d- La question des léproseries

Même si on ne peut considérer les léproseries comme des structures d’accueil du voyageur, quelle personne saine aurait, en effet, idée de s’y arrêter pour demander l’hospitalité d’une nuit sur son chemin, il est intéressant d’envisager les relations qu’elles entretiennent avec le réseau routier. Comme pour les hôpitaux, et plus encore sans doute, la première difficulté rencontrée est celle de l’identification et de la cartographie des léproseries de la fin du Moyen Age : nombreuses, généralement modestes, elles ne laissent que très rarement des fonds documentaires, voire même quelques documents épars. Seule l’attestation comme confront nous apporte le plus souvent un signe ténu de leur existence. Se pose ici le problème de l’interprétation des toponymes La Maladière, très fréquents, que l’on serait tenté de lier à l’existence ancienne d’un tel établissement. Plusieurs mises en garde ont déjà été formulées à ce sujet ( 785 ) à partir d’exemples probants : des toponymes qui évoquent la lèpre et les ladres sont en fait liés à des domaines de léproseries et non aux léproseries elles-mêmes. Cependant, il nous semble que l’exemple vivarois permet quand même d’apporter un certain crédit à cette démarche, en réduisant le travail aux seules mentions directes La Maladière, La Malautière, ou leurs formes corrompues, comme Malaouteyre. A plusieurs reprises, des toponymes La Maladière que l’on aurait été tenté de repousser faute d’indication plus précise se sont en fait révélés, après la découverte d’un document clair, être bel et bien les continuateurs d’un tel établissement. Il en est ainsi par exemple à Ucel, ou encore à Fay ou à Meyras, l’attestation documentaire intervenant bien après le repérage toponymique. Tout en restant prudent, on ne peut donc nier que la toponymie puisse apporter des renseignements complémentaires précieux.

Remarquons tout d’abord que les trente léproseries assurées et les neuf établissements probables sont implantés dans les régions les plus peuplées, ce qui ne surprendra pas, puisque d’un simple point de vue arithmétique, ce sont les régions théoriquement les plus touchées par le mal ( 786 ). C’est ainsi qu’on en rencontre le plus grand nombre dans le sillon rhodanien et au pied des Cévennes, alors que le Plateau, les Boutières, ou encore le coeur des Cévennes, s’avèrent faiblement, voire pas équipés. Dans les secteurs moins peuplés, la léproserie est l’apanage des principaux bourgs, comme Chalencon, ou des gros villages, comme Désaignes, alors que dans les secteurs plus densément peuplés, elle se rencontre dans des villages de taille modeste, comme Ucel, ou encore Chassiers et Meyras.

Par-delà cette différence d’équipement en léproseries suivant les régions du Vivarais, c’est leur parfaite adéquation avec les routes principales qui nous arrêtera ici. Aucune ou presque ne jalonne les axes secondaires, alors que le sillon rhodanien et le chemin de Régordane en sont très bien pourvus. Dans le sillon rhodanien, on en rencontre à Champagne, Saint-Etienne-de-Valoux, Ozon, Saint-Jean-de-Muzols, Saint-Péray, Soyons, Le Pouzin, Baix, Viviers (deux établissements), Bourg-Saint-Andéol, Saint-Marcel, et enfin, Pont-Saint-Esprit, aux portes du diocèse ( 787 ). A l’opposé géographique, sur le chemin de Régordane, des maladreries sont établies à Vals-près-Le-Puy, Tarreyres, Le Brignon, La Sauvetat, Cellier-du-Luc, Luc, Villefort, Vielvic, Le Mas-Dieu et Alès. Si le sillon rhodanien est indéniablement très peuplé, ce n’est pas le cas des abords du chemin de Régordane qui traverse les Hautes-Cévennes, et seule la route peut justifier cette concentration très localisée et linéaire. Pareillement, la route de Viviers au Puy par Aubenas, qui est l’axe transversal le plus important, est bordée d’un nombre important d’établissements, puisqu’on en rencontre à Viviers au départ, à Saint-Thomé, Alba, Ucel, Meyras et Montpezat, seules les étendues désertes du Plateau en étant dépourvues. Remarquons que les quelques maladreries des secteurs les moins peuplés, si elles sont proches de bourgs ou de gros villages, sont aussi situées en bordure d’axes routiers importants, le chemin de Tournon au Puy et celui de Beauchastel ou Valence au Puy par exemple. Cette implantation routière est par ailleurs conforme à celle de presque toutes les régions, comme la Champagne ( 788 ), le Lyonnais ( 789 ) ou la province ecclésiastique de Sens ( 790 ), ce qui facilite l’aumône aux lépreux le long d’axes très fréquentés ( 791 ), ou le déplacement de ceux qui mènent une vie gyrovague, passant d’établissement en établissement ( 792 ).

