L’accueil dans les monastères

Divers documents attestent que plusieurs abbayes pratiquent, au moins ponctuellement, l’accueil du voyageur. Cependant, il est difficile, voire impossible, de savoir si cette pratique est courante, ou si, au contraire, elle fluctue en fonction de la personnalité de tel ou tel abbé, prieur, précepteur ou commandeur. En outre, les données disponibles sont variables d’un établissement à l’autre et ne permettent souvent qu’une approche très ponctuelle.

Concernant l’abbaye de Saint-Chaffre, tout au plus sait-on qu’à la fin du XIè siècle et au début du XIIè siècle, lors de la rédaction du cartulaire-chronique, l’aumônier, un moine nommé Géraud, s’occupe depuis plus de trente ans de la cura pauperum et peregrinorum. Cependant, c’est bien là un fait nouveau, puisqu’il est précisé qu’avant lui, ce service était nul, confiné dans des locaux exigus, alors que l’on manque de quoi distribuer et de personnes pour s’en occuper. Géraud fait alors reconstruire et aménager l’hospice et s’attache à le doter de revenus stables et suffisants ( 754 ). Ce court passage montre à lui seul que l’hospitalité monastique n’est pas assurée et fluctue en fonction de la qualité spirituelle des hommes qui s’en occupent et de leurs compétences de gestionnaires, toutes les abbayes ne développant pas les monumentales structures d’accueil rencontrées dans les principales d’entre elles ( 755 ). Pour Saint-Chaffre, aucun acte de la pratique ne nous indique par la suite que cette charge d’hospitalité ait continué à être exercée. Pour ce qui est des autres établissements bénédictins de la région, nous sommes encore plus mal renseignés. L’abbaye de Cruas, qui ne nous a laissé strictement aucun fonds documentaire médiéval demeure dans l’ombre, alors que pour l’abbaye de moniales de Soyons, on appréhende uniquement l’existence d’un hôpital mitoyen de ses murs au milieu du XIVè siècle, la domus de Paumient, attesté en 1347 ( 756 ).

Pour les abbayes cisterciennes, la documentation n’est pas plus instructive en la matière. Nous ne possédons aucune mention directe d’un quelconque hôpital qui aurait fonctionné à l’abbaye de Mazan, et seuls apparaissent, à plusieurs reprises, les noms de différents hospitaliers, hôteliers et infirmiers se succédant dans le courant des XIVè et XVè siècles. C’est d’abord Raymundus Bertrand qui est qualifié d’hostalerius en 1300, puis Stephanus Maurelli de 1314 à 1331. Ensuite, il faut attendre 1428 pour que Johannes Eymarii apparaisse comme hospitalerius, Claudius Serroli étant qualifié de presbiter et elemosinarius en 1453. La liste des moines ayant occupé le poste d’infirmarius est plus conséquente, et surtout plus continue. Pontius Eudini l’est en 1289, suivi de Hugo Combariboni en 1314, de Pontius de Podio en 1321, Pontius de Monasterio de 1325 à 1327, Bartholomeus del Chabanis en 1344 et enfin, de Jacobus Bajuli, en 1358 ( 757 ). Pour l’abbaye des Chambons, on sait seulement qu’en 1177, Richard de Borne, seigneur du château de Borne, dans le mandement duquel se trouve l’abbaye, décède in hospitali des Chambons ( 758 ). Il faut attendre 1342 pour que Pierre de Borne lègue à l’hôpital 20 sous et à chaque malade qui s’y trouvera, le samedi, trois repas et six deniers ( 759 ). La pratique de l’accueil charitable semble donc assurée régulièrement en ce qui concerne l’abbaye de Mazan, ou au moins, un moine y est affecté, mais il est difficile de savoir plus précisément à quoi correspondent ces fonctions et ce que représente réellement cette hospitalité monastique. Le vocabulaire employé pour désigner les différentes fonctions hospitalières de l’abbaye de Mazan renvoie peut-être à différentes formes d’accueil, à rapprocher de celles pratiquées dans d’autres établissements, comme Silvacane, où cohabitent une « hôtellerie » (hospicium), destinée aux passants, et une « infirmerie » (hospitale), accueillant les malades ( 760 ). Les fonctions d’hostalerius et d’hospitalerius que l’on rencontre à Mazan correspondraient alors à la fonction « hôtelière », la charge « hospitalière » relevant de l’infirmarius, l’elemosinarius ayant peut-être en charge des distributions de nourriture comme il s’en rencontre dans d’autres monastères ( 761 ). Parallèlement, concernant l’abbaye des Chambons, on remarquera que Richard de Borne qui est « hospitalisé » en 1177 n’est nullement un pauvre passant, mais un digne représentant de l’aristocratie locale finissant ses jours pieusement, probablement retiré à l’abbaye comme donat. Il est en outre légitime de douter qu’en hiver, de nombreux pauvres hères se soient aventurés aux Chambons, sur les solitudes glacées des montagnes du Tanargue, ou au plus profond de la sombre forêt de Mazan, cette dernière étant en outre à l’écart du réseau routier. Le plan de l’abbaye de Mazan, pour autant qu’on puisse le connaître en l’état de conservation des vestiges, ne témoigne pas de l’existence d’un grand hôpital, à la différence de ceux qui existent dans d’autres établissements situés dans des régions plus favorables ( 762 ).

