Constatons tout d’abord qu’aucun secteur n’est épargné par le développement de l’hôtellerie, même si des différences sensibles apparaissent. Elles sont toutefois très largement dues à l’état de la documentation et à ses lacunes. En effet, ce sont les estimes de 1464, associées aux registres notariés, qui permettent de repérer nombre d’établissements, mais certaines régions sont très mal couvertes par ces sources, ce qui ne signifie nullement que les auberges y sont plus rares qu’ailleurs.
Alors que les études s’étant attachées aux auberges se sont surtout intéressées aux établissements urbains, souvent même à ceux de grandes villes ( 793 ), l’auberge située en rase campagne existe également, à l’image des hôpitaux routiers isolés des siècles précédents, mais elle est plus difficile à appréhender. Ainsi on en découvre en 1464 sur les étendues désertes du col de Peyre, sur la route de Joyeuse et des Vans à Luc et Pradelles ( 794 ). De même, une auberge est attestée en 1464 hors de tout contexte urbain ou villageois au pont de Veyradeyre, à l’ouest du Béage, à la limite du Velay et du Vivarais ( 795 ). C’est encore l’auberge de la beguda alba, située sur la rive de l’Ardèche en face de Vals, sur la route d’Aubenas au Puy, attestée en 1501 ( 796 ). L’exemple le plus abouti d’auberge isolée est sans doute constitué par l’auberge de Peyrebeille, fondée peu après le Moyen Age, en 1532 : cette dernière reprend véritablement la fonction des hôpitaux routiers que nous avons vu disparaître au XIVè siècle après avoir veillé sur les routes du Plateau et leurs voyageurs pris dans la tourmente ( 797 ). La toponymie peut aussi nous indiquer la présence de plusieurs de ces établissements isolés. Le toponyme l’Habitarelle, qui renvoie probablement à la présence d’une auberge ( 798 ), se rencontre à quatre reprises le long des routes du sud du Vivarais, le nord échappant à sa zone d’extension, de même le toponyme La Bégude, qui a pu être relevé à sept reprises. On pense encore aux nombreux dérivés d’ostal ou d’hostaleria comme le quartier de l’Hoste du Fau, à Lalevade, ou à celui de l’Hostesse, à Lachamp-Raphaël, et aux Tavernes, Malatavernes et Tavernols jalonnant les routes ( 799 ). Dans tous les cas, ces toponymes sont hors de tout contexte d’habitat groupé et se trouvent même dans des secteurs particulièrement difficiles, comme sur la route de Largentière à Valgorge par Beaumont ( 800 ).
Outre ces auberges totalement isolées, nombreuses sont celles établies dans des villages modestes, sans activité commerciale particulière, d’un niveau de développement mineur, mais qui ont pour eux d’être à proximité d’une route passante. C’est ainsi qu’en 1464, il en existait à Vernon ( 801 ) ou à Paris ( 802 ), à Laurac ( 803 ), d’autres étant attestées dès 1281 à Alba ( 804 ), ou encore en 1434 à Saint-Laurent-les-Bains ( 805 ). Une auberge est aussi implantée dans la vallée de la Cance. Elle est attestée en 1464 à Saint-Julien-Vocance ( 806 ). Indéniablement, l’implantation des auberges vivaroises fait penser à celle rencontrée le long des routes alpines ( 807 ). Alors que les auberges urbaines accueillent une part importante de personnes effectuant des séjours moyens ou longs en ville, comme en témoignent les comptes de l’aubergiste Boutaric, à Aix ( 808 ), on peut par contre penser que les auberges vivaroises égrenées le long des routes, sont avant tout des établissements où le voyageur passe sans séjourner.
Les plus fortes concentrations d’auberges se situent quand même en ville et dans les principaux bourgs, mais il est difficile de les appréhender avec précision. Il pourrait paraître sûr de chercher le nombre d’hôteliers mentionnés dans tel ou tel compoix ou dans les registres d’estimes de 1464 pensant ainsi en cerner le nombre précis à l’échelle d’une ville. Cependant, nous touchons là aux limites de ces sources, ne mentionnant pas forcément en détail toutes les professions, mais seulement semble-t-il l’activité principale de la personne, ce qui renvoie à la définition de la profession d’aubergiste. Ainsi, si l’on se fie aux estimes de 1464, Annonay, la seule grande ville à l’échelle du Vivarais pour laquelle l’enquête soit conservée, ne compterait alors que trois auberges, ce qui paraît bien peu par rapport à ce que nous constatons dans d’autres localités de moindre importance et de développement commercial plus limité ( 809 ). Il en est de même à Tournon où le compoix de 1448 ( 810 ) recense un seul aubergiste, qui figure aussi dans les estimes de 1464 ( 811 ), alors que la documentation notariale ou le chartrier de la collégiale Saint-Julien mentionne au moins deux, si ce n’est trois auberges au même moment. Il faut donc s’en remettre, comme pour les hôpitaux, aux hasards de la documentation et des mentions éparses qu’elle livre, sans jamais pouvoir être assuré du nombre d’établissements ouverts au même moment dans une ville donnée.