Il ne nous appartient pas ici de pousser plus avant ces quelques remarques sur les léproseries, ce qui nous éloignerait de notre objet d’étude pour aborder les thématiques de l’assistance aux malades, de leur place dans la société et de la vision qu’a cette dernière de la lèpre. La maladrerie est indéniablement proche de la route, son implantation lui est liée, mais il ne faut pas pour autant en faire un auxiliaire des circulations : le lépreux a besoin de la route, mais ce n’est pas réciproque.

L’accueil charitable du voyageur vit donc des heures difficiles à la fin du Moyen Age. Les hôpitaux spécifiquement routiers que nous avons identifiés à la fin du XIIè siècle ou au XIIIè siècle, semblent n’être qu’un lointain souvenir, leurs bâtiments ayant, dans plusieurs cas, totalement disparus. Les hôpitaux des villages ne semblent pas mieux résister aux XIVè et XVè siècles, puisqu’il n’en est que très rarement fait mention dans la documentation du XVè siècle, pourtant incomparablement plus abondante. Seul le nombre des établissements urbains s’accroît encore manifestement jusqu’au milieu du XIVè siècle par quelques fondations nouvelles, mais si l’accueil du pauvre passant est encore de leur ressort, sans doute que le voyageur, et non l’errant, s’en détourne largement. Parallèlement, les nouvelles formes d’assistance, aumônes, charités, confréries, en plein essor, ne sont pas les mieux placées pour venir en aide au voyageur qui n’est pas, loin s’en faut, uniquement un pauvre vagabond, ou un pieux pèlerin.

Notes
785.

) Cf. par exemple Bériac (N.) : « Lépreux et léproseries. Repérage critique et origine des maladreries en Aquitaine », art. cité, p. 366 ; Touati (F.-O.) : Archives de la lèpre, atlas des léproseries entre Loire et Marne au Moyen Age, op. cit., p. 29-31.

786.

) Cf. infra, carte des établissements hospitaliers en annexe.

787.

) Cf. la liste des établissements et les références d’archives présentées ci-après, annexe n°2.

788.

) Chapin (E.) : Les villes de foires de Champagne, des origines au début du XIV è siècle, pl. hors-texte.

789.

) Petouraud (Ch.) : « Les léproseries lyonnaises au Moyen Age et à la Renaissance », art. cité, p. 433-434, même si les connaissances de l’auteur sur le réseau routier lyonnais sont issus d’ouvrages vieillis. Néanmoins, à l’approche de Lyon, sa vision des routes médiévales calquées sur les routes antiques n’est pas fausse.

790.

) Touati (F.-O.) : Maladie et société au Moyen Age. La lèpre, les lépreux et les léproseries dans la province ecclésiastique de Sens jusqu’au milieu du XIV è siècle, op. cit., p. 288-290 ; Touati (F.-O.) : « L’apparition des léproseries dans la province ecclésiastique de Sens : fondations et répartition aux XIIè et XIIIè siècles », art. cité, p. 393.

791.

) Rovinsky (J.) : « L’isolement du lépreux au Moyen Age (genèse et réalisation) », art. cité, p. 80 et 85.

792.

) Bériac (F.) : Histoire des lépreux au Moyen Age, op. cit., p. 195-197.