b - Le tracé des routes médiévales : crêtes ou vallées ?

Nous avons déjà évoqué le tracé des itinéraires médiévaux, y consacrant plusieurs centaines de pages, mais il est nécessaire de reprendre ici la question à plus petite échelle, celle de quelques passages seulement, qui illustrent les choix techniques retenus pour tracer une route, qu’elle soit une création volontaire, ou simplement le fruit du passage naturel et répété. La première question à se poser est celle du choix d’implantation du tracé. Il a très souvent été affirmé que les routes les plus anciennes étaient des tracés de crête, suivant les lignes de relief dominantes. Néanmoins, cette affirmation ne semble que très rarement avoir été confrontée à la réalité. Plus encore, de nombreuses routes ont été datées a priori en partant de ce postulat, ce qui revient, si l’on n’est pas attentif aux preuves proposées, à offrir un semblant de validation. Il nous a donc paru intéressant d’envisager le tracé retenu pour les routes vivaroises dans deux régions spécifiques où le relief offre des crêtes nettes et des vallées tout aussi marquées : les Cévennes et les Boutières. A partir d’un décompte effectué sur l’ensemble des routes décrites, il ressort qu’autant d’itinéraires sont tracés en vallées qu’en crêtes, les routes de vallées étant avantagées si l’on considèe leur kilométrage. Les hauteurs ne sont donc pas particulièrement recherchées, et les routes que nous avons pu définir comme antiques ou du haut Moyen Age ( 423 ), qui auraient donc de prime abord dû correspondre aux tracés de crêtes affectionnent autant les vallées que les hauteurs. Le choix d’un tracé de hauteur ne semble donc pas pouvoir être un critère de datation.

En fait, les trois types de tracé, de crête, à mi-pente et en fond de vallée présentent tous leurs avantages et leurs inconvénients, que l’on comprend nettement en étudiant un cas précis, exemplaire, la haute vallée de l’Ardèche. Sur le versant nord de cette dernière, cheminent deux routes médiévales et une route moderne. Les trois relient le village de Thueyts, situé au fond de la vallée de l’Ardèche, à la région du col de la Chavade, au bord du Plateau. L’un suit une crête, passant par l’hôpital de Chaumiène, l’autre, moderne passe à mi-pente et le troisième, médiéval, longe l’Ardèche au fond de la vallée ( 424 ).

Le tracé par Chaumiène, en crête, est globalement horizontal lorsque le chemin a atteint l’altitude du sommet de la serre où, il est vrai, il monte par une très forte pente. Sur la crête, il ne se signale par aucun accident, tout en étant simple à trouver, puisque l’échine rocheuse limitée par des versants abrupts constitue un guide sûr, qui interdit au voyageur de se perdre. Par ailleurs, les nombreux cours d’eau qui prennent naissance sur ces crêtes sourdent en contrebas de cette dernière, ce qui fait que la route n’en rencontre strictement aucun, à l’exception de quelques filets d’eau insignifiants, franchissables sans peine d’un pas un peu long.

A l’inverse, les routes de fond de vallées sont souvent un peu plus difficiles. Certes, la rivière qui occupe le fond de vallée constitue aussi un guide sûr permettant de ne pas d’égarer, mais l’érosion et les caprices des rivières vivaroises, souvent torrentueuses, ont parfois creusé de véritables gorges qu’il faut éviter au prix de détours complexes. C’est le cas pour la route de Thueyts à La Chavade que nous avons retenu comme exemple, où l’Ardèche a entaillé des gorges au niveau de Thueyts, impraticables même à pied. D’autres cas pourraient être notés, comme dans la vallée de l’Eyrieux, où la route de Beauchastel au Cheylard doit s’élever en direction de Chalencon, au nord, pour ne redescendre qu’au niveau du pont de Chervil, et ensuite quitter la vallée jusqu’au Cheylard, ceci afin d’éviter plusieurs passages trop étroits et vertigineux. Il en est de même dans la vallée du Doux au niveau des étroits de Mordane ou de la Pierre-qui-Tremble. Si les fonds de vallées présentent souvent des passages rocheux étroits, ils sont parfois accueillants. S’y développent des prairies presque horizontales dont les routes ont su profiter, comme dans la vallée de l’Ardèche en amont de Thueyts, ou dans la vallée du Doux au niveau de Boucieu. Cependant, si elles s’approchent trop des rivières, les crues brutales liées aux orages automnaux ou aux fontes des neige les menacent alors. En outre, cheminer en fond de vallée impose de franchir un nombre considérable de ruisseaux plus ou moins importants dévalant les versants de la vallée, mais passer au bord même de la rivière les collectant en réduit le nombre, car ils confluent souvent avant d’arriver en fond de vallée. Ainsi, dans la vallée de l’Ardèche, la route passant au bord de cette dernière doit franchir une vingtaine d’affluents entre Mayres et La Chavade, contre 38 pour celle passant à mi-hauteur. Si ces ruisseaux opposent un obstacle, ils ne sont que rarement importants et constituent le domaine des « planches », ces ponceaux rudimentaires en bois.

