C- Une viabilité incertaine et saisonnière ?

Aux difficultés liées à la traversée des rivières et aux ponts s’ajoutent les problèmes de viabilité saisonnière et les contraintes climatiques qui pèsent sur le réseau routier. Même si les éléments manquent souvent pour le Moyen Age, quelques exemples mettent en lumière les difficultés dans lesquelles se débattent alors les hommes, entre crues dévastatrices et rigueurs hivernales.

Le premier problème auquel sont confrontés les voyageurs est assurément celui de la viabilité hivernale, qui introduit probablement une grande saisonnalité dans les circulations. Faute de registre de comptes de péages, il est difficile de la cerner, mais tous les exemples étudiés à l’extérieur de la région mettent en évidence une fluctuation saisonnière marquée, avec une baisse sensible du trafic en hiver dans les régions montagneuses ( 526 ), essoufflement hivernal que l’on ne rencontre toutefois pas en Bas-Languedoc, les mois du printemps et de l’été étant les plus creux ( 527 ). Le climat du Plateau, qui, rappelons-le, est particulèrement rude, interdit presque toute circulation durant de longs mois d’hiver. C’est ce que fait remarquer un marchand de Millau, Marc-Antoine Malhol, interrogé en 1752 par l’Intendant de Montpellier sur les conditions de transport et les routes reliant le Languedoc à l’Auvergne. Certes, ce rapport est postmédiéval, mais il est suffisamment évocateur des difficultés de circulation hivernale pour que nous le prenions en compte, sachant en outre que la situation, malgré quelques fluctuations climatiques éventuelles, n’a pas évolué sensiblement en matière de techniques de transport, et encore moins en ce qui concerne les moyens de se protéger de la tempête. Ainsi, ce marchand note : « A Pradelles en Vivarès, le froid est beaucoup plus rude. Le plus souvent, les portes et les fenêtres sont fermées par la neige. Il est arrivé à bien des marchands et des voituriers allant aux foires du Puy d’être obligés de s’en retourner sur leurs pas en Languedoc. Ils n’osent entreprendre de passer plus avant, étant même impossible de le faire à cause de la grande quantité de neiges et glaces. Ils ont la crainte qu’on ne les trouva morts sur la neige, comme on en a trouvé presque chaque année, ce que ne justiferait que trop par les registres mortuaires de chaque paroisse du Vivarès ». Ensuite, il relate une mésaventure personnelle : « Il m’est arrivé, allant à la foire de Toussaint au Puy, de m’en revenir à Milhau à une heure de chemin après Mende, dans le même temps que bien des marchands en Languedoc, Montpellier, Nîmes s’en retournaient à Pradelles à cause du froid excessif. On laisse à penser, cette chose étant arrivée en automne, que ne doit-il pas y arriver en hiver ? » ( 528 ). De tels exemples pourraient être multipliés, puisés dans les volumineux dossiers des administrations royales du XVIIIè siècle ayant en charge l’entretien du réseau routier. Retenons encore, par exemple, qu’au milieu du XVIIIè siècle, les habitants du centre du Plateau, dans la région de Sainte-Eulalie et du Béage, demandent à ce qu’un chemin soit ouvert dans les Boutières, passant par Borée et Saint-Martin-de-Valamas afin de rejoindre Saint-Agrève et ses foires aux bestiaux, où ils se rendent à Pâques, le passage par le Plateau, aux environs du mont Mézenc, étant encore fermé par la neige ce qui leur impose ce long détour par la vallée de l’Eyrieux ( 529 ). En 1760, un autre mémoire détaille lui aussi les conditions de viabilité hivernale dans la région de Saint-Agrève, certes sans doute quelque peu exagérées pour appuyer la demande d’une nouvelle route, mais assurément pas totalement fausses. On apprend ainsi que « les marchands étrangers sont rebuttés par les neiges extraordinaires dont sont couvertes les avenues de cette ville (Saint-Agrève). Il en périt souvent qu’on decouvre après la fonte des neiges ». Ensuite, le pire des maux hivernaux de la région est évoqué, les « congères quils rencontrent, ce quon évitera en élevant le chemin sur lequel les neiges ne pouront pas séjourner à la faveur du vent qui les chassent » ( 530 ).

Même si tout le Vivarais n’est pas touché par les hivers rigoureux, l’ensemble de la région en subit cependant les conséquences. En effet, rappelons que toutes les routes vivaroises importantes, à l’exception de celle du sillon rhodanien, traversent le Plateau à un moment donné. C’est donc l’ensemble du trafic qui doit pâtir de ces blocages ponctuels.

