a- Franchir le cours d’eau sans le pont ( 453 )

Nous n’insisterons pas longuement ici sur le plus simple d’entre eux, le gué. Appelé gazo ou gadus dans la documentation médiévale, rencontré sur toutes les routes sans exception et dans toutes les régions, il fait sans doute l’objet d’aménagements plus ou moins poussés que l’on a toutefois du mal à cerner, qu’il s’agisse de terrassements destinés à aplanir le fond de la rivière, ou de la mise en place de blocs permettant de traverser en sautant de l’un à l’autre, aménagement à l’origine des toponymes Le Saut ou Le Sautadet. Remarquons que ces derniers sont rares sur les routes les plus importantes, et que sur ces axes, ils sont limités aux cours d’eau tout à fait temporaires, ou encore à ceux qu’il est aussi possible de franchir par un pont, moyennant un détour plus ou moins long. Sur la route rhodanienne, c’est par exemple le cas du Mialan au niveau de Saint-Péray, ou encore de la Peyre au Pouzin, affluents temporaires du Rhône qui ne font manifestement l’objet d’aucune construction spécifique au Moyen Age.

A un niveau supérieur, on rencontre les « planches », appelées planchia ou post. Aménagements de bois, elles se rencontrent dès qu’une route est suffisamment importante pour ne plus souffrir d’interruption de trafic prolongée, ou dès qu’un cours d’eau est trop profond pour être guéable. La toponymie conserve encore le souvenir de 18 de ces planches sur les routes étudiées, mais il est vrai qu’un certain nombre sont progressivement remplacées par des ponts à l’extrême fin du Moyen Age. C’est le cas de la planche de Dunière, sur laquelle la route de Beauchastel au Cheylard traverse l’Eyrieux ( 454 ), un pont étant attesté à partir de 1334 ( 455 ). Cependant, malgré le nombre, aucun texte ne nous permet de savoir comment se présentait une planche. L’emplacement de celle franchissant la Dunière, que nous avons déjà évoquée, peut être repéré avec précision au droit du village, où subsiste encore le toponyme La Planche. Sur place, on repère des aménagements du rocher assez sommaires : un bloc émergeant de l’eau au milieu de la rivière est manifestement retaillé, afin de présenter un sommet aplani, alors que la rive gauche présente elle aussi un replat à la même hauteur. Par contre, en rive droite, il est impossible de repérer quoi que ce soit. Eu égard à la largeur de la traversée, huit à dix mètres au total, et à la portée des deux volées du tablier reposant sur le bloc central, il est certain que nous sommes là en présence d’un aménagement plus solide et plus élaboré qu’une simple « planche » jetée en travers du courant. En effet, seul un système comportant des poutres peut permettre de telles portées sans fléchir. Dans ce cas, la planche s’apparente plus à un pont de bois qu’à un ouvrage très sommaire. La planche de Lavilatte, attestée dès le XIIIè siècle ( 456 ), est représentée sur un plan de 1704 ( 457 ). C’est alors un ouvrage complexe qui prend la morphologie générale d’un pont et ne peut nullement être assimilé à une installation légère. A l’opposé, il est évident que la planche qui est attestée en 1464 sur l’Auzon, à Lavilledieu ( 458 ), peut tout à fait être un système très sommaire : l’Auzon est une rivière très modeste, ne mesurant que quelques mètres de large, à sec ou presque la plupart de l’année.

