c- Les caractères des routes médiévales

Qu’elle soit à mi-pente, de plaine ou de fond de vallée, comment cette route se présente-t-elle ? La première remarque que l’on peut formuler concerne le caractère indéniablement brutal de la route médiévale. En effet, celle-ci affronte presque toujours frontalement la pente, ignorant les circonvolutions qui auraient pour effet d’atténuer la déclivité de l’axe. On peut distinguer deux cas de figure, de nombreux exemples étant disponibles pour chacun d’eux.

Ce sont tout d’abord les routes qui cheminent en fond de vallées et qui se relèvent brutalement lorsqu’elles arrivent à l’amont de ces dernières. En effet, les ruisseaux vivarois dévalent généralement depuis le Plateau ou depuis des serres élevées et entaillent sur leurs premiers kilomètres des vallées closes aux versants abrupts. Le cas de la route du Cheylard à Mézilhac est caractéristique. Alors que cette dernière chemine sans difficulté majeure au fond de la vallée de la Dorne, elle doit, à partir du hameau de Sardige affronter un versant abrupt de près de 300 mètres. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, elle ne décrit aucune circonvolution, mais gravit le versant tangentiellement, en deux à trois kilomètres seulement, présentant une pente de 16 % en moyenne, avec des tronçons dépassant les 22 %. Une telle pente est rédhibitoire pour tout attelage, imposant même par endroit de véritables marches d’escalier. C’est pour éviter ces mauvais passages qu’une « nouvelle route » est tracée au XVIIIè siècle, ne présentant plus alors qu’une pente moyenne de l’ordre de 5 %, pour huit kilomètres de développement. C’est encore ce tracé que la route actuelle emprunte ( 432 ). La route de la vallée de l’Ardèche, précédemment décrite, se caractérise aussi par une très brutale et très courte montée sous le col de la Chavade, de même que la route empruntant la vallée du Lignon, qui se relève rapidement pour passer le col de la Croix de Beauzon.

Autre cas de figure, une route peut présenter une très forte déclivité pour traverser une vallée. Ainsi, la route du Pouzin à Privas, traverse-t-elle le Mézayon à l’entrée de Privas en descendant très rapidement sur près de cinquante mètres au fond de la vallée par une rampe directe ( 433 ). Il en est de même pour d’autres, comme la route d’Aubenas au Puy par Montpezat qui descend sur plus de cinquante mètres jusqu’au fond de la vallée de la Fonteaulière par une pente aménagée en escaliers : l’échelette de Montpezat. Retenons encore l’exemple de l’échelle de la Reine, à Thueyts, qui est une succession de marches d’escalier sur plus de 500 mètres, permettant au chemin de Thueyts à Serrecourt d’atteindre le bord de l’Ardèche. De tels exemples pourraient être multipliés au travers de tout l’espace vivarois. Il est assurément impossible que le moindre attelage soit passé par ces fortes rampes et ces échelettes, l’aménagement des routes pour le roulage, au XVIIIè siècle, imposant la construction de très longs ponts destinés à enjamber ces vallées d’une volée, comme le pont du Mézayon à Privas, ou encore celui du Réjus, à la Tailhade. Citons encore ici la route reliant le pont d’Aubenas à Aubenas. Alors que l’axe tracé au XVIIIè siècle ( 434 ) effectue un très long détour vers l’ouest, le chemin médiéval, dit à l’heure actuelle Chemin des Ânes, ne permet pas le passage d’un véhicule, puisqu’il monte face à la pente alternant fortes rampes et volées d’escaliers. On apprend même en 1701 que la route de Largentière à Loubaresse passant non loin de Beaumont, qui suit un tracé d’origine médiévale ( 435 ), quitte la vallée de la Baume par une « cotte que les mullets ne peuvent monter ni dessandre qua grand peine » ( 436 ).

La toponymie peut, elle aussi, conserver le souvenir de très fortes pentes. Ainsi, à la sortie ouest du Cheylard, la montée de Gastefer désigne une déclivité importante conduisant cette route au niveau du village de Jaunac. Ce toponyme renvoie probablement aux dégâts occasionnés aux fers des chevaux et mulets glissant sur la pente. On le rencontre encore à Intres, sur la même route, jalonnant la côte reliant ce village à Saint-Agrève.