Dans les années 1370, la documentation notariale nous livre, sans aucune garantie d’exhaustivité, le nom d’au moins quatre aubergistes à Aubenas ( 812 ). A Viviers, ce sont aussi en moyenne quatre à cinq aubergistes qui semblent exercer en même temps dans les quarante dernières années du XIVè siècle. C’est d’abord l’auberge du Cheval Blanc, connue en 1362 ( 813 ), cet établissement qui appartient à l’abbaye de Mazan étant sans doute l’un des mieux situé de la ville, non loin de la porte Riquet, au bord de la route rhodanienne qui constitue la rue principale de Viviers. Mentionnons encore l’auberge de Guilhaume Delprat, attestée en 1368, qui ne semble pas avoir d’enseigne ( 814 ), de même que celle de Philibert Cellier, citée en 1381 ( 815 ). L’auberge de la Pomme est pour sa part attestée en 1373 ( 816 ) et celle de l’Ange, tenue par Jean Larmande, apparaît pour la première fois en 1390 ( 817 ). De nouveaux établissements sont encore mentionnés en 1401, comme l’auberge de la Couronne ( 818 ) alors que l’auberge du Cerf, située in Podio Navis, faubourg de Viviers, est détruite en 1409 par crainte de l’arrivée de bandes armées qui auraient pu s’en servir de repaire ( 819 ). La documentation du bayle épiscopal de Largentière, partiellement conservée pour la fin du XIVè siècle, renferme plusieurs injonctions adressées aux aubergistes de la ville afin qu’ils prévoient des réserves de nourriture suffisantes pour les périodes de foire. En 1369, les noms des hôteliers de la ville sont donnés nous permettant d’en connaître le nombre : ils sont trois ( 820 ). Ces chiffres qui paraissent faibles par rapport à d’autres exemples urbains ( 821 ) doivent être lus en parallèle avec la démographie vivaroise, les villes comme Aubenas ne dépassant pas les 500 feux et Annonay les 600 au milieu du XVè siècle ( 822 ), alors que Viviers atteint sans doute tout juste les 350 à 400 feux.
Un dense réseau d’auberges, perceptible à compter du XIVè siècle, couvre la région. Il est caractérisé non pas tant par le grand nombre d’auberges urbaines, mais par la multitude d’établissements villageois ou même totalement ruraux, jalonnant les principales routes, surtout dans les secteurs les plus difficiles. Ce réseau ressemble dans ses grandes lignes à ce qui a pu être mis en évidence dans d’autres régions comme la Toscane ( 823 ).
La chronologie du développement de ces auberges est difficile à percevoir dans la mesure où on ne peut aucunement en quantifier le nombre à plusieurs périodes d’intervalle. Cependant, quelques repères en jalonnent l’apparition et l’essor. Même si quelques érudits locaux ont cru pouvoir discerner l’existence d’auberges dès le XIè siècle au travers d’une inscription découverte non loin de Saint-Marcel-d’Ardèche ( 824 ), rien n’atteste leur existence avant une période avancée du XIIIè siècle. Remarquons même qu’à la fin du Moyen Age, albergerius ou hostalerius n’est à l’origine d’aucun patronyme reprenant un nom de métier, à la différence des nombreux Fabre, Sabatier, ou Teissier que l’on rencontre régulièrement. La multiplication des aubergistes est donc probablement postérieure à l’adoption de l’anthroponymie à deux éléments, nom et surnom, intervenant dans la région pour l’essentiel dans la seconde moitié du XIè siècle ( 825 ), et surtout à la transmission du nom par le père, acquise pour l’essentiel au XIIIè siècle, sauf dans l’aristocratie ( 826 ). De fait, jamais la documentation ne nous livre de mention d’aubergiste clairement qualifié comme tel, ou de mention d’auberge, avant le début du XIVè siècle, lorsqu’en 1314, l’abbaye de Mazan et le recteur de la paroisse de Saint-Cirgues transigent sur la perception de la dîme que les aubergistes de cette paroisse doivent payer ( 827 ). La charte de franchises d’Alba, concédée en 1281, nous semble pouvoir être un jalon essentiel de l’essor de l’hospitalité commerciale. A l’heure actuelle, nous n’en connaissons malheureusement qu’une traduction du XVIIIè siècle, mais l’article vingt précise « que les habitants d’Aps tiendront des lits de louage pour les étrangers pour leur argent et qu’on donnera seulement d’un lit un denier viennois et si les étrangers ne trouve pas un lit à Aps pour leur argent, alors ledit seigneur et les siens obligeront lesdits habitants d’en tenir sans recevoir salaire pour le louage » ( 828 ). Nous sommes donc manifestement ici à la charnière entre accueil charitable et auberge commerciale : des particuliers louent des lits, ce qui est déjà un acte commercial, mais le font sans être qualifiés d’aubergistes, à un prix imposé, et avec finalement l’obligation d’assister le voyageur par décision seigneuriale si la demande d’hébergement dépasse l’offre. L’hôtel prend son essor mais l’hôpital transparaît encore.
