b- Une spécialisation poulinière et mulassière ?

Parallèlement à l’élevage bovin, il semble que la région se soit aussi relativement largement adonnée à l’élevage de poulains, chevaux ou mulets, et d’ânons. Moins documenté que l’élevage bovin, ce dernier est beaucoup plus difficile à appréhender et, sans doute, tient-il une place plus limitée dans l’économie régionale, mais c’est un facteur de circulation sur les routes vivaroises.

Rarement étudié pour le Moyen Age, l’élevage mulassier a fait l’objet d’une recherche attentive au XVIIè siècle, qui aboutit à la conclusion qu’un circuit partant du Poitou amène les mulets jusqu’en Espagne, après un détour sur les confins vivaro-vellaves et en Auvergne. Nés pour l’essentiel dans le Poitou, les mulets sont alors achetés par des éleveurs originaires du Massif Central qui les engraissent jusqu’à l’âge de trois ou quatre ans avant de les vendre dans les Pyrénées, où les Espagnols les achètent ( 1090 ). Par ailleurs, le Massif Central et particulièrement le Velay oriental et la Planèze du Cantal apparaissent comme des pays naisseurs, dont la propre production complète le cheptel poitevin ( 1091 ). Dans ce système, au XVIIè siècle ( 1092 ) comme au XVIIIè siècle ( 1093 ), les foires du Puy sont des zones d’approvisionnement privilégiées en mulets.

Qu’en est-il de cet élevage aux siècles précédents ? Bien attesté au XVIIè siècle, il apparaît encore dans la documentation du XVIè siècle, par exemple dans le village auvergnat de Cheylade ( 1094 ), alors que plusieurs Auvergnats sont implantés dès le XVIè siècle dans le nord de l’Espagne, jouant un rôle d’intermédiaire entre muletiers ibériques et compatriotes auvergnats naisseurs ou éleveurs ( 1095 ). Néanmoins, la péninsule ibérique ne semble pas être demandeuse de mulets avant le XVIè siècle ( 1096 ) et même, au contraire, elle semble en exporter en assez grand nombre dans le Roussillon et le sud du Languedoc ( 1097 ). Cependant, est-il envisageable qu’une demande nouvelle aux confins sud de l’Europe puisse rapidement provoquer l’organisation et l’essor d’un tel circuit commercial, partant du Poitou et passant par les étables reculées du Plateau vivaro-vellave et auvergnat sans que ses bases aient été posées depuis longtemps ? Sans doute que non, et il est permis de penser que le marché espagnol se tourne vers l’Auvergne et ses marges pour s’approvisionner dès le XVIè siècle parce que l’élevage mulassier y est déjà développé et au moins relativement prospère.

Tout d’abord, retenons qu’à la fin du Moyen Age, le mulet est incontestablement le moyen de transport dominant, voire presque exclusif du Midi du royaume, comme de l’ensemble du bassin méditerranéen. Sa production en grand nombre, indépendante de la demande ibérique, est donc assurément une nécessité, qui, pour d’évidentes raisons d’herbages, ne peut échoir qu’à des régions de montagne, tel le Diois ( 1098 ) ou la Haute-Provence ( 1099 ). Outre sa bonne adaptation aux conditions topographiques des régions méditerranéennes, plus souvent montagneuses que planes, ne peut-on d’ailleurs pas proposer que le mulet s’est maintenu aussi longtemps sur le pourtour du bassin méditerranéen parce que les montagnes productrices ne sont jamais loin ? C’est ce que suggère Olivier de Serres écrivant dans les dernières années du XVIè siècle, lorsqu’il remarque, en observateur avisé de la région, que « l’Auvergne, nourrissant des mulets et mules en abondance, en fournit ses voisins de Languedoc, Dauphiné et Provence... » ( 1100 ). Quelques exemples locaux de la fin du Moyen Age attestent aussi de ce commerce. En outre, à l’échelle de la région, nous l’avons évoqué, il est significatif qu’à la fin du Moyen Age, les muletiers soient le plus souvent originaires des régions connues par la suite pour leur production mulassière.

