Malgré une documentation pas toujours adaptée à une telle étude, quelques grands traits se dessinent et l’aptitude, ou l’inaptitude, de chaque région vivaroise à la céréaliculture peut être évoquée. La situation varie en effet beaucoup d’une région à une autre et il est impossible de décrire une situation globale valable pour l’ensemble du Vivarais, mais il faut envisager la question pour chaque parcelle de la mosaïque régionale.
Nous l’avons expliqué, la vigne domine, au moins au XVè siècle mais sans doute avant, dans la région de Tournon, ou encore entre Aubenas et les Vans, chassant véritablement les céréales qui se trouvent confinées aux espaces marginaux qu’une viticulture spéculative leur concède. Ainsi, à Tournon, les emblavures ne représentent que 34 % des parcelles agricoles déclarées au compoix de 1448 ( 971 ) ; et au pied des Cévennes, dans les paroisses viticoles, elles ne couvrent pas 50 % des parcelles déclarées aux estimes de 1464 ( 972 ).
Sur le Plateau, c’est pour des raisons climatiques que les céréales se trouvent confinées dans quelques espaces particulièrement bien abrités ou quelques clos cultivés comme des jardins, laissant l’essentiel des finages en prairies et en pâturages. Le climat, extrêmement rude, ne leur permet nullement de croître correctement. Sur ces étendues où les caprices météorologiques sont à craindre en permanence, les gelées, à redouter même au coeur de l’été, menacent régulièrement les grains et les chutes de neiges de mai-juin couchent irrémédiablement des blés déjà hauts. Dans ces conditions, l’espoir de réellement produire des céréales est mince.
Pour leur part, les Boutières et les Cévennes, pays de pentes et de champs construits en terrasses, se prêtent, elles aussi, très mal à la céréaliculture. Quelle que soit la période concernée, les sols y sont généralement très peu profonds, constitués avant tout de granit décomposé à l’infertilité remarquable, laissant par contre filtrer l’eau de sorte que la sécheresse est très rapidement à redouter. L’exiguïté des parcelles, bâties entre roches et versants abrupts, renforce encore les difficultés de façon, ne permettant pas toujours le passage d’un animal de labour et d’un araire, mais imposant au contraire un travail à la houe ( 973 ).
Le Bas-Vivarais calcaire, région de garrigues arides et dénudées, région où le rocher brut affleure le plus souvent, ne connaît qu’une céréaliculture limitée qui se heurte là encore aux limites du possible. Seuls les fonds de vallées alluviaux, les dolines karstiques enrichies par les apports de l’érosion, ou encore quelques dépressions marno-calcaires peuvent accueillir des épis, comme c’est le cas à Vallon et Lagorce, où entre 1400 et 1420 les emblavures représentent 75 % des parcelles cultivées, toutes concentrées dans les secteurs alluviaux, évitant soigneusement les terrains karstiques dénudés de l’est de la paroisse ( 974 ). Il en est de même dans la moyenne vallée de l’Ardèche, autour de Ruoms et de Pradons, où, en 1464, 89 % des parcelles cultivées le sont en blé ( 975 ).
Finalement, seul le sillon rhodanien, hors des zones viticoles, ou encore le plateau d’Annonay, se prêtent relativement bien aux céréales. Ainsi, elles dominent sur le Piedmont, jusqu’au bord de la vallée du Doux, puisqu’elles représentent 80 % des parcelles exploitées dans la région de Bosas et Saint-Félicien en 1464 ( 976 ), et qu’elles dominent à Baix en 1466 ( 977 ) ou à Bourg-Saint-Andéol en 1448 ( 978 ).
La première distinction que nous venons d’évoquer, entre les régions productrices de céréales et celles d’où les grains sont chassés par de mauvaises conditions naturelles et d’autres productions agricoles, se double de différences au niveau des types de céréales cultivés.
Faute de sources, la situation agricole antérieure au XIVè siècle est méconnue en Vivarais, et il est impossible de savoir si, au moins dans la partie sud du Vivarais, l’orge a alors dominé de façon presque exclusive, à l’image du Bas-Languedoc voisin ou de la Provence ( 979 ). C’est probable mais il a alors perdu tout rôle prépondérant à la fin du Moyen Age, le seigle et le froment se partageant la région.
