Le plus souvent, la connaissance d’une auberge se limite à son nom ou à celui de son exploitant. Rares sont les textes permettant d’approcher de leur réalité, sans parler de leur fonctionnement et de la vie à l’auberge. Remarquons tout d’abord que l’on distingue trois catégories d’établissements, qui ne préjugent en rien de leur confort et de la qualité du service rendu. Les premiers, de loin les plus nombreux dans le corpus que nous avons pu constituer, possèdent un nom, une enseigne spécifique qui les distingue, mais ils ne constituent pas la règle absolue. En matière d’onomastique, les aubergistes vivarois ne font preuve d’aucune originalité, les noms rencontrés ne différent pas de ceux trouvés par exemple à Toulouse ( 834 ), à Aix ( 835 ) ou à Montpellier ( 836 ), ou même souvent sous d’autres cieux, comme l’Allemagne, l’Angleterre ou l’Italie ( 837 ). Ainsi, en Vivarais, les auberges de la Croix et de la Cloche dominent (quatre occurrences), suivies des auberges de la Pomme et de la Fleur de Lys (trois occurrences), puis on relève l’auberge de l’Etoile, celle du Cheval-Blanc, du Dauphin, du Cygne, du Chapeau Rouge, de Saint-Georges, de Saint-Antoine, de la Pierre, du Cerf, des Trois Rois, des Deux Pommes, ou encore l’Auberge blanche, pour finir par une énigmatique Domus de Sorii, au Cheylard, et par l’héraldique Ecu de Villard, à Annonay ( 838 ). Dans l’ensemble, ces noms ne s’appliquent qu’à des auberges urbaines, ce qui s’explique aisément par la nécessité de les distinguer à partir du moment où il y en a plusieurs.
Viennent ensuite les auberges dépourvues d’enseignes et appelées par le nom de leur tenancier. C’est ainsi qu’à Saint-Laurent-les-Bains en 1413, une auberge est simplement dite hospite d’Etienne Garnier ( 839 ) et qu’en 1366, une de Baix est appelée uniquement hostalaria Guilhelmi Seguini ( 840 ). Peu nombreuses, elles se rencontrent plus à la campagne mais ne sont pas leur apanage puisque plusieurs établissements urbains ne sont désignés que de cette manière. Ainsi, à Viviers dans les années 1380, l’auberge de Philibert Cellier ne semble nullement porter de nom ( 841 ), de même que celle de Guillaume Delprat ( 842 ).
Pour finir, il est possible de repérer dans les estimes de 1464 des personnes qui ont beaucoup plus de lits que ce qui est nécessaire pour une maison, même abritant une famille nombreuse. Elles ne se déclarent pas pour autant aubergistes, mais leurs biens pourraient les faire passer pour tel. En effet, dans cette enquête, les seuls bien mobiliers à être recensés sont ceux présentant une valeur particulière, ou ayant une fonction professionnelle, outillage de l’artisan parfois, stocks commerciaux du marchand, etc., ce qui renforce l’idée que ces nombreux lits ne sont pas à usage domestique, sans quoi ils auraient été passés sous silence, comme dans la quasi totalité des déclarations. On est donc en droit de se demander si ces personnes n’exercent pas ponctuellement une activité d’accueil, par exemple lorsque les autres établissements sont complets.
Cette remarque nous renvoie au métier d’aubergiste et à la réalité de son exercice, les types d’hôtes semblant multiples, depuis des tenanciers d’établissements à enseignes jusqu’à des petits loueurs de chambres que l’on hésite à qualifier hôteliers.
