Qui sont donc les muletiers ? Il est difficile de répondre à cette question, tant les muletiers sont des personnes discrètes n’apparaissant que peu dans la documentation. Les quelques mentions que nous en possédons se limitent le plus souvent à un nom, une origine, suivie de l’indication de leur profession.
On peut déjà essayer de cerner leur origine géographique au travers des contrats dans lesquels ils apparaissent. Ces derniers proviennent presque tous des confins du Gévaudan, du Velay et du Vivarais, parfois seulement du coeur du Velay, dans la région du Puy, ou du Gévaudan même ( 575 ), mais presque jamais des Cévennes vivaroises, des Boutières, ou encore du Bas-Vivarais et du sillon rhodanien. Quelques paroisses émergent ainsi particulièrement, de Saint-Laurent-les-Bains au sud, à Laussonne au nord, comme Borne, Pradelles, Barges, Goudet, Châteauneuf-Randon, Auroux, Chapeauroux et Arlempdes. Les personnes venant d’autres régions vivaroises, lorsqu’elles apparaissent effectuant un transport avec des mulets, ne sont pas qualifiées de saumaderius, aucune indication de métier n’apparaissant alors. C’est par exemple le cas de Simon Saussac, de Rochessauve, qui effectue en 1428 des transports à façon avec ses mulets, mais qui n’est pas dit muletier ( 576 ). De même, Jean Gautier, de Marcols, transporte du vin en 1393, mais il n’est pas dit saumaderius ( 577 ). Finalement, seuls Jean Brun et Vital Boissier, qui sont originaires de la plaine, puisque venant de la région d’Alès, sont qualifiés de saumadiers ( 578 ), ainsi que Jean Catillon, de Joannas ( 579 ). Il faut néanmoins rester prudent sur les silences d’une documentation peu abondante.
Il est tentant de chercher ces muletiers en déplacement dans d’autres régions où ils auraient pu être signalés. C’est ainsi que les muletiers en provenance du Puy entrant à Lyon par la porte Saint-Just en 1544 ( 580 ) sont avant tout originaires des paroisses vivaroises, vellaves ou gévaudanaises de Laussonne, du Monastier, du Puy, d’Arlempdes, de Langogne, auxquelles il faut associer les deux localités de Génolhac et d’Alès, situées sur le chemin de Régordane, et, dans une moindre mesure, Antraigues, et Montpezat, ou encore Saint-Etienne-de-Furan, en Forez. Un peu plus loin, des muletiers de la région se rencontrent à Montpellier ( 581 ) ou à Toulouse au XIVè siècle ( 582 ). A Narbonne au XVIè siècle les muletiers sont souvent des « Auvergnats », attestés au sens générique du terme, désignant des personnes originaires du Massif Central ( 583 ). Plus loin encore, les muletiers de la région sont attestés aux foires de Champagne en 1296 ( 584 ). En 1292, c’est d’ailleurs à un muletier mendois, Peyre Fil, que le génois Gilles Lavagius confie les draps qu’il a achetés à Châlons, le transporteur détournant une partie du chargement à son compte lors de son passage à Montbrison ( 585 ). La concentration de muletiers dans les Hautes-Cévennes n’est donc pas sans rappeler celle constatée dans certains secteurs de Catalogne, principalement dans l’arrière-pays barcelonnais ( 586 ).
Au XVIIIè siècle, la différence est faite entre les muletiers et les rafardiers, le premier groupe rassemblant les personnes qui possèdent plus de six mulets, et le second celles qui travaillent avec moins ( 587 ). Cependant, la documentation médiévale, n’emploie jamais le terme de muletier, ce dernier n’apparaissant qu’au XVIIè siècle pour se développer jusqu’au XIXè siècle ( 588 ). Elle ne connaît pas plus le rafardier. Seul le terme de saumaderius désigne le muletier à part entière. On peut toutefois cerner ces trois catégories, même si elles ne sont pas exprimées directement dans la terminologie des métiers à la fin du Moyen Age.
La première rassemble les muletiers au plein sens du terme : il est indéniable qu’il s’agit de vrais professionnels du transport. Leur présence sur les routes tout au long de l’année, même lorsque les travaux des champs demandent des bras, en est la preuve la plus directe. De plus, les quelques muletiers pour lesquels nous possédons des renseignements plus précis ne sont nullement paysans. Le personnage d’un muletier, Philibert Barbasto, est particulièrement bien connu, avant tout au travers de son testament, qui donne un coup de projecteur sur ses activités. Originaire des Estables, ce dernier teste en 1544 ( 589 ). Les créances et les dettes qu’il indique dans ses dernières volontés livrent l’étendue de ses déplacements. Il a laissé des dettes chez des aubergistes ou des maréchaux de Bagnols-sur-Cèze, Pont-Saint-Esprit, Aubenas, Labégude (de Vals), Villeneuve-de-Berg, Pont-d’Aubenas, Montpezat, Le Monastier. A l’inverse, une personne de Mirabel lui doit des fonds. Ce muletier, un parmi tant d’autres, est aussi signalé de passage à deux reprises dans l’année 1544 à la porte Saint-Just, à Lyon, où il amène des couteaux le 9 août, puis des plumes et de la soie le 7 novembre ( 590 ). De même, deux siècles auparavant, le muletier gévaudanais qui prend en charge des draps de Chalons aux foires de Champagne pour le compte d’un génois ne peut sans doute pas être classé dans la catégorie des paysans pluriactifs, tant le grand rayon de ses activités implique une spécialisation ( 591 ). Les muletiers qui sont arrêtés en 1424 en Dauphiné après avoir traversé le Vivarais en provenance du Rouergue et se rendant aux foires de Genève sont aussi de vrais professionnels de la route. Ils reconnaissent être coutumiers de plusieurs axes sur lesquels ils déclarent être passés à de nombreuses reprises ( 592 ). En outre, les saumadiers attestés dans la documentation ont souvent des activités commerciales et, de fait, leur métier semble tout autant être le transport que le négoce. Ainsi, aux XIVè et XVè siècles, ce sont eux qui achètent directement du vin au pied des Cévennes, à Joyeuse, Les Vans ou Aubenas, alors que le qualificatif de saumadier qui leur est appliqué pourrait laisser penser qu’ils ne font que transporter du vin à façon pour des marchands ( 593 ). L’implication des muletiers dans le commerce du vin en Vivarais n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de leurs confrères siciliens dans le commerce du sel, pour lequel ils sont à la fois transporteurs et marchands ( 594 ).
