Les muletiers identifiés au travers des estimes de 1464 déclarent leur cheptel, comme tous les autres contribuables, ce qui permet d’estimer le nombre de mulets qu’ils peuvent mettre en oeuvre. Ainsi, Barthélémy Bornet, de Joyeuse, déclare six mulets de bât ( 600 ), alors que Jean Largier, de Saint-Agrève en déclare cinq, précisant qu’ils sont destinés à porter des boutes et des bâts, auxquels il adjoint deux mules pour sa maison ( 601 ). Ces chiffres sont donnés sans préjuger d’éventuels contrats de type mégerie, ou de simples locations, qui pourraient leur permettre d’étoffer leur caravane, mais dont les registres notariés consultés ne laissent rien percer. Plus tardivement, Philibert Barbasto, que nous avons déjà évoqué, possède cinq mulets de bât et un cheval, sa monture, au moment où il teste. Nous voyons ici que, selon les catégories du XVIIIè siècle, il ne serait qu’un rafardier, mais au XVIè siècle, il est encore pleinement muletier. Au XVIIIè siècle, à Villefort, certaines coubles peuvent aligner jusqu’à une vingtaine de mulets ( 602 ). En outre, les muletiers ne semblent pas voyager seuls, mais en groupe, entre « confrères », ainsi qu’en témoigne le convoi de muletiers rouergats arrêtés en 1424 dans le bas Grésivaudan après avoir traversé le Vivarais en transportant du billon en fraude. Il se compose de deux caravanes, la première de vingt-trois mulets, six chevaux et la seconde de vingt-deux mulets. L’un des transporteurs du premier convoi, aidé de deux valets, mène dix mulets, alors qu’un second en conduit neuf et deux chevaux. Leurs sont associées des personnes de moindre rang, ne conduisant qu’un et trois mulets associés à quelques chevaux. Dans le second convoi, deux muletiers possèdent neuf bêtes chacun, et un quatre ( 603 ). De telles pratiques se rencontrent aussi à Lyon dans la première moitié du XVIè siècle où des caravanes de quarante mulets appartenant à différents propriétaires peuvent être mises en oeuvre pour les plus gros transports ( 604 ).
L’apport ethnographique des études du XIXè siècle permet de différencier plusieurs mulets, chacun ayant sa place bien précise dans la couble. Le viegi, bête la plus expérimentée ouvre la marche ( 605 ). Viennent après les autres mulets, constituant l’essentiel de la caravane, que ferme le muletier, monté lui même sur un mulet, ou encore un cheval. Philibert Barbasto, muletier des Estables, possède d’ailleurs un cheval spécifique « pour sa monte » ( 606 ). Le muletier n’est pas seul et a besoin de l’aide d’un valet pour conduire la couble. Celui-ci est signalé au XIXè siècle, mais aussi en 1752 dans le rapport que Marc-Antoine Malhol, marchand millavois, rend à l’Intendant de Languedoc sur les transports dans la région. Il explique qu’un homme seul ne peut conduire plus de neuf bêtes ( 607 ). En 1381, Jean de Beaucaire, muletier de Lyon, qui s’arrête à l’auberge de Philibert Cellier, à Viviers, est d’ailleurs accompagné de ses valets, sans que le nombre de mulets et celui des aides ne soit mentionné ( 608 ).
Le mode de chargement et le harnachement de la bête nous sont aussi très mal connus ; ils ne sont absolument pas renseignés par la documentation médiévale ou même moderne. Nous devons donc encore nous fier ici aux descriptions du XIXè siècle. Albin Mazon nous présente, avec un grand souci du détail, le harnachement des mulets observés sur les routes vivaroises dans les années 1840. Il nous décrit un mulet dont la tête est enserrée dans un harnais de cuir appelé bridel, orné de rosettes, ou pompons de laine, et de deux ou trois plaques de laitons armoriées, portant une maxime, ou encore, représentant un sujet pieux (avant tout Notre-Dame du Puy) ; elle sont alors appelées « lunes ». Il rajoute encore sur la tête de certains mulets un plumet de laine rouge. Le bridel sert à attacher le mouralh ( 609 ), râtelier portatif permettant de distribuer les rations alimentaires tout en marchant, et un collier de grelots. Depuis le bridel, part une courroie attachée au bât, destinée à faire relever la tête du mulet et à le forcer à avancer, et une autre attachée au mulet précédent. Le harnachement lui-même se compose d’un bât auquel est associée une croupière en bois (pièce en demi-cercle qui ceinture l’arrière du mulet). Nombre de mulets possédent en outre une sous-ventrière et un tablier, la fandaleyre ( 610 ), habillant le poitrail de l’animal, au niveau duquel étaient disposées quatre ou cinq sangles garnies de clochettes ( 611 ).
