a- La transhumance laïque

Les gros propriétaires laïcs de troupeaux ovins que nous avons pu identifier en Bas-Vivarais pratiquent-ils la transhumance ? On peut difficilement concevoir qu’ils laissent leurs centaines de têtes sur les finages arides du Bas-Vivarais tout l’été. En effet, comment la maigre garrigue de Vogüé pourrait nourrir et abreuver plus de 1000 têtes, de même que celle des gras de Balazuc ? C’est probablement impossible. Dès lors, ces troupeaux devaient déjà pratiquer la transhumance, mais la documentation sur cette dernière est rarissime. Les contrats de location de pâturages par lesquels on aurait pu la percevoir, s’ils ont existé, ont totalement disparu avec les registres notariés du Plateau. Seuls quelques indices subsistent permettant de penser que la transhumance laïque existe, sans pouvoir percevoir son importance.

Il a été avancé que la transhumance ne touchait pas l’ensemble du Vivarais, mais qu’elle se limitait aux régions périméditerranéennes du Bas-Vivarais et des montagnes qui le bordent à l’ouest ( 1238 ). L’argument proposé était de nature uniquement géographique, constatant que les pâturages du nord du Vivarais sont verts toute l’année et peuvent fournir des terrains de parcours utilisables sans interruption estivale, ce qui rendrait de fait la transhumance inutile. Certes, rien n’impose une transhumance classique dirigeant les troupeaux vers les pâturages d’altitude, mais la transhumance inverse demeure une nécessité, pratiquée à des latitudes encore plus septentrionales afin de « fuir », les neiges montagnardes ( 1239 ). Les terrains de parcours estivaux de la région de Dunières, Montfaucon, ou encore du rebord ouest du mont Pilat sont couverts de neiges de longs mois imposant aux éleveurs de déplacer leurs troupeaux. La présence de troupeaux est attestée en été, et le cartulaire du prieuré de Saint-Sauveur-en-Rue permet de cerner les régions d’hivernage, qui, outre les troupeaux du prieuré sur lesquels nous reviendrons, semble aussi concerner des paysans locaux, puisqu’en 1302, Pierre de Cognet, de Bourg-Argental, achète des terres dans le but de faire hiverner ses troupeaux ( 1240 ).

Il est possible que les éleveurs du Bas-Vivarais, confrontés à l’obligation de trouver des pâturages d’estive, aient eu tout d’abord recours au plateau du Coiron. En effet, un droit de pulvérage est associé au château d’Allier en 1292 ( 1241 ), et un hommage pour ce château rendu par Antoine de Lestrange au comte de Valentinois en 1491 précise, entre autres droits et charges, ‘« le lait de tout betail etranger qui estivoit audit mandement, scavoir dix livres de fromage et le lait le vendredy pendant que ledit betail y demeuroit. Plus le pulverage et casse du betail qui y passoit pour aller aux montaignes » (’ 1242 ). Il n’est certes pas indiqué clairement ici que ces troupeaux sont ceux du Bas-Vivarais, mais les établissements monastiques, principaux pourvoyeurs de troupeaux transhumants, ne semblent pas aller sur le Coiron. Même l’abbaye des Chambons, qui y possède pourtant le domaine de Chancoulan ( 1243 ), n’y fait pas estiver ses bêtes : elle a de bien meilleurs pâturages d’été sur le Tanargue, et elle se fait concéder des pâturages d’hiver à Vogüé, Sampzon ou Joyeuse ( 1244 ). Dans une transaction de 1312 entre les représentants des hommes du mandement d’Allier et l’abbaye des Chambons sur les droits de pâturage du domaine de Chancoulan et du bois de Bertheline, il n’est pas fait allusion aux troupeaux transhumants qu’elle aurait pu envoyer sur ses propres terres, le droit de dépaissance étant confirmé aux seuls hommes d’Allier, sans réserve de la part de l’abbaye ( 1245 ). Pour les éleveurs locaux, la solution du Coiron semble la plus adaptée : la proximité de ce massif n’implique pas une organisation aussi poussée et structurée, donc coûteuse, que pour aller sur la Montagne, où plusieurs établissements ecclésiastiques puissants veillent strictement sur leurs droits. De plus, leurs troupeaux, bien inférieurs à ceux des abbayes en nombre de têtes, peuvent s’accommoder des espaces plus réduits du Coiron. Le bourgeois albenacien Jean Clenchini, ainsi que Raymond Dalmacii, de Laurac, possèdent tous les deux des droits de pâturage à Vogüé, au sujet desquels un litige survient en 1323. Il est alors convenu que ces pâturages ne leur serviront que l’hiver, ce qui sous-entend que leurs troupeaux quittent le secteur en été, sans doute pour transhumer ( 1246 ).