Par contre, si en de nombreuses régions plus septentrionales, aux sols plus profonds, l’hiver est la période des chemins boueux, des ornières et des fondrières impraticables, malgré l’absence de pavage et d’aménagement de surface, nous ne pensons pas que les routes du Vivarais se transforment de la sorte. En effet, les sols y sont le plus souvent maigres, peu épais et très drainants (sols d’arène granitique par exemple), la pente qui caractérise le relief régional favorisant en outre l’écoulement des surplus d’eau. Il n’est qu’à fréquenter aujourd’hui les chemins vicinaux et les sentiers vivarois pour comprendre qu’ils ne sont jamais impraticables en hiver, sauf peut-être dans les dépressions marno-calcaires du Bas-Vivarais, sur le plateau annonéen et dans le sillon rhodanien. De plus, l’usage presque exclusif du mulet comme moyen de transport est incontestablement un atout par rapport aux lourds charrois du nord.

Le sillon rhodanien et son trafic fluvial, qui pourraient de prime abord paraître épargnés par ces problèmes hivernaux, connaissent eux aussi de très fortes fluctuations saisonnières de trafic, que l’on peut partiellement appréhender aux péages de La Voulte en 1399-1400 ( 531 ) et de Baix en 1447-1450 ( 532 ) pour lesquels nous avons conservé des comptes journaliers.

Il est permis de se poser la question de la représentativité de telles données très fragmentaires. La discordance assez large entre les passages enregistrés à La Voulte et ceux du péage de Baix pose en effet problème. Sauf à considérer qu’en une cinquantaine d’années, le rythme de la navigation rhodanienne a été bouleversé, il faut penser que le compte du péage de La Voulte, dont nous ne connaissons qu’une seule année, présente potentiellement des anomalies conjoncturelles expliquant le décalage entre les deux situations. Ainsi, une sécheresse estivale poussée que nous ne connaissons pas peut à elle seule expliquer, très ponctuellement, le déficit de trafic enregistré à La Voulte en août. En outre, le compte de La Voulte ne porte que sur les navires descendant le fleuve, alors que celui de Baix rapporte l’ensemble du trafic dans les deux sens ( 533 ). Cela peut sans doute expliquer partiellement que le trafic baisse en fin d’été à La Voulte, alors qu’il se maintient à Baix, grâce au sel qui remonte alors le Rhône en grande quantité. Lorsque des longues séries de données sont disponibles sur plusieurs années, de très grandes discordances apparaissent d’une année à l’autre, et seul un travail sur plusieurs années permet de voir se dessiner un mouvement d’ensemble dégagé des événements ponctuels pouvant affecter le trafic d’une courte période ( 534 ). Malheureusement, nous sommes loin de pouvoir disposer de telles séries.

Il demeure toutefois net, malgré les critiques que l’on peut formuler à l’encontre de telles données, que deux périodes sont particulièrement peu propices à la navigation fluviale : les mois de décembre et janvier, auxquels il faut associer dans une certaine mesure celui de février, et le mois d’avril. Si l’hiver n’oppose pas ici de neige et de glaces, sauf ponctuellement, c’est la période des eaux assez fortes, même s’il ne s’agit pas nécessairement de crues : les pluies hivernales qui tombent sur le bassin de la Saône alimentent régulièrement le fleuve sur ces deux mois, lui assurant alors un débit relativement élevé pendant toute la période, eaux qui baissent un peu en février, et surtout en mars, mois généralement plus secs. Pour sa part, le mois d’avril est caractérisé par de très fortes crues du Rhône lui-même et de ses affluents alpins, liées à la fonte des neiges. Durant ces périodes, il devient particulièrement périlleux et coûteux de naviguer, ce que traduisent les comptes du tirage du sel de Francesco Datini et de ses associés conservés pour les années 1370, qui indiquent un surcoût considérable du transport sur ces périodes, sans doute lié à la prise de risque accrue, ainsi qu’un allongement des temps de transport, imposé par un courant plus difficile à vaincre ( 535 ). Seul le trafic des bois flottés profite de cette situation, les cours d’eaux alpins permettant alors d’assurer un flottage depuis des points situés très en amont, impraticables à l’étiage ( 536 ).