Les aubergistes des campagnes sont aussi souvent paysans, et on peut penser que le qualificatif d’albergerius ou d’hospes, ne leur est accordé que si la part de ce métier dans leurs activités est significative. C’est le cas d’Antoine Gibelin, de Paris, qui est dit en 1464 hospes et laborator, déclarant exploiter treize parcelles de terres, prés et châtaigniers, et posséder en plus du cheptel composé de quatre boeufs, trois vaches, un cheval, douze chèvres et quatre moutons, soit l’exploitation d’un paysan aisé qui nous éloigne très largement de l’hôtellerie ( 843 ). A un niveau inférieur, Jacques Rieu, qui possède une maison sur la place du marché de Fay, déclare de quoi équiper une douzaine de lits, ce qui est beaucoup pour une seule famille ( 844 ). Il en est de même au pont du Béage, où Pierre Vianesii et Antoine Avoacii déclarent en 1464 six lits pour eux seuls ( 845 ). Pareillement, en 1281, les habitants d’Alba qui louent des lits ne sont pas qualifiés d’aubergistes et ne le font manifestement pas de manière professionnelle, mais sont de simples habitants du village qui ouvrent leurs portes moyennant finance. L’existence de ces hôtes qui ne sont pas toujours qualifiés d’aubergistes, leur profession principale n’étant probablement pas l’accueil des voyageurs, ne facilite pas le travail d’identification et brouille les pistes. C’est pourtant un fait assez général dans les campagnes, puisque de tels établissements ont été remarqués à plusieurs reprises dans l’arc alpin, le sud de l’Allemagne et en Suisse ( 846 ). A l’heure actuelle, on trouve encore en Ardèche des cafés forts discrets qui ne sont autres que les cuisines des maisons ouvrant sur les places des villages, où l’on peut se faire servir à boire contre rétribution, comme dans un vrai débit de boisson déclaré.
Même en ville ou dans les bourgs, les aubergistes demeurent souvent pluriactifs. Ainsi à Villeneuve-de-Berg en 1481, l’auberge de la Cloche, pourtant importante, puisque les représentants des communautés à l’assemblée d’assiette des Etats du Vivarais y logent, est tenue par maître Pierre Ponhet, par ailleurs notaire ( 847 ). Ce cas de figure du notaire-aubergiste a d’ailleurs été fréquemment remarqué, comme par exemple en Lyonnais voisin ( 848 ). Le métier d’aubergiste peut aussi être associé à celui de muletier, comme dans le cas de Pierre Vidal, hôte de Saint-Laurent-les-Bains, déclarant, outre les quatre lits garnis de matelas, d’oreillers, de draps et de couvertures, trois mules de bâts ( 849 ). L’auberge accueille aussi des transactions commerciales, l’aubergiste facilitant les ventes et les mouvements de marchandises. Ainsi, en 1362 Jean Tardieu, alias Salvatge, muletier, est chargé de transporter des vêtements pour un marchand de Montpellier, textiles pris en charge à Villefranche-sur-Rhône, chez un hôtelier. Le muletier ayant négligé ce transport, les vêtements ont pourri ce qui occasionne un conflit éclatant à Viviers. Les marchandises sont alors entreposées dans l’auberge du Cheval-Blanc, par ordre du marchand et de ses associés, sans doute avant que l’affaire ne soit réglée ( 850 ). Dans ce cas, l’aubergiste est l’auxiliaire du marchand, mais nous ne savons à quel titre il prend sa marchandise en dépôt, si c’est à titre gracieux et amical, ou plus probablement, s’il reçoit une contrepartie financière. L’aubergiste, dans certains cas, peut lui-même faire du commerce, comme Jacques Montelhet, d’Aubenas, qui en 1371 vend du vin à une personne de Craponne, en Velay ( 851 ). La même année, il se porte aussi fidejusseur d’un muletier, aussi originaire du Velay, venu acheter du vin à Aubenas ( 852 ). En 1390, c’est Jean Larmande, tenancier de l’hôtellerie de l’Ange, à Viviers, qui vend du vin, du foin et diverses denrées à Ymbert Botini, originaire de Florence ( 853 ). Le plus souvent, l’auberge est le siège de transactions, puisque plusieurs actes notariés y sont conclus, comme par exemple dans l’auberge de la Fleur de Lys, à Privas, où maître Antoine de Brion instrumente souvent entre 1427 et 1429 ( 854 ). Si le rôle commercial de l’aubergiste n’est pas ici clairement attesté, on peut cependant envisager qu’il serve dans un certain nombre de cas de courtier officieux, indiquant au marchand étranger les conditions du marché, ou encore, se chargeant d’orienter ce dernier vers tel commerçant, fournisseur ou acquéreur local.
