On peut souvent lire que les routes médiévales sont mal établies et fluctuantes, le trafic s’égayant sur de nombreux axes parallèles entre quelques points de passage plus ou moins obligés. Pourtant, les divers documents consultés pour établir les itinéraires que nous avons restitués montrent que les routes ont des tracés fixes qui se perpétuent pendant plusieurs siècles exactement au même endroit, et ce en dehors de toute contrainte d’habitat qui pourrait expliquer leur permanence. C’est pratiquement le cas de toutes les routes, mais certains exemples sont particulièrement révélateurs. Ainsi, la route de Viviers à Aubenas reprend-elle pour l’essentiel, dans la seconde moitié du Moyen Age, le même tracé que la route d’Antonin le Pieux, bornée de milliaires au IIè siècle ( 411 ). De même, la route d’Annonay à Yssingeaux passe-t-elle au même endroit dans la vallée de la Cance en 1061 et au XVè siècle ( 412 ). Les changements de tracé sont rares et souvent bien identifiés ; ils sont généralement liés à l’apparition d’un nouveau pôle de peuplement. Ainsi, la route de la vallée du Rhône abandonne-t-elle son tracé antique entre Cornas et Soyons pour desservir les différents centres paroissiaux issus du haut Moyen Age : Saint-Pierre de Cornas, Saint Pierre d’Atiacum (Saint-Péray), Sainte-Eulalie de Guilherand ( 413 ). Plus tardivement, la route du pied des Cévennes, qui au niveau d’Aubenas longe initialement l’Ardèche, s’en écarte à partir du moment où ce castrum connaît un développement suffisant, sans doute au XIIè siècle. Certes, l’ancien axe subsiste, puisqu’on l’emprunte encore de nos jours, mais il est réduit à l’état de chemin local et il n’est jamais appelé route d’Aubenas à Joyeuse ( 414 ). Plus au nord, c’est encore l’apparition d’un castrum qui provoque le déplacement d’un itinéraire : la première route d’Annonay à Serrières aboutit dans la vallée du Rhône, face à l’église Saint-Sornin de Serrières, alors que celle qui lui succède arrive au castrum, qui est attesté pour la première fois dans le courant du XIIè siècle ( 415 ). Plus tardivement, à la fin du XIIIè siècle, les deux bastides créées par l’autorité royale en Vivarais provoquent la même évolution. Villeneuve-de-Berg, fondée en 1284, attire la route de Viviers à Aubenas, alors que Boucieu, datant de 1291, détourne celle de la vallée du Doux, de Tournon à Saint-Agrève ( 416 ). D’autres modifications de tracés peuvent être induites par des contraintes naturelles : il en est ainsi dans la vallée de l’Eyrieux, au niveau de Pontpierre, où la route est manifestement déplacée en 1280 car le premier tracé a été emporté par une crue ( 417 ). Pareillement, les mouvements du confluent de l’Ardèche et du Rhône imposent de déplacer la route de Bourg-Saint-Andéol à Pont-Saint-Esprit à plusieurs reprises et sur plusieurs kilomètres ( 418 ).
Ce n’est d’ailleurs pas le voyageur qui décide de l’emplacement du chemin qu’il emprunte, et il n’a pas la faculté, au moins ouvertement, de tracer un nouvel axe, quand bien même le jugerait-il plus commode. C’est ce que rappellent à plusieurs reprises les édits pénaux que nous avons conservés pour plusieurs juridictions, réprimant clairement le délit de « nouveau chemin ». Ainsi, les édits pénaux de Chandolas de 1375 précisent-ils qu’il est interdit de facere iter novum sub pena sexaginta solidorum ( 419 ). En Velay voisin, le commandeur de Chantoin, seigneur justicier du lieu, confirme en 1499 que negun non agha a fayre chamins noveaux en terres et possessions d’altruy, sub la pena de LX sols ( 420 ). L’application de cette interdiction se lit à deux reprises dans la région d’Annonay où, en 1464 et 1466, les célestins de Colombier-le-Cardinal demandent au roi l’autorisation de déplacer un chemin dont le tracé les dérange ( 421 ). Ouvrir un nouvel axe est donc difficile, et si les voyageurs peuvent assurément décider d’en privilégier un en particulier, ils ne peuvent d’eux-même le modifier et ouvrir un nouveau tronçon ex nihilo. En cela, le Vivarais ne connaît pas une situation différente de celle rencontrée dans de nombreuses régions, comme en Provence orientale, où plusieurs seigneurs interdisent à de nombreuses reprises de faire de nouveaux chemins ( 422 ).
De même, à la lecture des terriers et des documents fonciers, on perçoit un réseau routier très bien structuré et hiérarchisé, où tous les axes ne sont pas indistinctement confondus. Il ne fait alors aucun doute que dans une direction et un secteur donné, il n’existe qu’une seule et unique magna strata, qui est l’axe principal, avec lequel les différents diverticules et tracés adjacents ou parallèles ne doivent pas être confondus.
Le tracé des chemins fluctue donc peu, et lorsque des changements sont remarqués, on en comprend généralement la raison. C’est donc parmi des routes tracées de manière presque intangible, que les voyageurs privilégient tel ou tel axe, lui confèrant alors importance et développement pour un temps donné. Les tracés routiers sont donc fixes, alors que les itinéraires qui les empruntent sont, eux, fluctuants dans le temps et dans l’espace.
) Cf. t. II, p. 292-303.
) Cf. t. II, p. 5-6.
) Cf.t. II, p. 640.
) Cf. t. II, p. 411.
) Cf. t. II, p. 32-33.
) Cf. t. II, p. 298-299 et 94-96.
) Cf. t. II, p. 190.
) Cf. t. II, p. 665-666.
) AD 07, 29J 11, pièce 1.
) AD 69, 48H 1369, f°131-135.
) AD 07, 11H, sac 2.
) Grassi (M.-C.) : Les voies de communication en Provence orientale de l’époque romaine à la fin du XVIII è siècle, op. cit., p. 147.