Remarquons que les déclarants du Plateau aux estimes de 1464 possèdent presque tous des mules en nombre supérieur à ce qui est nécessaire à la bonne marche d’une exploitation. C’est le cas à Borée ( 1101 ), Coucouron ( 1102 ), Cros-de-Géorand ( 1103 ), Fay ( 1104 ), Issarlès ( 1105 ), Mézilhac (1106) et Saint-Paul-de-Tartas ( 1107 ), où la majorité des exploitations possède plus d’un équidé, les juments et les sujets jeunes dominant nettement lorsque la précision de l’âge et du sexe est donnée. Outre le Plateau, il semble aussi que le Coiron connaisse la même spécialisation mulassière, par exemple autour de Berzème ( 1108 ). L’élevage mulassier n’est pas comparable à celui des vaches et, alors que certaines exploitations arrivent à cumuler plusieurs dizaines de têtes bovines, ce n’est jamais le cas pour les mulets. Trois ou quatre juments poulinières sont le lot commun des feux paysans du Plateau, ce qui assure une production cumulée significative à l’échelle de la région. La répartition des bêtes entre mâles et femelles en Bas-Vivarais peut laisser penser que nous sommes aussi, dans une moindre mesure toutefois que sur le Plateau, en présence d’un pays d’élevage mulassier : les mâles sont plutôt moins représentés que les femelles et les sujets jeunes ( 1109 ). A l’opposé, le Haut-Vivarais n’apparaît pas comme un pays d’élevage poulinier et, à la différence du Plateau où la majeure partie des feux possède plusieurs équidés, leur nombre s’y établit entre 0,5 et 0,7 par feu en 1464, correspondant sans doute à la seule nécessité du travail agricole ( 1110 ). Pour sa part, en Velay voisin, qui apparaît au XVIIè siècle comme un centre d’élevage important, faute d’étude approfondie sur la question, nous devons nous limiter à constater que les poulains muliers sont plus nombreux que les sujets adultes, permettant d’envisager une vente de ces derniers dès qu’ils ont quelques années ( 1111 ). Pour finir, remarquons que, dès le XVIè siècle au moins, les mules montagnardes, provenant du Velay, du Gévaudan ou du Rouergue et du Vivarais sont réputées dans tout le Bas-Languedoc ( 1112 ).

Les contrats de vente de mules sont rares et ne portent jamais sur des bêtes destinées au transport, mais sont tous le fait de paysans achetant manifestement l’animal de bât et de trait nécessaire pour leur exploitation. Tout au plus remarque-t-on le personnage de Pierre Vitas, de Mende, qui en 1337 vend deux mules dans la région de Joyeuse ( 1113 ), ou encore celui de Jean de Bosco, d’Aujac, en 1413, qui achète un cheval à Guilhem Pascal, de Loubaresse, la transaction étant conclue aux Vans ( 1114 ).

Les ventes existent pourtant bien. En effet, les archives de l’hôtel-dieu du Puy, renferment plusieurs comptabilités pour la fin du Moyen Age et pour le XVIè siècle, qui permettent de connaître les lieux d’approvisionnement de cet établissement en mulets. En effet, cet hôpital entretient plusieurs muletiers destinés à son service propre, qu’il s’agisse d’aller chercher du vin en Vivarais, du poisson salé dans les ports méditerranéens, ou de livrer les surplus commercialisés jusqu’à Lyon ou au-delà. Souvent renouvelés, les mulets ne sont jamais achetés loin, mais proviennent des foires locales comme celle du Puy, ou encore celles du Plateau vivarois et du sud du Velay ; ils suffisent toujours aux besoins de cet établissement pourtant exigeant ( 1115 ). De même, en 1514, les marchands dauphinois de Romans et de sa région déclarent régulièrement aller au Puy et à Annonay acheter des mules, entre autres marchandises ( 1116 ).

Les tarifs de péage de la région portant sur les routes provenant de la Montagne mentionnent tous des chevaux, mules et ânes conduits « à vendre », bien différenciés de ceux passant en portant des marchandises. Ainsi, à Alès en 1412, au débouché de la route de Régordane descendant du Velay, 6 deniers sont perçus « par cheval, mule ou mulet menés à vendre et passant par Alès » ( 1117 ). A Saint-Bonnet-le-Froid, qui contrôle les routes allant du Velay au sillon rhodanien par Lalouvesc et Annonay, le tarif de 1556 prélève 13 deniers « pour chacun poulain ferré ou non ferré » et 6 deniers « pour chacun asine, jument ou cheval », qui là encore ne porte pas des marchandises mais sont destinés à la vente ( 1118 ). A Mézilhac, où le tarif de 1347 mêle droit de leyde et péage, il est prélevé 26 deniers (sic) « de chacune jument et de chacun cheval et poulain et de chacune beste mulatière » passant sans être vendue, 13 deniers « pour chacun cheval juman mule mulet ou poulain vendu es dites foires » et 6 oboles « de chacun asne » ( 1119 ). A Privas en 1466, le péage comme la leyde taxent les « mules ou cheval et bete a pied rond » ( 1120 ). A Mayres en 1532, il est encore question de « beste rossative a vendre mener » ( 1121 ).