Dans tous les cas, l’aubergiste est un auxiliaire indispensable de la route à la fin du Moyen Age, ce que traduit bien le testament de Philibert Barbasto, muletier du Puy, que nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises. Bien que tardif, puisque datant de 1544, il nous éclaire sur les liens pouvant unir certains tenanciers d’auberges et les muletiers. Parcourant fréquemment la route du Puy à Pont-Saint-Esprit, il laisse de petites dettes dans de nombreuses auberges où l’on pressent qu’il a « ses habitudes ». Ainsi, il doit diverses sommes pour les nuits qu’il a passées à l’auberge du Lion, à Villeneuve-de-Berg, de même qu’à la Bégude d’Ardèche, à Montpezat, Bagnols-sur-Cèze, au Monastier et au Pont-d’Aubenas. Il n’indique même pas le nom du tenancier de cette dernière auberge, se contentant de l’appeler familièrement le « Grand-Père », sans doute en référence à son grand âge, mais aussi signe qu’il le connaît bien.
Il est plus difficile, faute de nombreux actes notariés, de cerner la structure commerciale de l’auberge et de savoir si les murs appartiennent à l’aubergiste, ou s’il en est simplement l’exploitant, avec tel ou tel type de bail. Les estimes de 1464 permettent toutefois de savoir que tous les hôteliers ruraux, exploitant des établissements dans les villages ou des auberges isolées, tiennent boutique dans leur propre maison. Ainsi, l’hôtelier du pont du Béage accueille les voyageurs dans sa maison, qu’il tient à cens du seigneur du lieu, comme les autres parcelles de son exploitation ( 855 ). Il faut arriver en ville pour que l’aubergiste ne soit plus nécessairement le détenteur des lieux, généralement dans le cadre d’un bail à cens classique, l’auberge étant alors concédée à un exploitant, sans qu’on possède toutefois de contrat clair permettant de définir le lien qui unit aubergiste et propriétaire du commerce, salariat, location, association commerciale, etc. C’est ainsi que l’auberge du Cheval-Blanc, à Viviers, est une propriété de l’abbaye de Mazan où se succèdent plusieurs tenanciers : Hugues de Ecclesia, dit Ségne, et ses fils, de 1387 à 1394, puis Guillaume Borrel et sa femme Drevete, de 1394 à 1426, Etienne Lafont, notaire, de 1426 à 1452 et enfin, Bernard del Frayt, à partir de 1452, avant qu’une longue lacune dans la liste des tenanciers ne nous laisse sans données jusqu’au dernier tiers du XVIè siècle ( 856 ). De même, nous savons que l’auberge de la Cloche, à Montpezat, n’est pas gérée par son propriétaire, mais par un locataire, ainsi que nous l’indique un bail intervenu en 1423, par lequel l’auberge est remise à Jean Cort, des Estables, en Velay ( 857 ). Curieusement, aucune condition financière n’apparaît, de même qu’aucune durée de bail n’est fixée, l’acte, après un court préambule indiquant que le bailleur remet l’établissement de Campana au preneur à titre de location, intégrant une description des différentes pièces de l’auberge et un inventaire très sommaire de son mobilier. Seuls quelques ustensiles de cuisine et quelques meubles, coffres, buffets, y figurent ce qui laisse penser que le nécessaire indispensable, entre autre la literie, est apporté par le preneur.
Il est possible, essentiellement au travers des estimes de 1464, de cerner l’importance des auberges de village ou des établissements isolés rencontrés le long des routes vivaroises. Les bâtiments de l’auberge de la Cloche (de Campana), à Montpezat, déjà évoquée, se composent de la sala, pièce servant manifestement à la restauration, à laquelle il faut associer la coquina et trois chambres, distinguées par un adjectif indiquant leur caractère ou leur position, la camera picta, la camera pastandeyra et la camera superiori, les chevaux étant logés in stabulo subteriori garnitum de rastellis et de mangadoyras et in stabulo superiori. L’inventaire ne détaille malheureusement pas avec précision le mobilier contenu dans ces pièces. Pour sa part, en 1464, la petite auberge rurale du Pont de Veyradeyre, non loin du Béage, est munie de deux lits de plumes et de trois autres simplement pourvus de couvertures ( 858 ). L’aubergiste du bourg de Joyeuse ne dispose alors que de cinq lits ( 859 ), et Pierre Vidal, de Saint-Laurent-les-Bains, déclare quatre lits garnis de matelas, d’oreillers, de draps et de couvertures ( 860 ), soit des capacités d’accueil toujours réduites.
L’accueil du voyageur est une nécessité à partir du moment où les circulations s’animent. Evoluant tout au long de la fin du Moyen Age, c’est le fait de nombreuses structures multiformes et complémentaires, allant de l’accueil charitable à l’accueil purement commercial.