Le bac, navigium ou portus, est une alternative à la planche en l’absence de pont. En effet, que la largeur de la rivière soit trop importante pour jeter un ouvrage en bois, ou que sa profondeur le justifie, un bac est alors mis en place. On en rencontre ainsi, outre le Rhône, sur les principales rivières vivaroises, au premier rang desquelles l’Ardèche, avec un bac à Vals, attesté dès 1313 ( 459 ), un à Ruoms, mentionné en 1402 ( 460 ), un à Vallon, connu dès 1400-1420 ( 461 ), et enfin, un à Saint-Just, non loin du confluent Ardèche-Rhône, attesté dès 1238 ( 462 ). On en rencontre aussi sur des axes de moindre importance, voire strictement locaux comme le bac permettant de traverser l’Eyrieux en amont de Dunière ( 463 ). De telles rivières, au courant certes parfois très fort lors des crues, mais généralement plutôt calmes et peu larges, ne nécessitent pas l’installation d’une traille. Le bac est alors simplement une barque, comme semble l’indiquer un litige survenu en 1390 au sujet de celui mis en place sur le Chassezac non loin du pont de Chambonas. Il est alors question de la parvam naviculam sive barquetam pro navigando aquam Chassezaci, ce qui évoque clairement une simple barque ( 464 ). Pour sa part, le Rhône est incontestablement le domaine des bacs. Rappelons que, sur la période qui nous intéresse, sauf un éphémère pont à Valence ( 465 ), le seul ouvrage d’art le traversant à proximité du Vivarais est celui de Pont-Saint-Esprit, ouvert à la circulation en 1307. Large et au courant puissant, il est impossible, même en basses eaux de le traverser à gué, contrairement à ce que laisse entendre une tradition infondée. Un simple calcul hydraulique nous apprend qu’avec son débit minimum actuel, il faudrait que le lit du fleuve s’élargisse à deux kilomètres pour que la hauteur d’eau descende à cinquante centimètres, ce qui est déjà haut pour un gué, et jamais le fleuve n’atteint une telle largeur ( 466 ). Du nord au sud du Vivarais, sur les 130 kilomètres de rivage rhodanien, on compte vingt-trois bacs permettant de traverser le fleuve ( 467 ), qu’il s’agisse d’installations légères en bois, comme celle de Valence, construite en 1489 par des charpentiers de Tournon ( 468 ), ou plus lourdes, avec des piles de traille en pierre, comme la pile mentionnée à Bourg-Saint-Andéol en 1321 ( 469 ). La multiplication des bacs attestés sur le Rhône peut être comparée à celle des gués permettant de traverser la Saône, puisqu’il s’en trouve au moins un d’assuré tous les cinq kilomètres en moyenne, sans compter les points de passage possibles mais mal attestés ( 470 ). Par ailleurs, outre ces principaux bacs à traille, existent plusieurs bacs dits « volants », qui sont en fait de simples barques implantées au gré des besoins, comme par exemple à Peyraud à partir de 1379 ( 471 ), ou encore à Saint-Montan en 1489 et 1497 ( 472 ). De plus, des bacs importants, comme celui de Bourg-les-Valence, peuvent aussi être doublés de ces petites embarcations légères. Dans le cas du Bourg, en 1152, il est explicitement précisé qu’elles n’ont le droit de fonctionner que si le bac à traille ne suffit plus à transporter toutes personnes qui le demandent ( 473 ). Aussi lourds et solidement aménagés soient-ils, les bacs sont contraints de changer d’emplacement très souvent, au gré des atterrissements et des divagations du fleuve, laissant bras morts et nouveaux lits derrière lui à chaque crue. Ainsi, à la fin du Moyen Age, le bac de Viviers se déplace du nord au sud à plusieurs reprises, ce qui permet de différencier en 1471 le portus vetus du port neuf ( 474 ). Pour sa part, celui de Valence passe au XVè siècle de la seigneurie du Bourg à la seigneurie épiscopale de Valence en se déplaçant d’environ 500 mètres vers le sud à plusieurs reprises entre 1450 et 1490 ( 475 ). De ce point de vue, le Rhône, avec son caractère impétueux se rapproche indéniablement d’autres rivières d’origine alpine pourtant de moindre importance, comme la Durance, qui impose de très fréquents déplacements des bacs permettant de la traverser à la fin du Moyen Age, ce que traduisent des « droits de ports » très étendus autour du point de traversée ( 476 ).

Notes
453.

) Sur les aspects toponymiques de la question, cf. Massot (G.) : « En Ardèche, passer l’eau sans les ponts », art. cité.

454.

) AD 07, C 196, f°533.

455.

) AD 07, C 196, f°177.

456.

) AD 07, 52J 56, f°54.

457.

) AD 07, 3H 9.

458.

) AD 07, C 575.

459.

) AD 07, 19J 1.

460.

) Charvin (G.) : Statuts, chapitres généraux et visites de l’ordre de Cluny, op. cit., vol. 4, p. 470.

461.

) AD 07, 2E 11687, f°51.

462.

) AD 13, 56 H 4589 ; AN, K 1175, n°3.

463.

) AD 07, C 196, f°523.

464.

) AD 07, 2E (ML) 1, f°20.

465.

) Au sujet de ce pont, cf. t. II, p. 635-638.

466.

) Sur ce calcul, cf. Blanc (A.) : Valence, des origines aux Carolingiens, op. cit., p. 12.

467.

) Du nord au sud, Boeuf, Serrières, Champagne, Andance, Silon, Sarras, Arras, Tournon, Glun, Châteaubourg, Guilherand-Valence, Soyons, Charmes, La Voulte, Le Pouzin, Baix, Cruas, Rochemaure, Le Teil, Viviers et Bourg-Saint-Andéol. Cf. les références documentaires citées t. II, p. 616-668.

468.

) AM Valence, CC 32, compte de J. Mosset.

469.

) Courteault (H.) : Le Bourg-Saint-Andéol..., op. cit., p. 30.

470.

) Dumont (A.) : « Traverser les cours d’eau à gué : l’exemple de la Saône », art. cité, p. 38-39.

471.

) AN, H4 3008/2.

472.

) Rossiaud (J.) : Réalités et imaginaire d’un fleuve. Recherches sur le Rhône médiéval, op. cit., t. I, vol. II, p. 452.

473.

) Chevalier (U.) : Cartulaire de Saint-Pierre-du-Bourg, op. cit., n° XIV.

474.

) AD 07, 2E 7806.

475.

) AM Valence, CC 32, comptes de J. Mosset.

476.

) Lonchambon (C.) : « Les bacs de la Durance », art. cité, p. 50.