Pour leur part, les tracés circulant à mi-pente dans les vallées cumulent tous les inconvénients. Tout d’abord, ils sont difficiles à suivre et le voyageur risque de s’égarer : aucun élément linéaire continu, comme une rivière ou une crête, ne servant de guide. Ensuite, la topographie des lieux est ingrate. Les versants présentent souvent des pentes raides, coupées d’à pics plus ou moins vertigineux, comme dans la vallée de l’Ardèche qui nous sert de guide, celui sur lequel est implantée la rocca de Mayres. Quand ce ne sont pas des falaises qui s’opposent au voyageur, ce sont souvent de grandes coulées d’éboulis plus ou moins instables, les « chiers », sur lesquelles il est difficile de circuler. La route du col de l’Escrinet à Mézilhac ouverte au XVIIIè siècle en présente de très beaux exemples au niveau de la crête du Malpas. Par ailleurs, nous l’avons déjà expliqué, les cours d’eau à franchir sont bien plus nombreux à mi-pente qu’en bas de la vallée, et ils coulent généralement dans des gorges difficiles. A titre d’exemple, la route allant de Mayres au col de la Chavade, tracée au XVIIIè siècle à mi-pente n’a pas nécessité moins de 32 ouvrages d’art, petits ou grands, certains, comme celui des Trois Ponts, prenant même l’aspect de véritables viaducs ( 425 ).

On ne peut donc pas dire que les routes de crête soient résolument privilégiées par rapport à celle de vallées : certes, elles présentent un profil souvent plus facile, mais leur altitude est un handicap certain, car il ne faut pas oublier les conditions de viabilité hivernale. Elles cheminent généralement à plus de 1000 mètres d’altitude, en l’occurrence entre 1100 et 1300 mètres pour celle longeant la vallée de l’Ardèche que nous prenons comme exemple. Elles sont donc exposées à des conditions climatiques rudes, victimes d’un enneigement long, pouvant dans certains secteurs d’ubac, s’étendre de novembre à avril. Par ailleurs, battues par les vents, des congères s’y forment dès que la burle, véritable blizzard local se lève. Il est d’ailleurs significatif qu’un hôpital ait été implanté à Chaumiène au XIIè siècle ( 426 ), alors que c’est l’un des passages les plus difficile sur les crêtes reliant Thueyts à Pradelles par le nord de la vallée de l’Ardèche. Si elles présentent des atouts topographiques assurément moindres, les routes de vallée n’en sont pas moins indispensables en hiver, car elles permettent d’assurer la continuité des circulations. C’est ainsi qu’une route de crête se double toujours d’une route de vallée, comme par exemple dans la vallée de la Cance ( 427 ), ou dans celles de la Glueyre ( 428 ), du Lignon ( 429 ) et de la Baume ( 430 ). Seuls les tracés de mi-pente, qui sont les plus compliqués, apparaissent le plus souvent comme modernes, issus des travaux rendus indispensables par l’essor du roulage. C’est ainsi le cas dans la vallée de l’Ardèche pour la route de Mayres à La Chavade, remplaçant dans les années 1760-1770 les routes multi-séculaires de Chaumiène et d’Astet, malgré des difficultés de construction certaines ( 431 ). Il est évident que la pente la plus régulière étant alors recherchée, les routes de crêtes ou de fond de vallée présentaient des dénivelés trop brutaux à leurs extrémités, ce qui a précipité leur abandon.

Notes
423.

) Cf. infra, p. 370-382.

424.

) Cf. t. II, p. 329-333.

425.

) Laganier (R.) : « La liaison du sud-est au plateau central, par la Côte de Mayres et La Chavade », art. cité, p. 369.

426.

) AD 07, 3H 1, f°1.

427.

) Cf. t. II, p. 45-47 et p. 50-51.

428.

) Ibidem, p. 206-216.

429.

) Ibidem, p. 492-496.

430.

) Ibidem, p. 496-500.

431.

) Laganier (R.) : « La liaison du sud-est au plateau central, par la Côte de Mayres et La Chavade », art. cité, p. 369-372.