Le vaste Massif Central, sans négliger les productions de vin locales, comme on en rencontre par exemple en Basse-Auvergne ou dans la dépression du Puy, constitue globalement une région dépourvue de vignes et importatrice de vin. Quelques exemples permettent de savoir que le vin du Vivarais y est commercialisé. Ainsi, les comptes consulaires de Saint-Flour des années 1406-1407 mentionnent des achats de vin vivarois destiné à être servi à la table de plusieurs hôtes en alternance avec du vin d’Auvergne et de Provence ( 913 ). De même, l’hôtel-dieu du Puy, possédant pourtant des vignes autour de la cité mariale, achète du vin vivarois en quantité assez abondante. Ce dernier lui est livré régulièrement, à raison de deux ou trois voyages par mois ( 914 ). En 1449, une taxe est même instaurée sur le vin « étranger » vendu en ville, destinée à financer la reconstruction des remparts, signe de l’importance des importations ( 915 ). On sait par ailleurs que la population de la cité elle-même consomme régulièrement du vin vivarois, en alternance avec le vin vellave ( 916 ). Les tarifs de péages témoignent de l’importance de ce commerce. Onze des quatorze tarifs conservés en Vivarais et sur ses marges entre le milieu du XIVè siècle et 1550 mentionnent du vin. Celui de Mayres de 1532 n’en mentionne pas, mais il est probablement lacunaire ( 917 ), de même que celui de Charmes de 1556 ( 918 ), alors que celui de Charbonnier est sans doute trop ancien ( 919 ).
L’orientation du commerce vinaire cévenol est précisée par le tarif du péage d’Aubenas de 1397 ( 920 ), spécifiant que le vin qui transite par Montpezat et Mayres n’est pas taxé, alors que celui passant par la vallée de La Souche et par le mandement de Boulogne l’est. Dans ces quatre cas, il s’agit de route reliant le Bas-Vivarais calcaire au Plateau et au-delà au Velay et au Gévaudan, ce qui fait d’Aubenas une place importante de ce commerce.
Deux articles de la charte de franchises d’Aubenas de 1276 sont même consacrés au vin, prévoyant que les saumadiers venant en charger en ville ne payeront pas de leude et que ceux empruntant les directions que nous avons évoquées (Boulogne et la Souche) seront taxés au péage ( 921 ). Joyeuse, Largentière ou Les Vans, sont aussi dans cette situation puisque plusieurs routes conduisant au Velay y convergent.
Les contrats de vente de vin conservés pour le Bas-Vivarais sont d’ailleurs tout à fait significatifs de l’orientation de ce commerce et du débouché privilégié que constitue le Massif Central voisin. La totalité des ventes mettant en jeu des personnes extérieures à la région concerne des Vellaves, des Gévaudanais ou des Auvergnats, qui viennent acheter les vins de la bordure subcévenole ( 922 ).
Quel est le vin produit au pied des Cévennes vivaroises et destiné au Massif Central ? Remarquons qu’il est très généralement rouge, dit de qualité marchande (mercadabile). Il est aussi souvent précisé qu’il doit être non lymphati. Seul un contrat, conclu en 1422, entre une personne des Vans et un acquéreur de Cayres, porte sur une certaine quantité de vini albi muscatelli ( 923 ). Malgré ces quelques indications vagues, toute notion qualitative nous échappe. On peut cependant penser que le vin cévenol est avant tout un vin courant, puisqu’il n’apparaît jamais sur la table d’un quelconque grand personnage, mais au XVIIè siècle, le vin vivarois a toutefois une cote bien meilleure que celle du vin du Velay, ainsi qu’en témoigne un accord conclu entre Jean Roche, chorier de la cathédrale du Puy, et des pauvres de l’hôtel-dieu de la cité. En contrepartie d’une renonciation à une rente en grain, il demande à être nourri à l’hôpital, et abreuvé de vin du Vivarais et non de vin vellave ( 924 ).
La rareté des registres notariés conservés pour le secteur de Tournon ne permet pas d’appréhender la circulation des vins du nord du sillon rhodanien comme on peut le faire pour ceux du rebord cévenol. Il faut en outre manifestement distinguer deux catégories de vin, correspondant sans doute aux deux valeurs des vignes au compoix de 1448 : le vin supérieur et le vin courant ( 925 ).