Par ailleurs, la route médiévale vivaroise se caractérise par sa faible largeur. Certes, aucun document régional ne mentionne clairement les différentes catégories de routes et leur largeur comme les célèbres Coutumes de Beauvaisis, mises en forme au XIIIè siècle par Philippe de Beaumanoir. Rappelons que l’auteur distingue cinq catégories de routes dont la largeur varie de 1,20 mètre à un extravaguant 19 mètres, la grande route ayant une largeur de 4,8 mètres ou 9,5 mètres, ce qui est proche des 5 à 6 mètres fixés par un arrêt royal de 1296 prévoyant la largeur des routes royales ( 437 ). Plus proche de nos régions montagneuses, les coutumes valdôtaines de 1586 prévoient qu’un « grand chemin public » mesure 7 pieds de large, soit environ 2,2 mètres, et plus au sud, à Tende en 1621, les statuts municipaux précisent que les chemins tracés en terrain ouvert (sans rocher et en plaine) devront faire 8 pans, soit 2 mètres environ ( 438 ). Dans les Alpes italiennes, au XVè siècle, peu de routes sont assez larges pour livrer le passage à un attelage ( 439 ). La différence est donc nette entre les plaines du nord et les montagnes péri-méditerranéennes et alpines. En Vivarais, faute de texte apportant des indications précises sur la largeur usuelle des routes, il faut interroger les quelques vestiges encore conservés. Ce sont principalement les échelettes taillées dans le rocher ou encore, les ponts et les portes des fortifications urbaines et villageoises. Certes, rien n’indique formellement que ces points soient représentatifs de l’ensemble du réseau routier, mais ce sont bien les passages les plus étroits qui définissent la largeur maximale des véhicules qu’il est possible de faire circuler sur une route.

Quelques ponts sont tout à fait révélateurs de l’étroitesse des routes de l’intérieur du Vivarais. Ainsi, le pont de la Tailhade, sur la route d’Aubenas à Pradelles ou au Puy, difficile à dater dans ses élévations actuelles, mais conservant la largeur des piles du premier ouvrage attesté dès 1406 ( 440 ), ne mesure que 2 mètres de largeur utile. Aucune possibilité de passage à gué du Lignon, qui est ici encaissé dans de profondes gorges, ne permet d’éviter ce goulet d’étranglement qui définit à lui seul la largeur des convois empruntant la route. On peut également citer les deux ponts traversant la Loire au niveau du Puy, celui de Brives et celui de la Chartreuse, celui de Coubon n’existant plus. Ces deux ouvrages, par où passaient toutes les relations du Puy en direction de l’est, ne mesurent pas plus de 2,20 mètres dans leur état médiéval ( 441 ). Le pont de Monépiat, par lequel la route de Valence à Chalencon franchit la Dunière est plus large, mais il n’excède pas 2,5 mètres. Dans tous les cas, ce sont des ouvrages interdits aux charrettes et attelages.

Les portes et les rues des villes et des villages sont aussi une bonne indication de la largeur utile des routes. Ainsi, la Rue Droite du Cheylard, qui n’est autre que la route de Beauchastel à Saint-Agrève par la vallée de l’Eyrieux ne mesure pas plus de 3,5 mètres de large, de même que celle de Saint-Martin-de-Valamas. Plus au sud, les portes de Génolhac, trop étroites, ne permirent pas le développement du roulage sur le chemin de Régordane, ce qui a imposé leur démolition en 1772 ( 442 ). Louis de Froidour inspectant le chemin de Régordane en 1668 note d’ailleurs que « les portes de la ville (sont) très anciennes et très étroites », sachant qu’en 1760, larges de cinq pieds seulement (un peu plus de deux mètres), « à peine un mulet pouvait y passer » ( 443 ). A Largentière, on apprend qu’en 1768, la rue qui sert de grand chemin pour aller à Tauriers est « si étroite dans le contour entre la maison de M. d’Agrain et celle du nommé Icar, que les voitures roulantes ne peuvent y passer sans s’accrocher aux deux murs et s’exposer par la a être reduittes en pièces, et la necessite de lui donner plus de largeur ayant été reconnue... » ( 444 ). Plus au nord, à Privas, la route du Pouzin au Puy par Mézilhac traverse la ville d’est en ouest. A l’extrémité ouest de cette dernière, enserrée dans les vestiges du bâti médiéval, elle ne mesure qu’un peu plus de deux mètres de large. Même dans le sillon rhodanien, où le roulage est attesté à la fin du Moyen Age, les rues sont à peine plus larges. La rue du Doux, à Tournon, qui n’est autre que la route royale en témoigne : elle mesure au plus 2,5 mètres aux endroits où le bâti médiéval est conservé.

Les échelettes, taillées dans le roc, sont aussi de bons conservatoires des largeurs de routes : celle de Montpezat ne mesure pas plus de 2 mètres aux points les plus larges, alors que celle de Lussas, imposante, arrive à 2,5 mètres par endroits.

Il est donc indéniable que les routes vivaroises sont globalement étroites, ou au moins qu’elles sont coupées de passages étroits, interdisant la circulation d’attelages larges, et encore plus leur croisement.

