c- Un transit viticole non commercial : le vin des domaines monastiques

Outre le vin produit par les viticulteurs rhodaniens et cévenols que l’on rencontre sur les routes, les établissements ecclésiastiques de la Montagne vivaro-vellave se sont attachés à obtenir, par donation ou par achat, des domaines viticoles en Bas-Vivarais. Aucune étude globale de l’économie monastique n’a encore vu le jour en Vivarais, aussi devons-nous en la matière nous limiter à quelques remarques générales.

Ainsi, le cartulaire-chronique de l’abbaye bénédictine de Saint-Chaffre, rédigé entre 1084 et 1136, nous apprend-il que l’approvisionnement du monastère en vin est du ressort de l’hôtelier ( 948 ). Dès les Xè-XIè siècles, le cartulaire de l’abbaye mentionne de très nombreuses donations de vignes ou de manses comportant des vignes en Bas-Vivarais et dans le sillon rhodanien ou les Boutières ( 949 ). Les redevances en vin que plusieurs prieurés doivent verser à l’abbaye sont aussi connues au tournant du XIè et du XIIè siècle. L’église de Thueyts doit fournir deux mois de consommation de vin, celle de Bruc un mois ( 950 ), la villa de Prunet, située non loin d’Arlix (Vals-les-Bains) doit assurer un mois de consommation ( 951 ), l’église de Coux doit fournir le vin consommé aux mois de septembre et octobre ( 952 ), alors que l’église de Saint-Andéol-d’Escoulen fournit le vin des mois de mars, avril et mai ( 953 ) et que les églises de Mura et de Marniac, non identifiées ( 954 ), offrent le vin en janvier et février ( 955 ). A ces redevances, s’ajoute aussi le produit des censives détenues en Bas-Vivarais, mais qui nous demeurent inconnues faute de terriers : tout au plus sait-on que le prieuré chaffrien de Langogne perçoit 27 setiers de vin de cens sur la seule paroisse de Faugères en 1464 ( 956 ). Il ressort donc que l’abbaye, bien que située à près de mille mètres d’altitude, est largement autosubsistante en la matière. Il lui faut néanmoins acheminer ce vin vers ses celliers, ce qui occasionne un trafic sans doute important. C’est en partie pour cela qu’elle transige en 1308 avec le sire de Montlaur, voulant obtenir des franchises de passage dans les terres de ce dernier. Il est même spécifié que ce droit est demandé pro apportando vino suo de Albenassio, de Montespezatio [...] in montanis ( 957 ).

Pour leur part, les abbayes cisterciennes de la Montagne, Mazan et Les Chambons, ne pouvant se reposer sur un réseau d’églises et de prieurés pour leur approvisionnement en vin, comptent sur les fruits de leurs censives.

L’abbaye des Chambons possède de nombreuses vignes accensées dans la région de Chassiers, et plus encore de Lachapelle-sous-Aubenas, qui payent presque systématiquement des redevances en nature ( 958 ). La situation de ces vignobles monastiques est remarquable : ils se trouvent en Bas-Vivarais, au débouché des principales routes venant de l’abbaye ( 959 ). De même, des granges comme celles du Crouzet, non loin d’Ailhon, et de Chabrolière, à Faugères, toutes deux situées au pied des Cévennes, sont susceptibles de l’approvisionner en vin. Tout comme l’abbaye de Saint-Chaffre, celle des Chambons se fait aussi accorder des franchises de passage. Ainsi, Raymond, comte de Toulouse, seigneur d’Aubenas, exempte les moines de péage et de leyde, ce qui leur permet de transporter leur vin à moindres frais ( 960 ).

Pour sa part, l’abbaye de Mazan possède plusieurs domaines en Bas-Vivarais, et principalement deux granges susceptibles de lui fournir une grande quantité de vin : celle de Berg (Villeneuve-de-Berg), ou plus encore celle du Cheylard (Aubenas), de laquelle dépend le domaine de Bothele, aujourd’hui Bouteille (Chassiers). Même des établissements situés à une altitude supérieure, mais où croît la vigne, comme la grange de l’Ort, à Montpezat, étaient mis à contribution pour fournir du vin à l’abbaye ( 961 ). Un terrier de 1501 couvrant l’ensemble des censives dépendant de la grange du Cheylard permet de connaître le volume de vin que l’abbaye perçoit ( 962 ). 60 à 80 % des tenanciers concernés, selon les paroisses, versent du vin. Ce dernier se répartit en quatre catégories, le vinum niger, le vinum rubei, le vinum albi, et pour finir, le vinum trebol. L’abbaye perçoit au total chaque année 463 setiers et 1 muid, à la mesure d’Aubenas pour la quasi-totalité. Les tables de concordance révolutionnaires ne mentionnent pas la valeur du setier d’Aubenas, mais dans les paroisses voisines, celui-ci varie peu et s’établit entre 16 et 19 litres en moyenne. Nous retiendrons donc comme mesure albenassienne moyenne probable 17 litres. De même, le muid d’Aubenas n’est pas connu, mais il s’établit presque dans toutes les paroisses du pied des Cévennes et de la vallée de l’Ardèche autour de 480 litres ( 963 ). L’abbaye perçoit donc chaque année à la grange du Cheylard entre 8 et 9000 litres de vin au minimum, ce qui couvre incontestablement les besoins d’une trentaine de moines et des convers durant l’année, et permet sans doute de commercialiser un surplus.