Dès le XIVè siècle, le froment s’est largement imposé dans une large part du Bas-Vivarais, à l’exemple de Lagorce et de Vallon, perçu au travers de terriers des toutes premières années du XVè siècle, où près de 90 % des redevances en grain exigées sont constituées de froment, le seigle n’occupant qu’une part marginale ( 980 ). Quelques années plus tard, en 1464, le froment représente 88 % des redevances dues par les déclarants de la paroisse de Vallon aux Estimes, contre seulement 11,5 % d’avoine, et un dérisoire 0,2 % de seigle ( 981 ). Même dans le cas très probable d’une surreprésentation des céréales nobles dans les redevances, on ne peut nier que le froment domine assurément. Le cas de Vogüé en 1464 est aussi exemplaire, avec un prélèvement en froment sept fois supérieur à celui du seigle ( 982 ). Le Coiron aux riches terres basaltiques est aussi le domaine du froment où en 1464, il règne en maître sur les paroisses de Chomérac, Saint-Martin-le-Supérieur (exclusion du seigle dans les redevances) et Saint-Martin-l’Inférieur (cinq fois plus de froment demandé en redevance que de seigle). Même les tenanciers des paroisses de Saint-Pierre-la-Roche et de Sceautres, pourtant situées un peu plus haut en altitude, fournissent encore deux fois plus de froment que de seigle. Le froment remonte aussi sur les Basses-Cévennes où il devance le seigle dans les redevances perçues en 1464 à Faugères, Les Assions, Joyeuse, Laurac, Montréal ou Uzer ( 983 ).
Deux affermages des dîmes de deux paroisses du Bas-Vivarais apportent un autre éclairage sur la question. Ils confirment cette domination quasi exclusive du froment. Le 30 juin 1407, le recteur du chapitre de Viviers arrente à Guilhem Richard, de Saint-Remèze, les dîmes des grains et des légumes de sa paroisse : il est convenu que celui-ci devra verser au chapitre 205 setiers de froment contre seulement 3 d’avoine et de seigle confondus ( 984 ). En 1414, le recteur du chapitre cathédral afferme les dîmes des grains de Bidon qui doivent alors rapporter 135 setiers de froment contre un seulement d’avoine et de seigle ( 985 ).
Pour leur part, les Boutières constituent une région globalement mixte, où le froment, sans supplanter le seigle qui domine, tient une place non négligeable. Cependant, la situation est très différente d’une paroisse à une autre : ainsi, en 1464, les redevances en seigle dominent parfois, comme à Ajoux, alors que le froment prend le dessus ailleurs, comme à Pourchères ( 986 ).
Sur le Haut-Vivarais, la situation est toute autre : même si le froment n’y est pas exclu, il occupe une place marginale par rapport au seigle qui domine largement au nord du Doux. Sur la vallée du Doux et sur celle de la Darone, il représente 60 % des céréales exigées pour les redevances à Labâtie-d’Andaure, 80 % de celles de Saint-Félicien, la part du froment s’établissant aux environs de 13 % seulement. Ces exemples sont à comparer aux chiffres bas-vivarois où le froment dépasse toujours les 60 % ( 987 ).
Toujours au travers des redevances seigneuriales notées dans les Estimes de 1464, il apparaît que le seigle règne en maître exclusif sur le Plateau, puisque seuls quelques rares tenanciers des paroisses de la région de Pradelles, Saint-Clément-sous-Pradelles, plus basses en altitude, auxquelles il faut associer Issarlès, doivent un peu de froment ( 988 ). De même, le seigle est encore dominant au coeur des Cévennes, le froment étant par exemple pratiquement absent de Rocles, Beaumont, Sablières et Sainte-Mélany, aucune redevance ne se versant en froment à Lafigère, Malarce, Montselgues, Thines ou Sainte-Marguerite ( 989 ).
Alors que l’orge, si elle a été présente, est totalement exclue aux deux derniers siècles du Moyen Age, le Vivarais est traversé par une double limite en matière de céréales : le midi est assurément fromentier, ne cultivant que peu de seigle, alors que le nord de la région, à l’inverse, ignore presque tout du froment qui n’y occupe qu’une place marginale, la transition entre un sud fromentier et un nord dévolu au seigle s’effectuant manifestement dans les Boutières. Par ailleurs, la seconde ligne de partage est altitudinale : les terres situées au-dessus de 500 à 700 mètres d’altitude répugnent au froment, ce dernier étant totalement étranger des plus hautes terres.