Le cas de Montpezat prouve clairement que les auberges sont, pour l’essentiel, une création du XIVè siècle. Dans le terrier rédigé pour Pons de Montlaur en 1300, sur 250 reconnaissants, pas un seul n’est dit aubergiste ou hôtelier alors que nous avons toutes raisons de penser que ce terrier recense presque la totalité de la population tant la seigneurie des Montlaur est dominante, les professions y semblant de plus assez systématiquement indiquées. Par contre, à partir du XIVè siècle, les registres notariés signalent la présence de plusieurs auberges. Dans les années 1370, sont mentionnées, au gré des quelques feuillets de minutiers conservés, les auberges de la Cloche, de Saint-Georges et de la Croix ( 829 ), alors que la documentation du milieu du XVè siècle témoigne d’une véritable explosion, livrant l’existence de celles de la Cloche, la Fleur de Lys, l’Etoile, la Pomme, les Fleurs, le Dauphin, la Croix, le Cygne, le Cheval Blanc, le Chapeau Rouge, Saint-Georges et Saint-Antoine ( 830 ).
Même si les remarques formulées à partir de glanes diverses n’ont pas la rigueur d’une recension systématique, cette dernière demeurant impossible faute de sources, une périodisation générale se dégage. Alors que l’hôtellerie est sans doute en gestation dès la seconde moitié du XIIIè siècle, il faut attendre la première moitié du XIVè siècle pour que des aubergistes apparaissent, devenant plus nombreux dans la seconde moitié du XIVè siècle, en sachant que l’essor documentaire parallèle peut induire un facteur de déformation de notre jugement. C’est à partir de 1350-1360 que les aubergistes figurent souvent dans les registres de notaires, ou que leurs établissements deviennent des repères significatifs servant à nommer et décrire le paysage urbain ou villageois.
En outre, il est intéressant de noter que l’hospitalité commerciale, si elle est plus répandue en ville, ce qui ne surprendra pas, n’est pas nécessairement dans la région un phénomène d’origine urbaine transposé tardivement en milieu rural. Rappelons que les auberges de Saint-Cirgues, modeste village isolé s’il en est, sont les premières à être signalées et que celles d’Alba, qui cachent leur nom à la fin du XIIIè siècle, sont elles aussi rurales. Ne pourrait-on pas supposer, mais cela demeure impossible à vérifier ici, que l’hospitalité commerciale a pris un essor un peu plus rapide dans les campagnes qu’en ville, pour combler le vide laissé par les petits hôpitaux routiers ne passant pas souvent, nous l’avons déjà remarqué, le tournant des XIIIè et XIVè siècles. Dans tous les cas, l’essor de l’auberge apparaît plus tardif dans la région qu’en d’autres lieux, comme à Toulouse, où elle est déjà implantée au tout début du XIIIè siècle ( 831 ), ou plus encore en Italie, où les exemples d’auberges sont nombreux à partir de la fin du XIè siècle ( 832 ), d’autres cas pouvant être repérés dans d’autres régions ( 833 ). Néanmoins, tous les exemples retenus de développement d’une hôtellerie dès le début du XIIIè siècle, si ce n’est avant, sont issus de grandes villes, ce qui n’est nullement le cas du Vivarais et peut sans doute expliquer les décalages chronologiques.
L’auberge, probablement née au XIIIè siècle, connaît un premier développement au XIVè siècle. L’exemple de Montpezat nous amène à penser qu’en Vivarais comme ailleurs, le nombre d’auberges s’accroît très sensiblement dans le courant du XVè siècle. Il serait pourtant illusoire de penser que ce mouvement est régulier et linéaire. Ce dernier, répondant à un besoin d’hébergement, est nécessairement lié aux fluctuations du trafic, à celles des différents itinéraires, aux déplacements parfois très conjoncturels des flux commerciaux, au gré de l’état des routes et des ponts, mais ce sont autant de paramètres que l’on ne peut cerner ici.