Alors que de nombreux hôpitaux sont signalés dès le XIIè siècle en Vivarais, on peut retenir trois catégories d’établissements d’accueil hospitalier : les hôpitaux routiers, implantés en rase campagne aux points les plus difficiles ou dangereux du réseau routier, les hôpitaux de villes et de villages, et ceux intégrés aux établissements ecclésiastiques. Pour l’essentiel rattaché à l’hôtel-dieu du Puy, les hôpitaux strictement routiers ne semblent pas survivre à la première moitié du XIVè siècle, si ce n’est même aux dernières années du XIIIè siècle, alors que les petits hôpitaux villageois connaissent manifestement le même sort aux XIVè et XVè siècles et que les hôpitaux dépendants d’établissements ecclésiastiques ont aussi des difficultés ainsi qu’en témoigne l’état des prieurés clunisiens. Passé le milieu du XIVè siècle, les hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem eux-mêmes, qui sans exagérer leurs missions d’assistance, arrivaient à les remplir par la gestion d’hôpitaux et par des distributions d’aumônes, ont de plus en plus de difficultés à continuer leur action.
A l’inverse, l’accueil payant, commercial, semble se développer dans la région dès la seconde moitié du XIIIè siècle, mais plus encore sans doute à la charnière des XIIIè et XIVè siècles, aucune mention d’auberge déclarée comme telle n’apparaissant dans les cinq à six cents actes de la seconde moitié du XIIIè siècle qui ont été consultés. Connaissant un premier essor dans le courant du XIVè siècle, il faut néanmoins attendre le XVè siècle pour que les auberges deviennent très abondantes. Plus encore que l’implantation des auberges situées en ville, ces dernières ayant été étudiées à de nombreuses reprises dans les régions voisines, il est intéressant de constater qu’une multitude de petits établissements, souvent gérés par un paysan, s’égrènent le long des routes et dans les plus petits villages. L’armature hôtelière ne se limite pas à aux seuls établissements urbains mais constitue un dense semis couvrant tout le territoire. Les auberges reprennent les mêmes positions que les hôpitaux routiers, plus d’une dizaine d’établissements isolés étant recensés sur les cols conduisant au Plateau, ou sur ce dernier, parfois à peu de distance d’un ancien hôpital. Il n’est donc pas illusoire de penser qu’à la fin du Moyen Age, le nombre d’auberges est suffisamment élevé, au moins sur les principales routes, pour que la majorité des étapes ne pose pas de problème au voyageur.
) Wolff (Ph.) : « L’hôtellerie, auxiliaire de la route, notes sur les hôtelleries toulousaines au Moyen Age », art. cité, p. 190-191.
) Coulet (N.) : « Un gîte d’étape, les auberges d’Aix-en-Provence au XVè siècle », art. cité.
) Combes (J.) : « Hôteliers et hôtellerie à Montpellier à la fin du Moyen Age », art. cité.
) Peyer (H.-C.) : Viaggiare nel Medioevo. Dall’ ospitalità alla locanda, op. cit., p. 243-251.
) Les Villard sont alors seigneurs de la ville.
) AD 07, 2E 1897, f°28.
) AM Baix, AA 3, n°5.
) AD 07, 2E 7639 f°42v°.
) AM Viviers, AA 10, n°10.
) AD 07, C 602.
) AD 07, C 624.
) AD 07, C 616.
) Peyer (H.-C.) : Viaggiare nel Medioevo. Dall’ ospitalità alla locanda, op. cit., p. 285.
) Régné (J.) : Histoire du Vivarais, op. cit., t. II, P.-J. p. 448.
) Fédou (R.) : Les hommes de loi lyonnais à la fin du Moyen Age, op. cit., p. 194-195.
) AD 07, C 612.
) AD 07, 2E 7632, f°37
) AD 07, 2E 32, f°43.
) AD 07, 2E 32, f°37.
) AD 07, 2E 7646, f°4v°.
) AD 07, 52J 111, f 2 ; 72, etc.
) AD 07, C 616.
) Liste des tenanciers communiquée par Cécile Coste, thèse en cours à l’université Lunmière-Lyon 2 sur l’abbaye de Mazan.
) AD 07, 2E 5909 f° 23 v°.
) AD 07, C 616.
) AD 07, C 580.
) AD 07, C 612.