a- L’élevage bovin

Le Plateau, à l’altitude élevée et au climat rude, n’est pas une région de culture. Les terres labourables ne représentent qu’une part très limitée des surfaces, toujours inférieure à celle des pâturages et des prés ( 1072 ). La production de céréales, tous types confondus, demeure limitée ; elle est rendue souvent impossible par un été trop court, trop frais et trop humide ( 1073 ). La valeur attribuée aux prés et aux pâturages lors de l’estimation de 1464, bien supérieure à celle des terres labourables, témoigne d’un système agraire avant tout basé sur l’élevage. Nous avons déjà expliqué que 80 à 90 % des déclarants de 1464 possèdent un cheptel au sein duquel les bovins dominent largement. En effet, sur les paroisses de Lavilatte, Coucouron, Lespéron, Le Béage, Sainte-Eulalie, Le Cros, Lachamp-Raphaël, Lafarre, Les Sagnes, Lachapelle-Graillouse et Mézilhac, représentant la moitié de la surface du Plateau, les estimes de 1464 recensent 1671 têtes. Ainsi, le cheptel bovin moyen d’un paysan de la paroisse des Vastres s’élève, en 1464, à 31 vaches, 15 boeufs de labour, 11 veaux ( 1074 ). A Chaudeyrolles, le tenancier moyen déclare 2 boeufs de labour, 16 vaches, 13 veaux et 4 génisses, alors que l’exploitation du petit paysan se compose de 9 vaches, sans boeuf, et de deux veaux ( 1075 ). Un gros exploitant de Chanéac, au bord du Plateau, déclare pour sa part 14 boeufs de labour, 36 vaches, 8 veaux ( 1076 ).

La comparaison des données locales avec celles de régions voisines est éloquente. Le Bas-Languedoc, au moins le Narbonnais aux XIIIè et XIVè siècles, ne connaît pratiquement pas l’élevage bovin, ce dernier étant presque toujours limité à des paires de boeufs de trait ( 1077 ). Le Comtat du début du XVè siècle est mieux loti, mais l’élevage bovin reste souvent limité, avec moins d’une tête par famille ( 1078 ).

L’existence d’une race bovine spécifique au Plateau, la Mézine, témoigne aussi de la place que l’élevage y occupe. Mixte et peu spécialisée, elle est tout à la fois une race laitière, à viande et de travail, les qualités bouchères primant toutefois souvent sur les deux autres. Les vaches de race Mézine sont attestées assurément dès le XVIIè siècle dans plusieurs inventaires après décès qui mentionnent des vaches « poil froment », ou « froment rouge », comparaisons employées pour désigner leur robe jusqu’à la disparition de la race, il y a une vingtaine d’années seulement ( 1079 ). La documentation médiévale livre, elle aussi, quelques mentions de vaches pili rubei ( 1080 ), dont on peut penser qu’elles sont des Mézines, les Aubrac ou les Salers voisines ayant des robes brunes et non rouges. En outre, ces deux races sont d’introduction récente dans la région. De plus, en 1372, on apprend que des vaches pili rubei et chalholis vendues à Aubenas sont originaires de montaneis ( 1081 ), ce qui laisse penser que la race Mézine existe déjà au XIVè siècle. Les troupeaux de l’hôtel-dieu du Puy élevés sur le domaine du Sauvage, au sud du Puy, au coeur du domaine des Mézines, sont connus à la fin du XIVè siècle et au début du XVè siècle. Toutes les bêtes sont elles aussi dites chalhol ( 1082 ). L’obtention d’une race bovine très spécifique, comme la Mézine, est un long processus de sélection. Son aboutissement, assuré au XVIIè siècle, apporte en lui-même la preuve que ce travail de sélection est bien issu du Moyen Age ( 1083 ). C’est dire l’importance de l’élevage sur le Plateau dès cette époque.

Certes, les estimes de 1464 ne nous permettent que de connaître l’élevage paysan, puisque les cheptels ecclésiastiques et nobles ne sont pas pris en compte, mais aucune autre source ne laisse penser que les établissements monastiques du Plateau possèdent de grands troupeaux de bovins. Cet élevage est donc avant tout l’apanage des exploitations paysannes familiales, qui doivent en tirer l’essentiel de leurs revenus. Néanmoins, quelques gros éleveurs extérieurs à la région peuvent manifestement gérer de grands troupeaux à l’image de ce qui se fait pour les ovins. Ainsi, le 13 octobre 1383, noble Hugues Maurand, originaire du diocèse de Limoges, procureur de noble Raoul de Lestrange, baille pour trois ans cinquante-quatre bêtes bovines à Pons Faure, de Montélimar, et à Arnaud Rémuzat, spécifiant que les preneurs devront les faire « montanhare » ( 1084 ). On est bien ici loin d’un élevage paysan, tant le nombre de bovins que le mode de concession et d’élevage évoquent une véritable entreprise spéculative. Néanmoins, il nous est impossible de préciser combien de cas de ce type pouvaient se rencontrer dans les campagnes vivaroises.

