b- Le commerce des céréales

Comment imaginer que les producteurs de vin des Cévennes et du sillon rhodanien aient abandonné les céréales au profit de la vigne, sans avoir l’assurance de trouver sur un marché bien approvisionné de quoi pétrir leur pain quotidien ? C’est peu envisageable sans qu’existent des circuits d’échange bien établis permettent, en temps normal, d’alimenter ces régions. Néanmoins, les attestations claires de ce commerce céréalier sont ténues : achetés en gros hors de la région, les blés sont seulement débités au détail sur les marchés vivarois, ce qui, bien entendu, n’occasionne aucune transaction écrite ou presque. Les seuls contrats liés à des ventes de grain que nous ayons conservés sont réduits et ne dépassent jamais, ou presque, un cadre strictement local, ne portant que sur quelques setiers tout au plus. Ce commerce apparaît toutefois en filigrane dans nos sources.

Interrogeons tout d’abord les tarifs de péages que nous avons conservés pour le Vivarais et ses marges. Les grains sont taxés à douze des quatorze péages pour lesquels un tarif est conservé, qu’il s’agisse de ceux portant sur les routes de l’intérieur du Vivarais ou des péages rhodaniens. Seul le vin est aussi présent, ou encore le cheptel et le sel, tous les autres produits et denrées étant nettement moins souvent taxés (généralement moins de 8 à 9 mentions sur les quatorze péages) ( 992 ). Remarquons aussi que quelques marchands dont nous connaissons avec précision la nature des stocks commerciaux, tels ceux de Saint-Agrève en 1464, détiennent tous d’importantes quantités de blé destiné à la vente. Alors que l’estimation est réalisée au mois de juin, donc avant la moisson, Pons Largier détient encore 120 setiers de seigle et 10 setiers de blé ; Jean Largier, 200 setiers de grains, en seigle avant tout ; Jacques de La Chapelle, 100 setiers de seigle et de froment et pour finir, André Esbruyn, 40 setiers de seigle et de blé, ces grains constituant la quasi totalité de leurs réserves commerciales estimées ( 993 ).

D’où proviennent ces blés ? On peut penser à la lecture de certains contrats, qu’il s’agit d’abord de produits locaux, répartis dans un mouvement de rétablissement d’équilibre entre régions productrices (bordure du Bas-Vivarais, sillon rhodanien, Coiron, plateau de Vernoux et Piedmont) et secteurs moins bien pourvus. Les seuls contrats conservés qui portent sur de grandes quantités de grains sont conclus entre des personnes de ces régions et des marchands de villes des Cévennes et du Plateau qui sont deux régions où les céréales sont rares. Certes, leur nombre limité doit inciter à la plus grande vigilance, mais il est indéniable qu’un certain mouvement existe. Ainsi, en septembre 1330, Hugues Girardi, d’Aubenas achète18 quartes de froment à Saint-Laurent-sous-Coiron ( 994 ), alors qu’en février 1386, Pons Sales, de Tournon-les-Privas achète cent saumadées de seigle pour le prix de 100 florins à noble Flocard de Montagut, de Chalencon ( 995 ). En février 1400, c’est un marchand privadois qui achète d’un coup 62 setiers de froment au Teil, pour la somme rondelette de 22 francs ( 996 ). Tous les autres contrats qui ne mettent pas en jeu des régions vivaroises apparaissant comme productrices sont limités à quelques setiers tout au plus, et sont conclus entre des personnes de la même localité ou de lieu très voisin, ce qui n’a aucune commune mesure avec les quelques transactions que nous venons de citer. Les registres de notaires demeurent cependant avares de renseignements en la matière.

Par-delà cet approvisionnement semi-local de « rééquilibrage », le blé est importé d’autres régions. La question a été étudiée au XVIIè siècle, et il est possible d’affirmer que « la population du Gévaudan ( 997 ), celle du Vivarais, connaîtraient souvent la disette, si le Bas Languedoc par la voie du Rhône, le Haut-Languedoc par les routes de terre, et le Velay par les passages des monts, ne leur envoyaient des chargements de céréales à dos de mulet » ( 998 ).

La gestion des grains perçus à titre de rentes et cens par le chapitre cathédral de Mende nous semble, elle aussi, révélatrice du manque chronique, ou au moins fréquent, de céréales en Vivarais et du fait que ce dernier s’approvisionne au coeur du Gévaudan, dans la région mendoise et ses abords, la Margeride n’étant pas, elle non plus une terre à blé ( 999 ). Entre 1438 et 1453, des ventes de surplus sont connues en 1439, 1447, 1448, 1449, 1450, et 1451. Elles ont toutes lieu à Altier, modeste village cévenol, à l’écart des localités gévaudanaises importantes, mais aux portes du Vivarais, non loin de Villefort et Génolhac où aboutissent des routes venant des Cévennes vivaroises.