De même, ce sont ces troupeaux que l’on trouve mentionnés à plusieurs reprises dans la documentation émanant des régions à l’écart de la transhumance monastique, comme le plateau de Vernoux ou les Boutières. Ainsi, en 1466 à Privas, il est question du ‘« droit de prendre et lever des betes a laine des montées et descendues passant par ledit mandemens pour poulverage pour chacun batton qui sont trois cents bettes des moutons cinq sols tournois, des brebis et des chevres deux sols six deniers et cinq livres de fromage’ » ( 1247 ). A Chalencon la même année, le tarif du pulvérage taxe ‘« le pargar de bétail a laine passant par icelluy mandement [...] de Chalancon pour aller aux herbages, tam pour montée que pour dessante, 6 l. fromage » (1248).’

Outre les éleveurs Bas-Vivarois, le Vivarais accueille des troupeaux provenant de régions voisines. Certains traversent le Rhône, sans qu’il soit possible de savoir de quelle région ils proviennent. En effet, le seigneur de Montlaur impose en 1347 un règlement d’estive valable sur toutes ses terres, centrées sur les abords de la haute vallée de l’Ardèche, qui fait la part belle aux troupeaux veniendo et redeundo ad Rodanum, ou encore aux ovium de ultra Rodanum ( 1249 ). Il y est aussi question de troupeaux venant du diocèse d’Uzès. Toujours dans le même secteur, le seigneur de Montlaur s’autorise en 1362 à accueillir sans préjudice pour l’abbaye des Chambons, un troupeau de 600 têtes de bétail étranger au maximum ( 1250 ). Les actes de la pratique ne nous ont toutefois conservé que quelques textes mentionnant de tels troupeaux venant de l’extérieur du Vivarais. Ainsi, le 13 août 1394, Jean Mathieu et Jacques Pontel, de Nîmes, s’obligent en faveur de Maître Guilhem de Ligones, notaire des Vans, pour le remboursement des dégâts causés dans l’une de ses vignes par le passage de leurs moutons ( 1251 ). Par ailleurs, on sait que la région vanséenne est traversée par plusieurs axes provenant d’Alès et du Bas-Languedoc ( 1252 ).

La gestion de ces pâturages d’estive laïcs ne nous est pas connue en détail et peu de textes apportent des renseignements. La question doit en outre se poser à deux niveaux : celui des petits éleveurs du Bas-Vivarais et celui des principaux détenteurs de cheptel, leurs problèmes respectifs ne devant pas être les mêmes, ni leur capacité à les résoudre.

En ce qui concerne les grands troupeaux, le règlement de transhumance de 1347, édicté par le seigneur de Montlaur pour les troupeaux stationnant dans les terres de la baronnie, laisse apparaître deux catégories de personnes liées à la transhumance : les conducatores montanarum, et les locatores ovium. La définition de chaque fonction ne nous est pas donnée dans l’acte, mais les conducatores sont les bergers chargés d’acheminer les troupeaux et de les garder sur les estives. Selon le règlement de Montlaur, ce sont eux qui ont la charge de l’estive et qui acquittent les redevances dues pour le stationnement des troupeaux, ce qui laisse penser qu’ils sont aussi les détenteurs des droits de pâturage ou les locataires des herbages. Les locatores ovium sont pour leur part les détenteurs des moutons (locatores ovium de ultra Rodanum cum suo vacivo). Ces locatores sont les véritables maîtres de la transhumance, puisqu’il est précisé que cette dernière se fait si ...volverint se transferre ad montana predicta ad estivandum predicta animalia. Ce ne sont manifestement pas pour autant leurs propres bêtes. Ils les louent, ce qui leur confère un statut d’entrepreneur de transhumance, bien connu pour la Provence ( 1253 ), mais ignoré par l’historiographie régionale. Néanmoins, excepté ce règlement, aucun acte de la pratique ne nous donne à connaître de tels personnages en action et seuls quelques exemples peuvent s’y rapporter. En 1437, c’est Lhermite de la Faye, seigneur du Mézenc, qui accense des pâturages en faveur de Raymond Guillot, pour le bétail qu’il « avoit hyverné », mais nous ne savons rien du statut de ce Guillot ( 1254 ). Par ailleurs, plus explicite, nous avons déjà évoqué le cas des cinquante-quatre boeufs que Hugues Maurand baille à mi-croît, en 1383, en faveur de Pons Faure, de Montélimar, et d’Arnaud de Remuzat. Par le contrat, conclu à Viviers, ces derniers s’engagent à les faire montanhare ( 1255 ). Certes, il ne s’agit pas ici d’ovins, mais leur provenance et la pratique de la transhumance sont clairement exprimées, ce qui suggère qu’ils sont éventuellement des locatores comme le définit le règlement de 1347. Un autre cas un peu similaire, concernant encore de bovins, est attesté en 1491, noble Raymond d’Aubignas, faisant hiverner ses troupeaux dans le mandement de la cité de Viviers, ce pourquoi il paye un droit aux autorités municipales ( 1256 ). A une échelle inférieure, comment pratiquent les petits paysans du Bas-Vivarais ? Concèdent-ils leurs troupeaux à des locatores ? Louent-ils eux-mêmes les herbages et les services d’un conducator ? Il est difficile de le savoir, mais notons qu’en 1383, les habitants du manse des Sausses, à Burzet, achètent des droits de pâture dans le mandement de Raphaël ( 1257 ), droits encore utilisés en 1412, alors que le seigneur de Fourchades leur concède le droit d’abreuver leurs troupeaux à la rivière d’Angelhe ( 1258 ). Dans ce cas, une organisation collective de la transhumance apparaît, mais elle reste limitée à l’échelle d’un manse et de ses habitants, qui ne transhument qu’à quelques vingt ou trente kilomètres tout au plus. En outre, elle est le fait des propriétaires de troupeaux et ne fait pas intervenir de spécialiste. De même, les estimes de 1464 nous apprennent que nombre d’éleveurs de la paroisse de Banne envoient leurs troupeaux à l’estive en montagne ( 1259 ).