En ce qui concerne le vin supérieur, on sait que les papes ont été, lors de leur séjour avignonnais, mais aussi après leur retour à Rome, grands consommateurs de vins fins de Bourgogne, descendant le Rhône. Au détour de la comptabilité de Jean XXII pour l’année 1331, on surprend un achat de vin « provenant des pays situés au nord de Tournon » ( 926 ), indiquant que le pape achète du vin du nord des Côtes du Rhône, en quantité toutefois infiniment plus modeste que celui de Bourgogne. Si le sillon rhodanien en direction du sud et d’Avignon constitue un débouché certain pour les vins du Vivarais rhodanien, puisqu’il en est débarqué dans la cité pontificale au milieu du XVè siècle sous le nom de vin de Tournon ( 927 ), ces derniers ne sont sans doute que peu écoulés vers le nord. Les vignobles lyonnais et beaujolais sont suffisamment développés pour approvisionner la ville de Lyon et, s’il est vrai que le vin languedocien se débitait aux foires de Lyon aux XVè et XVIè siècles ( 928 ), ce n’est qu’en quantité limitée. En effet, le vin ne représente que 1,2 % des taxes perçues à la montée au péage de Saint-Symphorien-d’Ozon, localité rhodanienne située non loin de Vienne, pour lequel le compte de l’année 1527 est conservé ( 929 ). La provenance des denrées entrant dans Lyon entre 1476 et 1478 par les portes de Bourgneuf, Pierre-Scize et Saint-Georges est d’ailleurs connue et ne transparaît aucune entrée de vin étranger à la région ( 930 ).
Le vin de Tournon et de ses abords connaît semble-t-il toutefois une renommée croissante à la fin du Moyen Age et au XVIè siècle. Le cardinal François de Tournon se fait d’ailleurs fort de propager le vin de Tournon, puisqu’en voyage dans la cité romaine en 1533 il demande qu’il lui en soit envoyé « non tant pour moy que pour en donner à mes amys de deçà » ( 931 ), et François 1er commence à l’introduire à sa table ( 932 ). C’est d’ailleurs sans doute en raison de sa qualité qu’il se vend, avec d’autres, à Dijon, poussant en 1446 les consuls de la ville à interdire l’entrée aux vins « du bas païs », précisant qu’il s’agit de ceux « de Lyonnois, Viennois, Tournon et austrez lieux » ( 933 ). En direction de l’est, la seule indication de commercialisation du vin vivarois, est une autorisation royale donnée en 1438 à la population de Tournon par le surintendant des finances en Languedoc, de vendre du vin en Dauphiné malgré l’interdiction qui leur avait été initialement faite d’en exporter outre Rhône ( 934 ). Il est alors précisé que les Tournonais envoient immédiatement deux botaricii, les courtiers en vin institués par la charte de franchise de 1292 déjà évoquée, prévenir les marchands de Pont-de-Beauvoisin, presque en Savoie, qu’ils peuvent à nouveau s’approvisionner en Vivarais. Si nous ne possédons pas d’indication précise sur ce trafic, notons toutefois qu’il a sans doute présenté un caractère régulier avant que la fermeture royale des frontières, intervenue à une date inconnue, ne l’interrompe. Sans doute n’a-t-il de toute façon pas été arrêté longtemps, puisque deux personnes sont chargées de le réactiver immédiatement. Notons que Pont-de-Beauvoisin est un carrefour majeur des circulations alpines ouvrant vers Chambéry et Annecy, ou vers les vallées alpines de l’Isère et de l’Arc ( 935 ).
Outre le vin destiné aux montagnes préalpines que l’on connaît très mal et que l’on perçoit à peine, le Massif Central constitue sans doute, comme pour les Cévennes, l’essentiel du débouché des vins rhodaniens. En 1556, le péage de Beaudiner taxe expressément le vin ( 936 ). Certes, rien n’atteste clairement qu’il vient du nord du sillon rhodanien, mais ce péage se perçoit à Saint-Bonnet-le-Froid au débouché de plusieurs routes qui viennent d’Annonay et de Tournon et se dirigent vers le Velay. Le vin ne peut donc que provenir d’une région comprise entre Serrières et Tournon. On sait aussi que l’hôtel-dieu du Puy s’approvisionne parfois en vin vivarois chez des intermédiaires d’Yssingeaux. Dans ce cas, pour d’évidentes raisons géographiques, il ne peut s’agir de vin cévenol, mais bien uniquement de vin rhodanien ( 937 ).