Par ailleurs, le Velay, dont l’Emblavès, région justement nommée, est un petit grenier à blé régional, semble excédentaire en grains. Aux XIVè et XVè siècles, la répartition des céréales y est la même qu’en Vivarais : le froment se limite pour l’essentiel à l’Emblavès, au nord, où une altitude plus basse lui permet de bien croître, les plateaux du Devès se cantonnant le plus souvent à la culture du seigle ( 1000 ). Au milieu du XVIè siècle, l’évêque du Puy perçoit d’ailleurs seulement 46 setiers de froment contre presque 652 de seigle, ce qui démontre clairement le déséquilibre entre les deux productions ( 1001 ). En outre, l’Emblavès est un foyer d’embauche pour les saisonniers vivarois venus y moissonner, cette demande de main d’oeuvre signant sans doute une production relativement importante. Néanmoins, cette dernière n’est pas à l’abri des caprices de la météo, et on apprend qu’en 1523 et 1555, le gel met à mal les récoltes, imposant à ces saisonniers de s’en retourner chez eux, miséreux, sans avoir pu travailler ( 1002 ). Les années normales, le Velay exporte du grain vers le Vivarais, ainsi que l’atteste une ordonnance du bailli de Velay Armand de Polignac. En 1420, suite à une mauvaise récolte, il interdit alors les exportations de grain vers le Vivarais, le Valentinois et le Gévaudan, tout particulièrement outre Rhône (Dauphiné) et outre Ardèche (Uzège et Bas-Languedoc). Par ailleurs il constate que, malgré une précédente ordonnance, ce commerce continue comme à l’accoutumée ( 1003 ). Au XVIè siècle, le Velay contribue également à l’approvisionnement de Lyon, conjointement avec la Bourgogne et le Forez ( 1004 ).

Le Forez, petit exportateur de grains, peut en diffuser jusque dans le sillon rhodanien et sur le nord du Vivarais, par où il est possible qu’il se répande à l’intérieur de la région, mais ce n’est, semble-t-il, jamais un secteur d’approvisionnement régulier et important ( 1005 ). De même, les plaines céréalières de la région valentinoise et romanaise peuvent, dans une certaine mesure, servir de centre d’approvisionnement pour le Vivarais. Cependant, pour en être assuré, faute d’étude historique utilisable, il faudrait interroger directement les archives de ces deux villes et les registres notariés des campagnes environnantes, ce que nous n’avons pu faire faute de temps.

Le sillon rhodanien est aussi un vecteur important de céréales, ainsi que le laisse penser le compte du péage de La Voulte pour la période septembre 1399-août 1400 ( 1006 ). Sur un peu moins d’une année, les céréales et le bois arrivent en tête des chargements des voituriers d’eau et de terre passant par ce bourg. Sur cette période, 39 chargements contiennent du grain, 38 du bois, pour seulement sept portant sur des fruits, auxquels il faut associer neuf autres passages de marchandises n’apparaissant qu’à quelques rares reprises, ou même seulement une fois : fer, chandelles, charbon, étoffes... ( 1007 ). Toute quantification des céréales transportées est cependant impossible, dans la mesure où le péage est prélevé par bateau ou par charroi de terre, sans que leur contenance soit précisée. Tout juste sait-on que quelques barques sont parva..., ce qui laisse penser que l’essentiel correspond à des navires plus grands. C’est bien peu. Par ailleurs, le sens de circulation n’est pas précisé et on ne sait pas expressément s’il s’agit d’embarcations descendant le fleuve ou le remontant. Néanmoins, un produit peut nous servir de guide : le bois. Il provient du nord, essentiellement des forêts préalpines et savoyardes, atteignant le fleuve par flottage sur l’Isère, bois associé dans plusieurs chargements à du blé, laissant supposer qu’il provient sans doute des mêmes régions, et obligatoirement qu’il s’écoule d’amont en aval. De même, plusieurs facteurs et commis de cardinaux avignonnais, ou accessoirement de l’évêque de Viviers, passent avec les marchandises destinées aux puissants qu’ils servent : étant chargés, ils sont sur le chemin du retour, une fois les achats accomplis, et descendent donc le fleuve vers la cité pontificale. Pour finir, remarquons que le compte ne taxe pas de sel, alors que c’est la marchandise qui circule le plus sur le Rhône dans le sens de la montée. L’origine des voituriers d’eau a été présentée comme un indice du sens de la circulation ( 1008 ). Ils proviennent uniquement du nord : Tournon, Valence, Sassenage, Saint-Nazaire-en-Royans, Lyon, Vienne par exemple. Cela nous semble indiquer que sur cette section du fleuve, le trafic est entre les mains de personnes de ces régions, mais il est évident que si elles descendent avec leurs embarcations, elles sont dans l’obligation de remonter et leur origine ne nous apporte aucun élément de réponse. Rien ne semble indiquer un quelconque trafic ascendant qui devait échapper au péage, ou, autre solution qui se constate clairement pour d’autres péages, l’affermage et la gestion des droits à la montée et à la descente sont distincts, ce qui expliquerait ici que nous n’ayons en fait qu’un seul sens de circulation. Les grains taxés pourraient alors venir du Bas-Dauphiné, mais aussi de Bourgogne, descendant la Saône et le Rhône. En effet, la Bourgogne est la première région d’approvisionnement en grain de la ville de Lyon au XVIè siècle et rien n’interdit de penser que ceux-ci descendent plus bas ( 1009 ). En outre, la considérable différence de coût entre transports terrestres et fluviaux devait, s’ils arrivaient jusqu’au Vivarais, indéniablement les favoriser par rapport à ceux du Velay, péniblement descendus par coubles de mulets. L’étude des revenus du péage de Saint-Symphorien-d’Ozon, connus pour l’année 1527 ( 1010 ) est instructive. Les deux sens de navigation y sont représentés et les grains ne constituent que 4,7 % des sommes perçues à la montée, contre 22,3 % de celles prélevées à la descente, alors que les revenus globaux des deux sens sont pratiquement équivalents. On peut donc penser que c’est là du grain bourguignon qui poursuit sa route, peut-être accompagné de grain lyonnais. C’est d’ailleurs ce grain bourguignon qui poursuit sa route sur le Rhône jusqu’à Avignon, pour être vendu en ville, ou pour être chargé sur des navires à destination du Bas-Languedoc ( 1011 ).