Outre les problèmes de viabilité hivernale, la violence des crues constitue la difficulté majeure à laquelle le réseau routier vivarois est confronté. Région au climat largement méditerranéen, le Vivarais est la proie d’orages violents et dévastateurs. Dans ces conditions, le simple ruissellement ouvre de véritables brèches dans tout chemin découvert et non revêtu, et les flots gonflés de ruisseaux, habituellement modestes, peuvent facilement emporter ponts et digues. S’il est souvent impossible de percevoir les dégradations des crues au Moyen Age même, la documentation moderne, plus abondante, puisque les travaux routiers sont alors de la compétence de services et d’institutions producteurs d’écrits, nous livre des exemples significatifs. En effet, il semble que l’on puisse, dans une très large mesure, transposer au Moyen Age les difficultés techniques rencontrées jusque dans la première moitié du XVIIIè siècle. Puisque les techniques routières n’ont pas encore fondamentalement changé et que le réseau routier prérévolutionnaire est directement héritier de celui du Moyen Age, les mêmes causes produisent vraisemblablement les mêmes effets. C’est ainsi que les dossiers de procédures d’indemnisations mises en place par les Etats du Vivarais au XVIIIè siècle regorgent d’inspections attestant que les chemins de telle ou telle paroisse ont été emportés sur plusieurs dizaines de mètres de longueur, ou encore qu’ils sont coupés de profondes ravines interdisant tout passage ( 537 ). Par exemple, en 1722, Jean Dumas, inspecteur dépêché part les Etats à Montpezat, note que « les fortes pluies avaient ravagé et détruit l’ancien chemin depuis le premier devis, fait de nouvelles et fortes ravines, entre autre à la dure côte du Pal, de manière qu’il est indispensable d’y faire tous les changements et augmentations insérés au dernier devis ». Ceci témoigne du caractère incessant des travaux à réaliser, le premier devis n’étant pas encore mis en oeuvre que de nouvelles précipitations emportent un peu plus la route ( 538 ). C’est encore la même route qui est emportée sur 180 toises en 1767 ( 539 ). Dans ce cas, il s’agit de dégâts causés par l’important ruissellement consécutif à la fonte des neiges ou aux orages d’automne. Les rivières, elles aussi, peuvent être à l’origine de dégâts considérables, emportant une section de route complète et les terrains où elle passe. Ainsi, la route de la vallée de l’Eyrieux est-elle arrachée par cette rivière au droit du pont de Pontpierre avant 1280, imposant la construction d’une nouvelle route, plus élevée sur le versant nord de la vallée, les eaux ayant totalement sapé son ancien passage ( 540 ). Bien plus tard, en 1780, la route de la vallée de l’Ouvèze, qui suit encore son tracé médiéval, est emportée par une crue de cette rivière au niveau du moulin de Blanc, non loin de Flaviac. Le chemin est alors totalement interrompu, une longue brèche béante s’offre au voyageur et nécessite des travaux de reconstruction complets ( 541 ). La route du sillon rhodanien connaît aussi beaucoup de problèmes liés à la divagation du fleuve, surtout sensible en rive droite, où le chemin est souvent confiné sur le rivage même par le relief. Ainsi, la route antique a-t-elle totalement disparu un peu au nord de Soyons à une date indéterminée ( 542 ), de même que l’axe médiéval a été emporté au niveau de Saint-Montan, coupé par un bras du fleuve ( 543 ). A Saint-Just, au confluent de l’Ardèche et du Rhône, on sait qu’en 1475, le fleuve importavit maximam partem terre ( 544 ), imposant des réaménagements routiers non loin du point de traversée de l’Ardèche.

Si les dégâts causés aux routes sont peu perceptibles au travers de la documentation médiévale car ils ne font pas l’objet de travaux décidés en haut lieu par une administration consignant et notifiant ses décisions par écrit, à la différence du XVIIIè siècle, les dégâts causés aux ponts se comptent en grand nombre au travers de la documentation. En effet, difficiles, longs et coûteux à réparer, ils font souvent l’objet de nombreuses délibérations et transactions qui permettent de connaître l’impact des crues sur les principaux ouvrages d’art. On se rend alors compte qu’ils ne durent le plus souvent pas longtemps, surtout, comme nous l’avons déjà signalé, ceux qui sont bas sur l’eau. On peut même penser que la majeure partie des ouvrages d’art connus sont le plus souvent impraticables pour cause de réparation, ou au mieux praticables sur des parapets de bois remplaçant les arches effondrées. Ainsi, le pont de Tournon, sur le Doux, est détruit en 1252 ( 545 ), remplacé pendant 200 ans par un bac, avant que le nouvel ouvrage ne puisse être ouvert à la circulation. Celui du Teil, sur le Frayol, emporté par une crue est en reconstruction en 1356 ( 546 ). C’est encore le cas de celui de Viviers, sur l’Escoutay, impraticable à partir des années 1370 et remplacé par une planche qui ne peut sans doute être empruntée qu’en période de basses eaux ( 547 ). Le pont sur la Beaume, à Joyeuse, est lui aussi en perpétuelle reconstruction au XIVè siècle ( 548 ). Les vestiges des ponts actuellement conservés témoignent aussi des difficultés à construire un ouvrage qui puisse résister aux crues. Le pont de la Tailhade, attesté dès 1405 ( 549 ), a fait l’objet d’au moins quatre phases de travaux successives jusqu’à son abandon dans le courant du XVIIIè siècle, à la suite de la construction du pont du Réjus. Du pont de Chervil, dans la vallée de l’Eyrieux, attesté dès 1324 ( 550 ), il ne reste que la base des piles et le départ des arches, l’ensemble de l’élévation de l’ouvrage ayant été reconstruit à plusieurs reprises ainsi qu’en témoignent des maçonneries très hétérogènes. Sur le Rhône même, il ne reste que les fondations des piles du pont médiéval de Valence, retrouvées lors de dragages récents, l’ouvrage étant déjà impraticable au milieu du XIVè siècle ( 551 ).