On peut vérifier l’adéquation de la description d’Albin Mazon avec la réalité de son temps et avec celle du XVIIIè siècle grâce à des documents iconographiques. Plusieurs sont particulièrement précis. Une première représentation de muletiers, bien que tardive, est néanmoins instructive : il s’agit du tableau « Les muletiers de Vivarais », de Jules Thibon, peint au milieu du XIXè siècle ( 612 ). Insérés dans un très large paysage, les détails de l’équipement des mulets nous échappent, mais quelques éléments sont nettement visibles. Tout d’abord, les « lunes » sont nettement représentées sur les tempes d’au moins une bête, alors que deux n’en possèdent manifestement pas. Par contre, toutes les bêtes sont ornées de leurs flottes de laine, ici rouge ou bleue, les mulets portant les lunes étant en outre munis d’un plumet frontal rouge. Toutes les bêtes portent un mouralh, sauf celle qui est montée par le muletier. Le volumineux bât est mixte, à la fois en cuir et en bois. Par ailleurs, tous les mulets possèdent les sangles ornées de laines de couleurs passant en plusieurs rangs sur leur poitrail. Par contre, la fandaleyre que décrit A. Mazon, habillant leur poitrail, n’est pas représentée. La deuxième représentation que nous possédons est contemporaine du tableau de Jules Thibon. Il s’agit d’une lithographie publiée en 1830 représentant des muletiers arrivant devant la porte Pannessac, au Puy ( 613 ). Beaucoup moins précis, le trait ne laisse pas voir autant de détails que le tableau précédent, mais ceux-ci sont quand même concordants. Les « lunes » sont bien figurées, de même que le mouralh et le collier de grelots. Pour le XVIIIè siècle, on possède une vue frontale d’un mulet gravée en frontispice de la Carte du Languedoc de Robert, géographe du roi, datant de 1752. Le bridel est nettement visible avec tous les détails que décrit A. Mazon : le plumet sur le sommet de la tête, les trois lunes, les floquets de laine pendant sur les tempes et le mouralh. La perspective adoptée par le graveur ne permet cependant pas de voir nettement le bât et la charge. La gravure la plus ancienne d’un mulet ainsi harnaché date de 1564 et illustre un traité d’hippiatrique, conservé au XIXè siècle chez un particulier de Grenoble ( 614 ). Tous les éléments décrits par Albin Mazon et présents sur d’autres gravures se retrouvent sur ce mulet : les plaques circulaires sur le bridel, le toupet de laine sur le front, le mouralh, les sangles de poitrail décorées et la croupière, dont la rigidité sur la gravure laisse penser qu’elle est bien en bois. Sont toutefois absents le collier de clochette, les pompons de laine pendant sur les tempes, alors qu’un second plumet orne un bât recouvert d’un drap fleurdelisé. Par ailleurs, nos recherches sont restées veines pour trouver une représentation médiévale d’un mulet de bât ainsi harnaché. Outre l’absence de documents illustrés médiévaux dans la région étudiée, les représentations de mulets sont généralement sommaires et ne comportent, le plus souvent, qu’un bridel irréaliste, et un simple sac jeté sur le dos de la bête en dépit de toute fonctionnalité. Par ailleurs, les représentations de mulets que nous possédons en plus grand nombre sont celles de bêtes conduites par des paysans dans le cadre de travaux des champs, et non des bêtes de transport. Il est donc normal qu’elles n’aient pas un harnachement particulièrement décoré.
Pour leur part, les musées conservent de très nombreuses « lunes », ou plaque muletières ornant les bridels, mais aucune ne semble pouvoir, selon les critères de datation stylistique employés par les conservateurs, remonter au-delà du XVIIè siècle, et encore, l’essentiel des collections est composé de pièces du XVIIIè siècle ( 615 ). Peut-on en déduire que de telles plaques n’existaient pas avant ? Le mode de constitution des collections de musée ne permet pas de le dire. C’est donc vers les fouilles archéologiques qu’il faut se tourner, mais jusqu’à ce jour, un seul chantier publié en a mis au jour. Il s’agit du site castral de Cabrières, dans l’Hérault, où une plaque a été découverte dans un contexte permettant de la dater de la seconde moitié du XVIè siècle, preuve formelle que de tels objets existaient déjà. La « lune » retrouvée à Cabrières est d’ailleurs tout à fait du même type que celles conservées encore dans plusieurs musées, passant pour être les plus anciennes. Elles sont ornées du monogramme « IHS » encadré de plusieurs lobes ceinturant la plaque ( 616 ). Le bâtiment dans lequel elle a été découverte recelait aussi des sonnailles en bronze de petites dimensions, s’apparentant à celles dont nous parle A.Mazon, qui se trouvaient en chapelet sur les bridels. Des fers de mulets et des éperons ont aussi été découverts, laissant penser que c’était sans doute la maison d’un muletier ( 617 ). Bien que sans doute présentes sur tous les mulets de bât, de telles plaques sont relativement rares dans l’absolu, et il est finalement normal que le fouilleur n’en retrouve pas souvent.