Pareillement, dès le début du XIIIè siècle, la chartreuse de Bonnefoy se fait concéder des rentes en vin significatives, qui s’élevent à un total de 11 muids et 41 setiers, à prélever dans la région d’Aubenas ( 964 ). En 1222, le cartulaire de l’abbaye signale encore la donation d’une rente d’un demi-muid à Burzet ( 965 ), puis, au milieu du siècle, d’un muid dans la région de Juvinas ( 966 ). Par la suite, les censives possédées par l’abbaye dans le secteur d’Aubenas lui rapportent des quantités de vin significatives, que l’on ne peut malheureusement pas chiffrer ( 967 ), mais elles sont suffisamment importantes pour qu’au XVè siècle, la chartreuse installe un cellier à Aubenas afin de collecter le vin des censives ( 968 ).

Aucun document n’a conservé la trace des modalités de transport de ces quantités de vin produit en Bas-Vivarais sur les domaines monastiques et acheminé vers le Plateau. Ne connaissant pas les volumes globaux, il est impossible de déterminer l’ampleur de ce mouvement, mais transporter la totalité de l’approvisionnement d’une abbaye comme celle du Monastier devait indéniablement mettre sur la route de nombreux muletiers.

La proximité d’une ville ou de voies de communication, et particulièrement de la voie fluviale, sont des facteurs déterminants de l’essor d’un vignoble. La situation des vignobles de Saint-Pourçain, en Bourbonnais est, de ce point de vue, exemplaire : leur enclavement et les difficultés de relations avec le midi leur interdisent de s’installer durablement à la table des papes sauf à admettre des surcoûts prohibitifs ( 969 ). Néanmoins, les vignobles du pied des Cévennes et du nord rhodanien constituent un autre cas de figure. Certes, les coûts de transport les pénaliseraient s’ils devaient être exportés vers des régions productrices, mais le Massif Central offre un débouché sans concurrence locale, ou presque. Nous sommes donc là dans le cas de figure des « vins de rebord de montagne » qui trouvent une clientèle assurée, malgré l’absence de ville importante ou de voie fluviale ( 970 ). Pour leur part, les « Côtes du Rhône », manifestement déjà de qualité supérieure pour certains crus, peuvent, outre le Massif Central, s’exporter dans des régions productrices.

Le trafic du vin constitue indéniablement un facteur de développement des axes de circulation orientés est-ouest, reliant le Massif Central et les plaines, trafic dont ne bénéficient pas, ou moins, les routes orientées nord-sud. D’autres denrées ou produits se conjuguent au vin pour asseoir la primauté des axes transversaux en Vivarais.

Notes
948.

) Chevalier (U.) : Cartulaire de l’abbaye de Saint-Chaffre du Monastier, op. cit., p. 25, n° XXVI.

949.

) Laffont (P.-Y.) : « L’abbaye de Saint-Chaffre en Vivarais (Xè-XIIIè siècles, premier essai de cartographie historique », p. 91.

950.

) Chevalier (U.) : Cartulaire de l’abbaye de Saint-Chaffre du Monastier, op. cit., p. 94, n° CCLXVIII.

951.

) Ibidem, p. 94, n° CCLXVII.

952.

) Ibidem, p. 94, n° CCLXIX.

953.

) Ibidem, p. 94, n° CCLXX.

954.

) Pour Mura, on pourrait penser à l’église de La Mure, sur la commune de Cornas, mais cette dernière est en Valentinois et non in pago Vivariensi, comme le texte nous le précise. Marniac pourrait être Mariac, possession chaffrienne, mais la vigne n’a sans doute jamais bien poussé dans la vallée de la Dorne...

955.

) Ibidem, p. 94, n° CCLXXI.

956.

) AD 07, C 585.

957.

) AD 07, 19J 91, pièce 5.

958.

) AD 07, 1H 1.

959.

) Cf. t. II, p. 487-496.

960.

) AD 48, 6J 1, f°38.

961.

) Haond (L.) : « Les domaines de l’abbaye cistercienne de Mazan dans la région de Montpezat », art. cité, p. 159.

962.

) AD 07, 3H 3. Les données du terrier ont été exploitées avec Cécile Coste, doctorante à l’université Lyon II, travaillant sur l’abbaye de Mazan.

963.

) Cf. Charbonnier (P.) et alii. : Les anciennes mesures locales du Massif Central d’après les tables de conversion, op. cit., p. 64-69.

964.

) Lemaître (J.-L.) : Cartulaire de la chartreuse de Bonnefoy, op. cit., p. 158, n° 200.

965.

) Ibidem, p. 65, n° 52.

966.

) Ibidem, p. 158, n° 201.

967.

) De nombreuses reconnaissances de tenanciers versant des cens en vin sont rassemblée sous la cote AD 07, 4H 10.

968.

) Ibidem, f°95.

969.

) Renouard (Y.) : « La consommation des grands vins du Bourbonnais et de Bourgogne à la Cour pontificale d’Avignon », art. cité, p. 242.

970.

) Dion (R.) : Histoire de la vigne et du vin en France, des origines au XIX è siècle, op. cit., p. 53.