Le Vivarais n’est donc pas autosubsistant en céréales. C’est assuré pour la période moderne, et très probable pour les deux derniers siècles du Moyen Age au moins. Les terres arables sont rares dans de nombreuses régions, ou alors le climat ne permet pas d’y semer des céréales en escomptant des rendements corrects. De plus, le tiers au moins du Vivarais s’est tourné vers l’élevage et la vigne trouvant dans ces productions des sources de revenus qui permettent aux viticulteurs et aux éleveurs de se passer largement de la culture céréalière. Les importations, bien qu’elles soient difficiles à cerner, depuis le Velay sans doute, mais aussi par le sillon rhodanien, animent donc les routes vivaroises. Elles sont associées aux trafics locaux de grains qui tendent de rééquilibrer les différences régionales les plus marquées.

Notes
992.

) Cf. tableau récapitulatif des tarifs de péage annexe n°5.

993.

) AD 07, C 625.

994.

) AD 07, 2E 38, f°174v°.

995.

) AD 07, 19J 95.

996.

) AD 07, 29J 11.

997.

) Entendre les Cévennes gévaudanaises.

998.

) Frêche (G.) : « Prix du blé et crises dans le Haut-Languedoc », art. cité, p. 329.

999.

) Delrieu (A.-S.) : La comptabilité du chapitre cathédral de Mende de 1438 à 1453, op. cit., p. 117.

1000.

) Cornu (L.) : Les communautés rurales du Velay face aux crises de la fin du Moyen Age, op. cit., p. 125-128.

1001.

) Chassaing (A.) : Chroniques d’Etienne de Médicis, bourgeois du Puy, op. cit., t. I, p. 141.

1002.

) Ibidem, t. I, p. 295 et 462.

1003.

) Jacotin (A.) : Preuves de la maison de Polignac, op. cit., t. II, n 308.

1004.

) Gascon (R.) : Grand commerce et vie urbaine au XVI è siècle, Lyon et ses marchands, op. cit., t. I, p. 129-130.

1005.

) Fournial (E.) : Les villes et l’économie d’échange en Forez aux XIII è et XIV è siècles, op. cit., p. 188-189.

1006.

) B.N.F., Nouv. acq. lat., Ms. 2131.

1007.

) Cf. infra, annexe n°5.

1008.

) Mazon (A.) : Notice sur la baronnie de La Voulte, op. cit., p. 63-72.

1009.

) Gascon (R.) : Grand commerce et vie urbaine au XVI è siècle, Lyon et ses marchands, op. cit., t. I, p. 129.

1010.

) AD 38, B 4463, exploité dans Gascon (R.) : Grand commerce et vie urbaine au XVI è siècle, Lyon et ses marchands, op. cit., t. I, p. 159.

1011.

) Rossiaud (J.) : Réalité et imaginaire d’un fleuve. Recherches sur le Rhône médiéval, op. cit., t. I, vol. 2, p. 494.