Aucun compte de passage ne nous permet de connaître le nombre réel de têtes, mais leur présence dans les tarifs de péage, leur élevage en nombre relativement supérieur à celui qui serait nécessaire pour le seul usage domestique, le fait que l’Hôtel-Dieu du Puy trouve toujours à acheter ses mulets sur place, ou encore l’importance postmédiévale de cet élevage, s’associent pour suggérer que dès la fin du Moyen Age, les confins du Vivarais et du Velay sont des pays naisseurs et d’engraissement. Comment expliquer que les archives notariales ne prennent pas correctement en compte ce commerce et qu’aucune transaction autre que locale n’y figure ? C’est sans doute parce qu’aucun registre notarié ou presque n’a été conservé sur le Plateau et en Velay, où semblent se trouver les principaux lieux de vente, ainsi que l’attestent les comptabilités de l’hôtel-dieu du Puy. Bien que significatif, l’élevage mulassier n’est assurément pas d’une importance comparable à celui des bovins, déjà évoqué, encore moins à l’élevage ovin, et n’a sans doute pas encore atteint le niveau qu’il connaîtra par la suite, au XVIIè siècle.

Notes
1090.

) Poujade (P.) : « Le commerce des mules entre la France et l’Espagne à l’époque moderne : l’exemple du Val d’Aran et des Pyrénées centrales », art. cité, p. 315.

1091.

) Ibidem, p. 317.

1092.

) Poitrineau (A.) : Les Espagnols de l’Auvergne et du Limousin du XVII è siècle au XVIII è siècle, op. cit., p. 113.

1093.

) Braudel (F.) : Civilisation matérielle, économie et capitalisme, op. cit., t. II, p. 69.

1094.

) Bartou (L.) : Cheylade, op. cit., p. 113.

1095.

) Poujade (P.) : « Le commerce des mules entre la France et l’Espagne à l’époque moderne : l’exemple du Val d’Aran et des Pyrénées centrales », art. cité, p. 315.

1096.

) Braudel (F.) : La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, op. cit., t. I, p. 261 et 533.

1097.

) Régné (J.) : « L’importation des chevaux d’Espagne à Narbonne au début du XIVè siècle, d’après les archives de la couronne d’Aragon », art. cité et Renouard (Y.) : « Un sujet de recherches : l’exportation de chevaux de la péninsule ibérique en France et en Angleterre au Moyen Age », art. cité.

1098.

) Par exemple le Diois et la haute vallée de la Drôme sont des pays naisseurs à destination de la vallée de la Durance et de Sisteron, cf. Verdier (R.) : « Les affaires d’un maquignon du Diois (fin XVè siècle, début XVIè siècle) », art. cité, p. 296.

1099.

) La Haute-Provence alimente pour sa part le marché mulassier de Marseille, cf. Baratier (E.), Reynaud (F.) : Histoire du commerce de Marseille, op. cit., p. 854.

1100.

) Serres (O.) de : Le théâtre d’agriculture et mesnage des champs dans lequel est présenté tout ce qui est requis et nécessaire pour bien dresser, gouverner, enrichir et embellir la maison rustique, op. cit., p. 136.

1101.

) AD 07, C 626.

1102.

) AD 07, C 614.

1103.

) AD 07, C 583.

1104.

) AD 07, C 624.

1105.

) AD 07, C 607.

1106.

) AD 07, C 615.

1107.

) AD 07, C 569.

1108.

) AD 07, C 566.

1109.

) Farcis (D.) : Etude sur le Bas-Vivarais d’après les Estimes de 1464, op. cit., p. 187.

1110.

) Souchon (C.) : Le Haut-Vivarais d’après les estimes de 1464, op. cit., p. 123.

1111.

) Cornu (L.) : Les communautés rurales du Velay face aux crises de la fin du Moyen Age, op. cit, p. 140-141.

1112.

) Leroy-Ladurie (E.) : Les paysans de Languedoc, op. cit., p. 118.

1113.

) AD 07, 2E 10739.

1114.

) AD 07, 2E 1897, f°15V°.

1115.

) Rivet (B.) : Une ville au XVI è siècle, Le Puy en Velay, op. cit., p. 302.

1116.

) AM Romans, CC 472, f. 283.

1117.

) AD 30, C 163, pièce 19.

1118.

) AN, H4 3082/1, n°14.

1119.

) AD 07, 3J 23, pièce 3, folio 5vo, traduction de 1602.

1120.

) AD 07, E dépôt 75, AA 3, 4 et 5 ; AN, H4 3016/1, pièce 6 et AN, H4 3087/1, pièce 11.

1121.

) AN, H4 3101, pièce 19.