à Pont-Saint-Esprit où les éleveurs auvergnats les amènent ( 278 ). Les archives de justice ont d’ailleurs conservé le souvenir de Jean de Ferrière, maquignon de Luc, qui est descendu en 1395 en Provence en passant par les Cévennes, Barjac et Pont-Saint-Esprit. A son retour, dans une auberge de Barjac, après s’être fait détrousser du produit de sa vente, il tente de se faire justice et fini, devant les méfaits commis, par s’engager dans une bande armée, ce pourquoi il obtient rémission quelque temps après ( 279 ).

Par-delà les relations commerciales autour du sel et de la viande, nous avons signalé que l’implantation de la curie pontificale à Avignon avait constitué les bases d’un essor profond de la route du Puy à Viviers. Sans que nous puissions en apporter la preuve formelle pour la route des Cévennes, il est permis de se demander si nous ne sommes pas dans la même situation. En effet, partant elle aussi du Velay et de la route de Régordane, elle permet d’arriver par un tracé relativement plus court au seul point de traversée du Rhône qui soit sûr en toutes saisons : Pont-Saint-Esprit. On est donc tenté de penser que la route cévenole connaît la même évolution que la route de Viviers et d’Aubenas, d’autant qu’à partir de Luc et de Pradelles, plusieurs routes partent en direction du Gévaudan et au-delà, du Rouergue et du sud de l’Auvergne.

Notes
266.

) Cf. t. II, p 427-441 pour la section de la route parcourant le Bas-Vivarais calcaire, et p. 509-517 pour la section cévenole. Nous avons pris le parti de présenter cette route en deux tronçons différents dans le volume consacré aux monographies d’itinéraires pour des raisons techniques. En effet, cet axe, particulièrement long, aurait été difficile à décrire de bout en bout. En outre, il parcourt deux régions bien distinctes et s’insère dans deux ensembles viaires locaux ayant chacun leur cohérence. Il eu donc de ce point de vue été aussi artificiel de le décrire d’un seul tenant que de le fractionner.

267.

) AD 34, A 10, f°267v°.

268.

) Villani (M.) : Istorie, ch. XXIII, col. 642 ; cité par Imberdis (F.) : Le réseau routier de l’Auvergne au XVIII è siècle, p. 67.

269.

) Cf. à ce sujet t. II, p. 435-437.

270.

) Le Blévec (D.) : « L’assistance à Pont St Esprit (XIIIè-XVè siècles) », art. cité, p. 413.

271.

) Bruguier-Roure (L.) : Chronique et cartulaire de l’OEuvre des églises, maisons, ponts et hôpitaux du Saint-Esprit (1265-1791), op. cit., n°CXIX.

272.

) AN, 513AP 13, p. 29.

273.

) Baluze : Histoire généalogique de la maison d’Auvergne, op. cit., t. II, p. 316.

274.

) Sur l’obligation d’approvisionnement en sel aux salines de Peccais qui est faite à une large partie du sud-est de la France, cf. Villain-Gandossi (Ch.) : « Le tirage du sel de Peccais à la fin du XIVè siècle d’après les livres de compte de Francesco Datini, 1368-1379 », art. cité ou encore Spont (A.) : « La gabelle du sel en Languedoc au XVè siècle », art. cité, p. 431-433.

275.

) Dupont (A.) : « Un aspect du commerce du sel en Languedoc oriental au XIIIè siècle : la rivalité entre Lunel et Aigues-Mortes », art. cité, p. 105 ; Gouron (M.) : Histoire de la ville du Pont-Saint-Esprit, op. cit., p. 27-29.

276.

) Spont (A.) : « La gabelles du sel en Languedoc au XVè siècle », art. cité, p. 468-469.

277.

) Cf. Stouff (L.) : Ravitaillement et alimentation en Provence aux XIV è et XV è siècles, op. cit., p 151.

278.

) Dubled (H.): « L’organisation de la boucherie et la consommation de viande à Carpentras au XVè siècle » art. cité, p. 160.

279.

) AN, JJ 147, n°300, f°136.