La question récurrente de la réalité de l’accueil dans les commanderies hospitalières, en l’occurrence Trignan et Devesset, puis Jalès ; après la suppression de l’ordre du Temple, se pose. S’il est indéniable que ces établissements sont avant tout des centres domaniaux destinés à l’exploitation agricole et pastorale d’un territoire, il est nécessaire de se poser la question de l’accueil qu’ils peuvent offrir au voyageur. On sait par exemple qu’en 1246, la commanderie de Trignan reçoit un legs en contrepartie des efforts d’assistance qu’elle déploie ( 763 ), mais une telle mention est unique ou presque. L’enquête de 1338 sur les trente-trois commanderies situées en Provence, Dauphiné et Savoie, si elle ne concerne pas directement le Vivarais, permet de se faire une idée précise de la nature et de l’importance de l’accueil hospitalier dans chacune d’entre-elles, celle de Valence étant même particulièrement proche du Vivarais ( 764 ). Toutes entretiennent alors un hôpital qui héberge en moyenne un à douze hôtes, selon les commanderies ( 765 ), mais ce n’est plus le cas en 1373 et encore moins en 1429, l’assistance, l’aumône et surtout l’hospitalité s’effondrant totalement en l’espace d’un siècle ( 766 ). L’absence de l’enquête de 1338 pour les régions de l’ouest du Rhône ne permet pas de savoir ce qu’il en est en Vivarais dans le premier tiers du XIVè siècle, mais celle de 1373, conservée, montre une situation bien différente à Jalès, puisque le prieur dépense annuellement 130 setiers de blé pour nourriture des hôtes et des pauvres. Cependant, l’exemple de la commanderie de Montfrin, située non loin d’Uzès, où sont accueillis le sénéchal de Beaucaire ou le duc d’Anjou, laisse penser que ce n’est pas nécessairement l’accueil du pauvre voyageur qui les occupe en priorité ( 767 ).

Le bilan de l’accueil dans les principaux établissements ecclésiastiques de la région, pour autant qu’on puisse le cerner, est, semble-t-il, assez mitigé. Si quelques signes attestent de sa pratique, l’exemple donné par l’abbaye de Saint-Chaffre est édifiant : le bon fonctionnement de l’hôpital est aléatoire, avant tout lié à la personnalité de l’abbé et à celle de son gestionnaire, pouvant en quelques années passer d’une structure apte à presque rien, ou inversement.

Notes
754.

) Chevalier (U.) : Cartulaire de l’abbaye de Saint-Chaffre du Monastier, op. cit., p. 25-27, n°XXVI-XXVIII.

755.

) On pensera ici à l’exemple de l’une des principales abbayes de France du nord, cf. Mérindol (Ch.) de : « Le soin des malades dans un monastère de fondation franque : Corbie en Picardie (VIIè-XIVè siècles) », art. cité.

756.

) AD 26, 23H 15, liasse 18, n°9.

757.

) Coste (C.) : Enquête sur les sources de l’abbaye de Mazan au Moyen Age, op. cit., p. 188.

758.

) AD 07, 1E 250.

759.

) AD 48, 6J 1, f°55v°.

760.

) Esquieu (Y.), Pelletier (J.-P.) : « Abbaye de Silvacane, La Roque-d’Anthéron (Bouches-du-Rhône) », art. cité, p. 34-35.

761.

) Becquet (J.) : « L’assistance monastique à Limoges », art. cité.

762.

) On pensera ici à la remarquable hôtellerie de l’abbaye de Fontenay cf. Dimier (A.), Porcher (J.) : L’art cistercien, op. cit., p. 71.

763.

) AD 13, 56H 4579 : acte cité par Le Blévec (D.) : Recherches sur l’assistance dans les pays du bas-Rhône du XII è siècle au milieu du XV è siècle,op. cit., p. 95-96.

764.

) Beaucage (B.) : Visites générales des commanderies de l’ordre des Hospitaliers dépendants du Grand Prieuré de Saint-Gilles en 1338, op. cit.

765.

) Hollard (Cl.-F.) : « Les hospitaliers du sud-est de la France en 1338 : la vocation de l’ordre à la mesure des comptes », art. cité, p. 80-81.

766.

) Beaucage (B.) : « L’effondrement de la gestion du patrimoine de l’hôpital en France du sud-est (1373-1429) », art. cité, p. 123-127.

767.

) Le Blévec (D.) : Recherches sur l’assistance dans les pays du bas-Rhône du XII è siècle au milieu du XV è siècle, op. cit., p. 112-115.