Dans la région de Tournon, les contrats d’achat de vin sont rares, mais il est vrai que la documentation notariale est indigente. Par contre, les acquisitions de vins prennent une autre forme. Plusieurs personnes du Plateau ou de sa bordure achètent des rentes perpétuelles en vin à des viticulteurs de la vallée, comme par exemple Gonet Charbonis, de Cornas, qui vend en 1432 une rente perpétuelle d’unam saumatam vini puri boni à Antoine Fabre, de Saint-Appolinaire-de-Rias ( 938 ), ou Bertrand Fabre, de Saint-Barthélemy-le-Pin, achetant en 1452 à Thomas Trolherii, de Cornas, trois saumées de vin de pension annuelle livrable à la Toussaint ( 939 ). Noble Louis Mayol, de Tence et son frère, des Vastres, achètent en 1476 de la même manière le volume considérable de quarante-quatre brochées de vin ( 940 ). De tels exemples pourraient être multipliés tout au long du XVè siècle, leur absence au XIVè siècle étant peut-être avant tout due aux lacunes documentaires. Il est incontestable que ce vin ne peut être destiné à l’usage familial des acquéreurs. Certes, ne connaissant pas l’équivalence en système métrique de la brochée de Cornas, on ne peut estimer précisément le volume concerné. Néanmoins, retenons que la brochée s’établit en d’autres localités du Vivarais rhodanien entre 13 et 15 litres ce qui correspond à un volume total de 550 à 600 litres environ ( 941 ). Dans d’autres contrats, ce sont des volumes de 10, 15 ou 20 brochées qui sont en jeu. Les sommes investies sont à la hauteur de la rente constituée : 13 florins et demi au milieu du XVè siècle, soit environ le prix d’un boeuf à la même période ( 942 ), ou encore 7 livres et 10 sous en 1480, alors qu’un cheval se négocie environ 4 à 5 livres au même moment ( 943 ), ou que deux vaches et deux veaux sont alors vendus 6 livres ( 944 ). Il est difficile d’interpréter cette pratique commerciale originale. Quel sens économique lui donner et pourquoi les acquéreurs ne se livrent-ils pas à des achats classiques ? On peut penser que si le fait d’assigner une rente témoigne d’abord de l’endettement et des difficultés économiques du vendeur, l’opération se solde positivement pour l’acquéreur de la rente. Il peut sans conteste, pour une somme connue, compter sur des quantités de vin livrables à date fixe et durant une très longue période. Seules des difficultés d’approvisionnement, peut-être liée à une distorsion entre demande forte de la part des régions importatrices et plafonnement des surfaces encépagées, à défaut d’un repli qui peut être écarté, nous semble pouvoir expliquer cette recherche de sécurité. C’est néanmoins un système contraignant puisqu’il supprime par ailleurs toute possibilité de suivre les évolutions conjoncturelles.
Comment s’opèrent ces ventes de vin à destination essentiellement du Massif Central ? Celles du piedmont cévenol nous sont mieux connues dans la mesure où les archives notariales sont plus nombreuses. Remarquons tout d’abord que les ventes de vin s’effectuent dans la région de production : les acquéreurs se déplacent mais le vin n’est jamais transporté vers des foires ou des villes montagnardes par leur producteur. Les registres notariés de Mende, tout comme ceux de Pradelles, ne renferment que quelques rares ventes de vin et encore, ne sont-elles jamais le fait de producteurs venus jusque-là pour écouler leur stock. Cette situation est très logique dans la mesure où, à la différence d’autres produits, le vin ne se transporte pas facilement : il est donc impensable d’en déplacer sans être assuré de le vendre. C’est d’ailleurs une situation qui a perduré jusqu’à nos jours. De même, remarquons que les acquéreurs finaux, marchands urbains vellaves, gévaudanais ou auvergnats, aubergistes ou gestionnaires d’établissements consommant du vin vivarois (hôtel-dieu du Puy par exemple) ne se déplacent pas jusque sur les secteurs de production. Intervient alors le muletier, qui outre son indispensable intervention pour le transport, assume un rôle d’intermédiaire. Ils ne semblent toutefois pas être mandatés par des marchands pour lesquels ils agiraient par procuration, mais achètent le vin en leur nom uniquement, à l’image de Jean Sauzeti, saumadier du Puy, qui en 1371 achète du vin en gros à Pierre Pesanti, notaire et drapier d’Aubenas. Les trois témoins qui l’accompagnent sont tous de la montagne, d’Allègre, en Velay, du Puy et d’Auvergne, ce qui laisse penser qu’ils sont aussi présents à Aubenas pour conclure quelques achats ( 945 ). D’autres muletiers originaires de la région de Châteauneuf-Randon, Langogne, Arzenc-de-Randon, Auroux, Cayres, Les Estables, La Sauvetat, Le Puy ou Saint-Laurent-les-Bains apparaissent à différents moments, achetant tous du vin pour leur propre compte sans qu’un éventuel commanditaire n’apparaisse ( 946 ). Sans doute devaient-ils ensuite le revendre aux marchands qui le débitaient alors au détail, ou à des clients gros consommateurs. Ainsi, l’hôtel-dieu du Puy n’achète pas son vin vivarois directement au producteur, mais se sert chez des personnes des Estables, du Bouchet-Saint-Nicolas, de Costaros, de Goudet ou d’Yssingeaux ( 947 ), probablement les muletiers qui vont le chercher dans la région de Joyeuse, d’Aubenas ou des Vans, remplissant donc un rôle commercial autre que celui de simple transporteur.