Si les saumadiers ont souvent des activités commerciales, on notera que nombreux sont les marchands qui ont aussi des activités de transport : ils contituent la deuxième catégorie de muletiers identifiés. Ainsi, dans les estimes de 1464, le terme de saumadier n’apparaît pas clairement, et les personnes qui déclarent des mulets en nombre tout en précisant que se sont des animaux de bât, sont généralement qualifiées de marchands. Ainsi, Jean Largier, de Saint-Agrève est un marchand aisé de la bourgade ( 595 ), qui possède aussi ses propres mulets, tout comme Barthélémy Bornet, de Joyeuse ( 596 ). Ils assurent donc eux-mêmes une large part de leurs transports. Même si le marchand de la fin du Moyen Age est très largement sédentarisé, une frange de la profession continue donc encore d’associer transport et commerce dans un même mouvement, et l’on ne sait donc jamais si on est en présence d’un transporteur ou, selon l’expression consacrée, d’un marchand « aux pieds poudreux ». Sans doute qualifié de marchand dans sa bourgade d’origine et de saumadier en cours de route, il serait intéressant de pouvoir saisir l’un d’eux à différents moments de son activité pour pouvoir préciser comment transport et commerce s’associent, mais la documentation ne le permet malheureusement pas.
Si les saumadiers ou les marchands possèdant une couble de bêtes sont des professionnels du commerce à part entière, d’autres transporteurs existent aussi, que l’on identifie grâce aux contrats qu’ils concluent, mais dans lesquels leur profession n’est pas indiquée. Peut-être s’agit-il de l’équivalent des rafardiers du XVIIIè siècle, petits muletiers locaux et semi-locaux. Ce sont manifestement ces personnes que l’on rencontre dans les estimes de 1464 et qui déclarent seulement quelques mulets, associés à des activités agricoles. Ainsi, Claude Peyret, de Loubaresse, possède trois mulets tout en déclarant des terres et des boeufs qui font assurément de lui avant tout un paysan ( 597 ), ou des frères Yrardi, de Balazuc, qui possèdent à eux deux huit mulets de routes ( 598 ). Ce sont des pluriactifs, meublant la morte saison agricole par une activité complémentaire, à l’image des colporteurs alpins à partir du XVè siècle ( 599 ).
Le monde du transport est donc divers, associant plusieurs niveaux de professionnalisation, du paysan-muletier au muletier à part entière en passant par le marchand-muletier, chaque catégorie devant sans doute travailler sur un type de transport précis, des voyages régionaux jusqu’aux trajets lointains.
) AD 07, 2E 10755, f°66 ; 2E 32, f°37 ; 2E 1345, f°41 ; 13H 2, f°259 ; 2E 32, f°59v° ; 2E 10755, f°124r° ; 2E 1897, f°82.
) AD 07 52J 111, f°212.
) AD 07, 2E 10926, f°134.
) AD 07, 2E 10755 f°124.
) AD 07, 2E 10908, acte n°65.
) AM Lyon, CC 3859.
) Combes (J.) : « Transports terrestres à travers la France centrale à la fin du XIVè et au commencement du XVè siècle », art. cité, p. 46.
) Wolff (Ph.) : Commerce et marchands de Toulouse (vers 1350-vers 1450), op. cit., p. 135, 459.
) Larguier (G.) : Le drap et le grain en Languedoc, Narbonne et Narbonnais 1300-1789, op. cit., p. 613.
) Bautier (R.-H.) : « Les registres de foires de Champagne », art. cité, p. 172-174.
) Chartes du Forez, n°1542.
) Romestan (G.) : « L’activité des muletiers catalans entre Perpignan et Valence dans la première moitié du XIVè siècle », art. cité, p. 782.
) Cf. pour le Vivarais Mazon (A.) : Les muletiers du Vivarais, op. cit., p. 43 et pour le Gévaudan, Balmelle (M.) : « Muletiers et plaques muletières du Gévaudan », art. cité, p. 323.
) Eyraud (P.) et (M.) : « Sur les pas de Philibert Barbasto, muletier des Estables », art. cité, p. 46.
) AD 43, 3E 336/8, f°188v°.
) AM Lyon, CC 3859.
) Bautier (R.-H.) : « Les registres de foires de Champagne », art. cité, p. 172-174.
) Bautier (R.-H.) : « Marchands, voituriers et contrebandiers du Rouergue et de l’Auvergne, trafics clandestins d’argent par le Dauphiné vers les foires de Genève (1424) », art. cité, p. 673 et 678.
) Sur ces ventes de vin, cf. infra, p. 210-211.
) Bresc (H.) : « Un marché rural : Corleone en Sicile, 1375-1420 », art. cité, p. 375.
) AD 07, C 625.
) AD 07, C 580.
) AD 07, C 612.
) AD 07, C 604.
) Fontaine (L.) : Histoire du colportage, XV è -XIX è siècle, op. cit., p. 19-22.