Si la pente et la faible largeur se laissent appréhender, il n’en est pas de même du revêtement et de son état. Seule l’archéologie pourrait éventuellement apporter des éléments de réponse, mais, comme nous l’avons expliqué, les fouilles n’ont souvent été attentives qu’à l’intérieur des maisons, les abords de ces dernières et les espaces publics des villages, places et rues, restant dans l’ombre. En outre, les vestiges de pavages visibles ne peuvent être très anciens, tant l’érosion naturelle ou l’usure due au passage des convois les mettent rapidement à mal, ce dont témoignent les incessantes réparations du XVIIIè siècle rapportées par les archives des Intendants de Languedoc et des Etats du Vivarais. Il faut donc se faire une raison et considérer que les revêtements ou les aménagements de surface des routes anciennes ont soit disparus, soit n’ont pas encore été mis au jour par les archéologues. Rien ne nous permet de penser que les routes de la région aient, dès la fin du Moyen Age, connu des travaux de revêtement spécifique ou de pavage, à l’image de celles du nord de la France, que les villes font aménager ( 445 ). A part la mention de corvées des chemins à Chalencon en 1466 ( 446 ) et à Séneujols, en Velay, en 1448 et 1451 ( 447 ), rien n’atteste directement de travaux effectués sur un quelconque axe. On est donc bien loin dans la région des exemples de princes territoriaux qui, en gestionnaires avisés, font effectuer des travaux par des personnes salariées, ou encore par des artisans, comme c’est par exemple le cas en Savoie ( 448 ). Il est vrai que l’éclatement du pouvoir politique, aucune principauté territoriale n’émergeant vraiment, ne facilite pas la mise en place d’une politique routière cohérente. Au contraire, les lettres patentes imposant de faire des travaux aux routes, tel qu’il en est publié à la fin du Moyen Age, signalent assurément un déficit d’entretien. Ainsi, en 1372, Imbert de Burzet est contraint par le roi à faire le nécessaire pour améliorer les routes de sa juridiction, qui selon les termes de la lettre deviennent dangereuses pour le voyageur ( 449 ). Pareillement, en 1441, le roi impose de faire des travaux aux routes du Gévaudan voisin, devenues dangereuses ( 450 ). En 1483, la treizième doléance formulée par les Etats de Languedoc porte sur les chemins, ces derniers signalant que « plusieurs mortz (...), chevaux et mulets gastés, marchandises perdues et autres plusieurs inconvéniens irréparrables » du fait du très mauvais entretien des routes ( 451 ), et en 1498, les mêmes états relèvent que les péages « laissent cheoir en ruyne les ponts et ne daignent faire aucune réparation des chemins » ( 452 ). L’existence de passages aménagés attestés dès la fin du Moyen Age, telles les échelettes, pondère cependant le silence de la documentation, ou le tableau sombre qu’elle présente, puisque d’importants travaux de terrassement ont été entrepris. Ainsi, à Montpezat, le rocher a été entaillé profondément, et à Lussas, des murs de pierres sèches ont été élevés, indispensables au simple passage, aucun chemin ne pouvant exister à flanc de falaise sans ces aménagements. Ce ne sont que des travaux ponctuels entrepris dans les passages les plus difficiles. Il est vrai, là encore, que le portage à dos de mulets s’accommode assez bien de chemins sans aucun revêtement particulier, limités à de simples sentiers : ces animaux ne sont pas aussi sensibles que les chariots aux défauts de la surface, pouvant sans difficulté marcher sur des sols relativement boueux, inégaux ou caillouteux.

Notes
432.

) Cf. t. II, p. 246.

433.

) Cf. t. II, p. 223-224.

434.

) AD 07, C 828.

435.

) Cf. t. II, p. 500.

436.

) AD 07, C 839, n°5.

437.

) Mesqui (J.) : Chemins et ponts, lien entre les hommes, op. cit., p. 42.

438.

) Grassi (M.-C.) : Les voies de communication en Provence orientale de l’époque romaine à la fin du XVIII è siècle, op. cit., p. 151-152.

439.

) Daviso di Charvensod (M.-C.) : I pedaggi delle Alpi occidentali nel Medio Evo, op. cit., p. 48-49.

440.

) AD 07, 2E 2538, f°272v°.

441.

) Ils ont été doublés par la suite, l’élargissement étant nettement lisible dans les élévations conservées.

442.

) Archives privées Jean Pellet, présentées dans Girault (M.) : La visitation du chemin de Régordane..., op. cit., p. 168.

443.

) Ibidem.

444.

) AD 07, C 840, n°60.

445.

) Derville (A.) : « La première révolution des transports continentaux, (c.1000 - c. 1300.) », art. cité, p. 186-193.

446.

) AD 07, C 196, p. 150.

447.

) AD 69, 48H 1378, 1er cahier, f°18v° ; AD 69, 48H 1378, 2ème cahier, f°6v°.

448.

) Daviso di Charvensod (M.-C.) : I pedaggi delle Alpi occidentali nel Medio Evo, op. cit., p. 49-50.

449.

) AD 34, A 6, f°101.

450.

) AD 34, A 11, f°242.

451.

) AD 07, C 697, doléance 13.

452.

) AD 43, 501C 6988.