) On pensera ici à Combes (J.) : « Hôteliers et hôtellerie à Montpellier à la fin du Moyen Age », art. cité ; Coulet (N.) : « Un gite d’étape, les auberges d’Aix-en-Provence au XVè siècle », art. cité ; Hayez (M. et A.-M.) : « L’hôtellerie avignonaise au XIVè siècle : à propos de la succession de Siffrède Trelhon, (1387) », art. cité ; Wolff (Ph.) : « L’hôtellerie, auxiliaire de la route, notes sur les hôtelleries toulousaines au Moyen Age », art. cité.
) AD 07, C 605.
) AD 07, C 616.
) AD 07, 3H 3, f°12.
) André (M.) : « La fondation de l’auberge de Peyrabeille », art. cité, p. 102-103.
) Soutou (A.) : « L’Habit et l’Habitarelle », art. cité.
) Sur la répartition de ces toponymes, cf. annexe n°11. On prendra toutefois garde à ce que bégude désigne aussi dans les Cévennes un pré irrigué, textuellement « abreuvé », les estimes de 1464 renfermant de nombreuses begudam prati [AD 07, C 605 par exemple, à Thines et Montselgues]. Il ne semble toutefois pas que beguda seul ait désigné une terre.
) Cf. t. II, p. 500.
) AD 07, C 576.
) AD 07, C 605.
) AD 07, C 571.
) Charte de franchises d’Alba publiée par Arnaud (P.) : Armorial du château d’Alba, op. cit., p.38-42.
) AD 34, A 10, f°267v°.
) AD 07, C 622.
) Daviso di Charvensod (M.-C.) : I pedaggi delle Alpi occidentali nel MedioEvo, op. cit., p. 52 ; Peyer (H.-C.) : Viaggiare nel Medioevo. Dall’ ospitalità alla locanda, op. cit., p. 288-289.
) Coulet (N.) : Aix-en-Provence, Espace et relations d’une capitale (Milieu XIV è siècle-milieu XV è siècle), op. cit., p. 339-349.
) AD 07, C 618-619.
) AM Tournon, CC 1.
) AD 07, C 613.
) AD 07, 2E 32, f°43 ; 2E 33, f°54, f°74v° ; 2E 35, f°46 ; 2E 39, f°97.
) AD 07, 2E 7632, f°37.
) AM Viviers, AA 10, n° ; Régné (J.) : « Catalogue des actes de la ville de Viviers », art. cité, n°149.
) AD 07, 2E 7639, f°42v°.
) AD 07, 2E 7634, f°14v°.
) AD 07, 2E 7635, f°20v°.
) AD 07, 2E 7654, f°62.
) Régné (J.) : « Catalogue des actes de la ville de Viviers », art. cité, n°235.
) AD 07, 1J 529, f°85.
) Peyer (H.-C.) : Viaggiare nel Medioevo, Dall’ ospitalità alla locanda, op. cit., p. 285-288.
) Cf. infra, p. 470-471.
) Cf. La Roncière (Ch.-M.) de : Florence, centre économique régional au XIV è siècle, op. cit., p. 911-921.
) Miol-Favard (R.) de : « Une enseigne d’auberge datée du XIè siècle à Saint-Jean-d’Artrignan », art. cité ; Outre le fait que cette dernière ne soit pas attribuée assurément à une auberge, aucun élément de datation clair n’apparaît, si ce n’est quelques éventuelles bribes de chiffres romains difficilement lisibles.
) Charavet (E.) : « L’anthroponymie en Velay aux Xè-XIIIè siècles », art. cité, p. 450.
) Laffont (P.) : Châteaux, pouvoirs et habitats en Vivarais, op. cit., t. I, p. 206-208.
) AD 07, 3H 1, f°122v°.
) Publiée dans Arnaud (P.) : Armorial du château d’Alba, op. cit., p. 38-42.
) AD 07, 2E 5888.
) Cf. Haond (L.) : « L’activité économique de Montpezat, bourg routier à la fin du Moyen Age », à paraître.
) Wolff (Ph.) : « L’hôtellerie, auxiliaire de la route, notes sur les hôtelleries toulousaines au Moyen Age », art. cité, p. 189.
) Fanfani (A.) : « Note sull’ industria alberghiera italiana nel Medioevo », art. cité, p. 259-260.
) Cf. les nombreux exemples que donne Coulet (N.) : « Les hôtelleries en France et en Italie au Bas Moyen Age », art. cité, p. 185-186.