En évoquant les produits de l’élevage bovins, il faut parler de revenus, car en aucun cas un tel cheptel ne peut être destiné à l’autoconsommation, mais bel et bien à la vente. La vocation bouchère de ce cheptel est manifeste. Contrairement au reste du Vivarais, les boeufs de trait ne constituent pas ici la part la plus importante du cheptel bovin adulte, composé à plus de 60 % de vaches souvent accompagnées d’un ou plusieurs veaux. De même, les bêtes jeunes dominent, l’absence de bovins âgés permettant de penser qu’ils sont abattus en vue de la boucherie dès qu’ils arrivent à leur poids maximum. Ainsi, sur les 1671 bovins recensés au coeur du Plateau en 1464, 795 sont des veaux, soit 47,5 % du cheptel. Les déclarants de quelques paroisses prennent même la peine de déclarer systématiquement l’âge de leurs veaux, témoignant d’un abattage massif dans le courant de la deuxième année, seuls étant conservés quelques sujets sans doute destinés à la reproduction du troupeau de trait ou à la production laitière ( 1085 ).

Age des veaux en 1464
Bêtes de lait 168
Bêtes d’un an 132
Bêtes de deux ans 64
Bêtes de trois ans 71
Bêtes de quatre ans 4

Dès la fin du Moyen Age, le paysan du Plateau remplace l’impossible culture céréalière par l’élevage à vocation commerciale. Discernable clairement en 1464, nous ne pouvons préciser si cette situation est ancienne, ou au contraire, si elle répond à l’essor généralisé de la consommation de viande aux deux derniers siècles du Moyen Age ( 1086 ). L’archéozoologie, dont les apports régionaux restent encore limités, n’est que d’un secours limité pour répondre à cette question. Cependant, les données issues du château du Mézenc laissent penser que l’élevage bovin est important dès avant les deux derniers siècles du Moyen Age. Ainsi, aux Xè-XIIè siècles, la population du château du Mézenc consomme prioritairement de la viande bovine ( 1087 ), à une période où le porc domine encore dans l’alimentation de nombreuses régions proches, comme en Forez à Essertine ( 1088 ), tout en étant parfois supplanté par les ovins, comme à Calberte, en Gévaudan ( 1089 ). Il est difficile d’en conclure que, dès lors, l’élevage bovin est dominant dans la région, mais on ne peut nier qu’il soit déjà développé au point de fournir l’apport protéinique principal de la population châtelaine de ce site, implanté à 1500 mètres d’altitude au pied nord du mont Mézenc

Notes
1072.

) Cornu (L.) : Economie et vie rurales sur le Plateau du Vivarais aux XIV è et XV è siècles, op. cit., p. 88-89.

1073.

) Ibidem, p. 104-105.

1074.

) Régné (J.) : Situation économique du Vivarais au lendemain de la guerre de Cent Ans, op. cit., p. 103.

1075.

) Ibidem, p. 29.

1076.

) Ibidem, p. 28.

1077.

) Gramain (M.) : « Les formes de l’élevage en Bas-Languedoc occidental aux XIIIè et XIVè siècles », art. cité, p. 140-141.

1078.

) Zerner (M.) : « L’élevage en Comtat Venaissin au début du XVè siècle », art. cité, p. 124-125.

1079.

) Les éléments sur les caractères de la race, son histoire depuis le XVIIè siècle et sa disparition récente sont tirés de Guigal (M.) : « La race bovine du Mézenc », art. cité, surtout p. 9-11.

1080.

) AD 07, 2E MJ 5, f°8.

1081.

) AD 07, 2E 32, f°48.

1082.

) Cornu (L.) : Les communautés rurales du Velay face aux crises de la fin du Moyen Age, op. cit., p. 151.

1083.

) Discussion avec M. Riffard, vétérinaire à Aubenas.

1084.

) AD 07, 2E 7642, 1383, f°17.

1085.

) Cornu (L.) : Economie et vie rurale sur le Plateau du Vivarais aux XIV è et XV è siècles, op. cit., p. 126-127.

1086.

) Bautier (R.-H.) : « Les mutations agricoles des XIVè et XVè siècles et les progrès de l’élevage », art. cité, p. 17-27.

1087.

) Forest (V.) : « Etude archéozoologique du mobilier osseux exhumé lors des campagnes de fouilles 1995 et 1996 au château du Mézenc », annexe à Laffont (P.-Y.) : Le château du Mézenc (commune de Chaudeyrolles, Haute-Loire, rapport de sondages 1998, op. cit.

1088.

) Piponnier (F.): Le Château d’Essertines, Loire, op. cit., p. 119-128.

1089.

) Colin (M.-G.), Darnas (I.), Pousthomis (N.), Schneider (L.) : La maison du castrum de la bordure méridionale du Massif-Central, op. cit., p. 213.