Les petits éleveurs ne pouvant pas gérer eux-mêmes la transhumance de leurs troupeaux pouvaient, dans une certaine mesure, les confier aux établissements ecclésiastiques, spécialistes de la question. Ainsi l’hôtel-dieu du Puy mêle-t-il à ses propres troupeaux 98 bêtes en 1394, 68 en 1395, pratique qui semble ensuite se développer, avec un total de 471 têtes en 1497 ( 1260 ).

Si les éleveurs laïcs vivarois pratiquent bien la transhumance, manifestement gérée au moins partiellement par des entrepreneurs de transhumance, les locatores, cette dernière ne semble en rien comparable à celle qui se développe rapidement en Provence, où, au XVè siècle, des troupeaux de plus de 10000 ou 20000 têtes peuvent être rassemblés et expédiés dans en Haute-Provence ou en Dauphiné ( 1261 ). L’essentiel de la transhumance vivaroise est en effet monastique.

Notes
1238.

) Bozon (P.) : « La transhumance sur les plateaux du Vivarais du Moyen Age au XXè siècle », art. cité, p. 287.

1239.

) Saunier (J.) : « Péages féodaux et coutumes pastorales. Un type de transhumance inverse : les troupeaux savoyards à l’hivernage dans le Velin », art. cité, p. 739-743.

1240.

) Cartulaire de Saint-Sauveur-en-Rue, p. 233, appendice, n°19.

1241.

) AD 38, B 3896.

1242.

) AD 07, C 196, f°556.

1243.

) AD 07, principalement 1H 8 et 11.

1244.

) AD 07, 1H 1 et 2 principalement.

1245.

) AD 07, 1H 3, pièce 7.

1246.

) AD 07, 1H 8, pièce 18.

1247.

) AD 07, E dépôt 75, AA 3, 4 et 5.

1248.

) AN, H4 2016/1, pièce 6.

1249.

) AN, P 1398/1, cote 659. Cf. annexe n°8.

1250.

) AD 07, 1H 1, f°10.

1251.

) AD 07, 2E (MJ) 7, f°19v°.

1252.

) Cf. t. II, p. 520-523.

1253.

) On pensera ici au personnage de Noé de Barras, entrepreneur de transhumance au XVè siècle [Royer (J.-Y.) : Revenons à nos moutons, le journal de Noé de Barras, entrepreneur de transhumance au XV è siècle, op. cit.], ou aux immenses troupeaux rassemblés par les entrepreneurs arlantans [Stouff (L.) : Arles à la fin du Moyen Age, op. cit., t. I, p. 448-461].

1254.

) AD 07, 59J 54, p. 249.

1255.

) AD 07, 2E 7642, f°17.

1256.

) AD 07, E dépôt 92, D1, f°42, n°73.

1257.

) AD 41, F 144.

1258.

) AD 41, F 144.

1259.

) AD 07, C 590.

1260.

) Cornu (L.) : Les communautés rurales du Velay face aux crises de la fin du Moyen Age, op. cit., p. 151.

1261.

) Coulet (N.) : « La transhumance des ovins en Provence », art. cité, p. 46