Après ce rapide tour d’horizon de la production céréalière, reconnaissons qu’il est impossible de la quantifier, sauf rares cas tout à fait exceptionnels dont l’exemplarité n’est nullement assurée. Il est donc très difficile, voire impossible, en l’absence de documents comme de véritables séries d’affermages de revenus de dîmes, de quantifier la production régionale et l’humilité impose donc de reconnaître que nous touchons là aux limites de la documentation et de notre enquête. On peut seulement remarquer que plus du tiers du Vivarais est exclu de la céréaliculture, ou lui a volontairement tourné le dos pour se lancer dans la production viticole. Ce sont donc nécessairement des régions importatrices de grains qui en aucun cas ne peuvent subvenir elles-mêmes à leurs besoins à la fin du Moyen Age. L’essor du châtaignier, nettement constaté dans les Cévennes et plus diffus dans les Boutières, ne répond-il pas à la faiblesse de la production céréalière de ces régions, comblant un déficit protéinique par l’apport de « l’arbre à pain », dont l’essor dès le XIIIè siècle et les fortes densités démographiques ne fait plus de doutes ( 990 ) ? Malgré cela, les Cévennes font encore partie des « terres de la faim », qui manquent cruellement de grains dès que survient une difficulté climatique ( 991 ). Qu’en est-il pour le reste du Vivarais, raisonnablement céréalier, comme le plateau d’Annonay, une large part du sillon rhodanien, ou encore, les secteurs favorisés du Bas-Vivarais calcaire ? Il est difficile de le savoir, mais il est douteux que les seules régions où se trouvent les rares bonnes terres à céréales soient en mesure de pourvoir, outre leurs besoins propres, à la subsistance des populations pratiquant presque exclusivement l’élevage et la viticulture et aux nécessités des Cévennes ou des Boutières, manifestement déficitaires. Sans pouvoir préciser plus les choses ni les assurer, l’impression globale, mais ce n’est qu’une impression avec ses limites, est que le Vivarais pris dans son ensemble ne peut sans doute pas subvenir à ses propres besoins céréaliers, tant le déséquilibre creusé par certaines régions ne produisant pratiquement pas de grain pèse sur celles qui ont quelques dispositions en la matière. Un nécessaire commerce existe donc afin d’amener la subsistance manquante.
) Mourier (J.) : Tournon, étude des structures urbaines (1420-1520), op. cit., p.171 bis.
) Farcis (D.) : Etude sur le Bas-Vivarais d’après les Estimes de 1464, op. cit., carte n°21.
) Bozon (P.) : L’Ardèche, la terre et les hommes du Vivarais, op. cit., p. 201-202.
) AD 07, 2Mi 15, 1J 310 et 1J 311.
) AD 07, C 604.
) Foriel-Destezet (Ch.) : « Etat économique et social de sept paroisses rurales du Haut-Vivarais d’après un registre d’estimes de 1464 », art. cité, p. 178.
) AM Baix, CC 8.
) AM Bourg-Saint-Andéol, CC 1.
) Leroy-Ladurie (E.): Les paysans de Languedoc, op. cit., p. 179 et Coulet (N.): Aix-en-Provence, espace et relations d’une capitale (milieu XIV è siècle-milieu XV è siècle), op. cit., t. I, p. 165.
) Brechon (F.) : Economie et société dans deux paroisses rurales du Bas-Vivarais au début du XV è siècle, l’exemple de Vallon et de Lagorce vu au travers des archives notariales et des terriers, op. cit., p. 196.
) AD 07, 1Mi 15, r2 ; données exploitées par Valladier (R.) : Vallon-Pont-d’Arc à la fin du Moyen Age, op. cit., p. 65.
) AD 07, C 582.
) Farcis (D.) : Etude sur le Bas-Vivarais d’après les Estimes de 1464, op. cit., p. 168.
) AD 07, 2E 7683.
) Ibidem.
) AD 07, C 561.
) Foriel-Destezet (Ch.) : « Etat économique et social de sept paroisses rurales du Haut-Vivarais d’après un registre d’estimes de 1464 », art. cité, p. 178.
) Cornu (L.) : Economie et vie rurales sur le Plateau du Vivarais aux XIV è et XV è siècles, Mémoire de maîtrise, Université de Lyon II, 1991, p. 105.
) Farcis (D.) : Etude sur le Bas-Vivarais d’après les Estimes de 1464, op. cit., p. 170.
) Sur l’essor du châtaignier au Moyen Age, cf. infra, p. 224.
) Molinier (A. ) : Stagnation et croissance, le Vivarais aux XVII è et XVIII è siècles, op. cit., p. 37-39 ; Leroy-Ladurie (E.) : Les paysans de Languedoc, op. cit., p. 213.