Outre les « lunes », les musées conservent aussi parfois des pièces plus complètes. C’est le cas de celui du Puy, qui présente un bridel, daté du XVIIIè ou du XIXè siècle, orné de trois plaques de six pompons rouges, qui atteste lui aussi de la fidélité des représentations ( 618 ).
Le harnachement des mulets à compter du XVIè siècle est donc en définitive bien connu, grâce aux témoignages ethnographiques, à une iconographie assez précise et à des pièces de musée. Il est beaucoup plus difficile, pour ne pas dire impossible, de savoir ce qu’il en était au Moyen Age et à partir de quand apparaissent bridel ornementé de plaques, pompons de laine. On peut tenter de différencier les éléments relevant d’un impératif technique difficilement contournable, de ceux qui sont le fruit de choix ornementaux. Ainsi, le mouralh, la croupière, l’ensemble du bridel, sans sa décoration, sont indispensables pour que le mulet puisse remplir la tâche qu’on lui demande. Seules les plaques, qui pourraient être remplacées par des oeillères classiques en cuir, ou encore les pompons et le plumet de tête apparaissent finalement comme des artefacts superflus. Les premiers éléments sont donc peut-être consubstantiels du transport à dos de mulet, alors que les seconds sont peut-être plus les signes distinctifs et les ornements d’une profession, les saumadiers, et de leurs bêtes, qui les opposent aux paysans transporteurs. De fait, une représentation italienne du XVè siècle d’une caravane muletière affuble chaque bête de son mouralh de grillage, mais ne figure aucun ornement ( 619 ).
) AD 07, C 580.
) AD 07, C 625.
) Laurans (A.) : Villefort, 1700-1789, op. cit., p. 91-92.
) Bautier (R.-H.) : « Marchands, voituriers et contrebandiers du Rouergue et de l’Auvergne, trafics clandestins d’argent par le Dauphiné vers les foires de Genève (1424) », art. cité, p. 673 et 676.
) Gascon (R.) : Grand commerce et vie urbaine au XVI è siècle, Lyon et ses marchands, op. cit., p. 176.
) Mazon (A.) : Les muletiers du Vivarais, op. cit., p. 49.
) AD 43, 3E 336/8, f°188v°.
) AD 34, C 3156.
) AD 07, 2E 7639 f°42v°.
) L’étymologie de mouralh est claire : le moure occitan est l’appellatif générique du « nez », museau, groin ou truffe, d’un animal, terme encore employé de nos jours.
) La fandaleyre habille le fandaou, le poitrail.
) Mazon (A.) : Les muletiers du Vivarais, op. cit., p. 50-53.
) Conservé au Musée Calvet, à Avignon. A son sujet, cf. Limagne (J.) : « Jules-Maurice Thibon un artiste vivarois, 1824-1881 », Revue du Vivarais, 1990, p. 135-149.
) Tudot (E.) : L’Auvergne et le Velay, op. cit., planche hors texte.
) Ouvrage non retrouvé dans les bibliothèques publiques, mais cité partiellement par Filhol (C.) : « Les plaques de brides muletières dans les Cévennes et sur les bord du Rhône », art. cité, p. 307.
) Sur ces plaques, leur localisation et leur datation, cf. l’étude bien vieillie mais pas encore remplacée de Filhol (C.) : « Les plaques de brides muletières dans les Cévennes et sur les bord du Rhône », art. cité.
) Ibidem, p. 14 et p. 77. L’auteur présente deux plaques similaires qu’il date, sans que l’on comprenne d’ailleurs bien comment, de la première moitié du XVIIè siècle.
) Colin (M.-G.), Darnas (I.), Pousthomis (N.), Schneider (L.) : La maison du castrum de la bordure méridionale du Massif Central, op. cit., p. 106.
) Musée Crozatier, Le Puy-en-Velay, guide catalogue des collections, op. cit., p. 49.
) Tableau Sano di Pietro, pinacothèque nationale de Sienne.