Il est donc indéniable que la route est véritablement l’objet du climat et de ses excès. Alors que la tourmente rend au mieux les axes du Plateau impraticables en hiver, paralysant ainsi le trafic en direction du Massif Central, les crues et l’érosion emportent souvent ponts et chemins, imposant des travaux de réparations assez importants. Il y a donc lieu de penser, en l’absence d’une institution pouvant financer, décider et coordonner les travaux à faire, que de nombreux chemins sont plus ou moins temporairement interrompus, imposants tours et détours sur des axes évitant les passages dégradés.

Le bilan que l’on peut dresser de l’état du réseau routier vivarois est donc en demie teinte : il est topographiquement difficile, très accidenté, constitué de sentiers accrochés à des pentes vertigineuses plus que de grands axes de bonne largeur. De plus, les cas d’entretien de routes bien attestés sont rares. Pourtant, les ponts sont nombreux et font l’objet d’attentions soutenues, au moins de la part des communautés d’habitants intervenant directement dans leur construction. De plus, avant de conclure à l’inadaptation des routes aux besoins du transport et d’en faire un frein aux circulations, il importe d’étudier ces dernières et les conditions techniques dans lesquelles elles s’effectuent.

Notes
526.

) Cf. les exemples du trafic au péage de Briançon [Chanaud (R.) : « Le mouvement du trafic transalpin d’après un journal du péage de Briançon (1368-1369) », art. cité, p. 106], de la vallée de l’Ubaye [Coulet (N.) : « Circulations et échanges en Ubaye au bas Moyen Age », art. cité, p. 149-150], de Saint-Maurice-d’Agaune [Morenzoni (F.) : « Le mouvement commercial au péage de Saint-Maurice-d’Agaune à la fin du Moyen Age (1281-1450) », art. cité, p. 12-14].

527.

) Larguier (G.) : Le drap et le grain en Languedoc, Narbonne et Narbonnais 1300-1789, op. cit., p. 615.

528.

) AD 34, C 3156.

529.

) AD 07, C 864.

530.

) AD 07, C 1502.

531.

) B.N.F., Nouv. Acq. Lat., Ms. 2131. Le mois de septembre, incomplet, n’a pas été pris en compte ici.

532.

) AD 38, B 2820, f°397-422 ; B 2854, f°10-39 ; cf. à leur sujet Denel (F.) : « La navigation sur le Rhône au XVè siècle d’après les registres de péages de Baix (Ardèche) », art. cité, p. 289.

533.

) Sur le fait que le compte du péage de La Voulte ne mentionne que le trafic descendant, cf. infra, p. [COMP].

534.

) Cf. Morenzoni (F.) : « Le mouvement commercial au péage de Saint-Maurice-d’Agaune à la fin du Moyen Age (1281-1450) », art. cité, p. 13 ; Duparc (P.) : « Un péage savoyard sur la route du Mont-Cenis aux XIIIè et XIVè siècles », art. cité, p. 170.

535.

) Villain-Gandossi (Ch.) : Comptes du sel de Francesco di Marco Datini pour sa compagnie d’Avignon, 1376-1379, op. cit., p. 52-62.

536.

) Bravard (J.-P.) : « Le flottage du bois et le changement du paysage fluvial des montagnes françaises », art. cité, p. 57.

537.

) AD 07, C 758 et C 922.

538.

) Haond (L.) : Les pavés de la côte du Pal, op. cit., p. 78.

539.

) AD 07, C 842.

540.

) AD 69, EP 128, pièce 1 et t. II, p. 190.

541.

) AD 07, C 776.

542.

) Cf. t. II, p. 640.

543.

) Cf. t. II, p. 659.

544.

) Boislisle (A.-M.) : Histoire de la maison de Nicolay, op. cit., vol. 1, p. 20, n°25.

545.

) AD 07, 52J 114, f°225.

546.

) AM Viviers, AA 3, n°17.

547.

) AD 07, 2E 7634, f°17.

548.

) 1342 : AD 07, 2E (MJ) 1, f°14 ; 1377 : AD 07, 1J 152, p. 86 ; 1387 : AD 07, 1J 152, p. 87 ; 1397 : AD 07, 1J 152, p. 88 ; etc.

549.

) AD 07, 2E 1565, f°14.

550.

) Fonds privé, inventaire du chartrier de Vaussèche dressé au XVIIIè siècle, n°358.

551.

) Cf. t. II, p. 635-638.