) Rigaudière (A.) : Saint-Flour, ville d’Auvergne au bas Moyen Age, étude d’histoire administrative et financière, op. cit., p. 693-694.
) Rivet (B.) : Une ville au XVI è siècle, Le Puy en Velay, op. cit., p. 90.
) AN, JJ 179, f°150v°.
) Rivet (B.) : Une ville au XVI è siècle, Le Puy en Velay, op. cit., p. 225.
) AN, H4 3101, pièce 19. Ce tarif ne taxe qu’un nombre très limité de produits, s’attachant tout particulièrement au cheptel mais ignorant pratiquement toutes les denrées sauf le sel. Nous n’en possédons qu’une copie informe et rien n’indique qu’elle soit complète.
) AN, H4 3041/2, pièce 2.
) AN, J 332. Le tarif de Charbonnier, repris dans un hommage de 1219, est très limité. Il ne mentionne clairement que le sel et les céréales, mais il est possible qu’il soit trop ancien pour taxer le vin, ce commerce n’ayant alors très probablement pas encore pris son plein essor.
) AN, H4 3101, n°18.
) BNF, Nouvelles Acquisitions Latines, Ms 3381.
) AD 07, 2E (MJ) 1 : f°47, 1342. 2E 32 : f°37, f°43, f°43v°,1371. 2E MJ 12 : f°2. 2E 10742 : f°5, f°6v°, 1372. 1405. 2E 1896 : f°10, f°15, 1413. 2E 47 : f°61, 1412. 2E 1897 : f°82, 1422. 2E 10755 : f°4v°, 1411 ; f°66, 1412 ; f°124v°, 1413. 52J 56 : f°33v°, 1480. 2E 10745, f°64, 1420.
) AD 07, 2E 1897, f°82.
) AD 43, hôtel-dieu, 1B 909, f°182.
) Mourier (J.) : Tournon, étude des structures urbaines (1420-1520), op. cit., p. 190.
) Renouard (Y.) : « La consommation des grands vins du Bourbonnais et de Bourgogne à la Cour pontificale d’Avignon », art. cité, p. 223.
) Rossiaud (J.) : Réalité et imaginaire d’un fleuve. Recherches sur le Rhône médiéval, op. cit., t. I, vol. 2, p. 486-487.
) Bresard (M.) : Les foires de Lyon aux XV è et XVI è siècles, op. cit., p. 185.
) AD 38, B 4463, exploité dans Gascon (R.) : Grand commerce et vie urbaine au XVI è siècle, Lyon et ses marchands, op. cit., t. I, p. 159.
) Lorcin (M.-Th.) : Les campagnes de la région lyonnaise aux XIV è et XV è siècles, op. cit., p. 536.
) François (M.): Correspondance du cardinal François de Tournon, 1521-1562, Paris, 1946, p. 89.
) Dion (R.) : Histoire de la vigne et du vin en France, des origines au XIX è siècle, op. cit., p. 329.
) Dion (R.) : Histoire de la vigne et du vin, op. cit., p. 309.
) Mazon (A.) : Notes historiques sur Tournon et ses seigneurs, op. cit., p. 147.
) Brondy (R.) : Chambéry, histoire d’une capitale, op. cit., p. 300-301.
) AN, H4 3082/1, n°14.
) Rivet (B.) : Une ville au XVI è siècle, Le Puy en Velay, op. cit., p. 302.
) AD 26, E 2665, f°57v°.
) Fonds privé, chartrier de Solignac, n°23.
) Ibidem, n°35, f°43v°.
) Charbonnier (P.) : Les anciennes mesures locales du Massif Central d’après les tables de conversion, op. cit., p. 64-69.
) AD 07, 2E 13668, f°51.
) AD 43, 3E 216/1, f°59.
) AD 07, 2E 1388, f°1.
) AD 07, 2E 32, f°37.
) AD 07, 2E 1896, f°16, 37v° et 48 ; 2E 1897, f°82 ; 2E (MJ) 12, f°2 ; 52J 56.
) Rivet (B.) : Une ville au XVI è siècle, Le Puy en Velay, op. cit., p. 302.