c- Eléments de chronologie sur la transhumance

Précisons immédiatement que, comme souvent, les origines de la transhumance laïque se perdent dans les lacunes de la documentation antérieure au XIVè siècle, qui n’éclaire que la transhumance ecclésiastique, nous contraignant à restreindre ici, de fait, notre champ d’investigation. La première mention de transhumance en Vivarais date probablement des VIè-VIIè siècles. Une notice de la Carta Vetus, premier cartulaire de l’église diocésaine de Viviers, rapporte la donation de la vallée de Valgorge, de l’église Saint-Martin (de Valgorge) et de alpes duas quae nuncupatur Taranicus, qui sont les actuels grands et petits Tanargues ( 1264 ). Certes, la transhumance n’apparaît pas expressément, mais le fait que ces deux alpes, comprendre pâturages d’altitude, soient données implique qu’ils aient une valeur quelconque, ou au moins une utilité, qui ne s’explique que dans le cadre d’un système pastoral transhumant. Ensuite, tout au long du haut Moyen Age, la maigre documentation reste silencieuse sur la question. Deux établissements monastiques pourraient a priori dès lors transhumer : l’abbaye de Cruas, dans le sillon rhodanien, et celle de Saint-Chaffre, à l’image de l’abbaye d’Aniane qui déplace ses troupeaux du vivant même de saint Benoit ( 1265 ). Toute la documentation concernant Cruas ayant disparu, on ne s’explique pas pourquoi elle aurait abandoné cette pratique que d’autres développaient dans le même temps. Pour Saint-Chaffre, la situation documentaire est meilleure, grâce à son cartulaire, le liber de reparatione chartarum, dont les plus anciennes notices débutent au IXè siècle et qui se termine fin XIè-début XIIè siècle ( 1266 ). La pratique de l’élevage y est suggérée implicitement à plusieurs reprises dès la fin du haut Moyen Age. En effet, parmi les multiples donations, legs et restitutions effectués en faveur de l’abbaye, vingt-trois portent explicitement sur des manses, des villae ou des biens divers avec leurs prés, pâturages et herbages ( 1267 ). Si la possession de ces herbages rend possible l’élevage bovin ou ovin, gardons-nous toutefois d’y voir des possessions liées à la transhumance. Leur répartition géographique nous en dissuade. En effet, ces prés, pâturages et herbages sont pour plus de 80 % situés en Velay, en Gévaudan ou sur le Plateau, seul un acte du cartulaire mentionnant des prés à basse altitude. Ces derniers sont dans la vicaria de Fontebellonensi ( 1268 ), au manse de Bovozac, en Bas-Vivarais. Un tel déséquilibre entre les possessions d’altitude et celles de plaine ne permettait pas de faire fonctionner un système pastoral basé sur la transhumance, qui impose d’avoir des pâturages d’estive et d’hivernage de surface et de capacité d’accueil presque identiques. En outre, dans ces vingt-trois actes ou notices mentionnant des herbages, les prés de fauches (pratum) dominent nettement sur les quelques pâturages (pascua) : il est peut-être possible d’y voir la trace d’une longue stabulation hivernale demandant beaucoup de foin.

Il faut attendre la fin du XIIè siècle pour que les premiers signes tangibles du développement de la transhumance se multiplient. En effet, rappelons que les établissements cisterciens montagnards des Chambons et de Mazan ne semblent pas commencer à transhumer en Bas-Vivarais avant l’extrême fin du XIIè siècle ou plus encore le début du XIIIè siècle. Le premier pâturage d’estive connu pour Mazan est concédé en 1202 ( 1269 ) à Alba, suivi en 1220 et 1226 respectivement de ceux de Saint-Laurent-sous-Coiron et de Mirabel ( 1270 ). Pour ce qui est de l’abbaye des Chambons, la situation est la même, et si un acte de 1173 laisse supposer la pratique de la transhumance ( 1271 ), il faut attendre 1251 et la concession des herbages de Vogüé ( 1272 ) suivie de ceux de Joyeuse en 1260 ( 1273 ) et de Sampzon en 1277 ( 1274 ) pour en avoir la certitude. Cette entrée tardive en transhumance pour les cisterciens de Mazan et des Chambons aurait pu s’expliquer par les difficultés rencontrées par ces établissements, fondés dans la première moitié du XIIè siècle, à acquérir des domaines pastoraux avant le XIIIè siècle. Toutefois, leur très rapide essor foncier nous incite à repousser cet argument, surtout en ce qui concerne Mazan, un décalage d’une cinquantaine d’années au moins existant assurément entre leur fondation et le début de la transhumance de leurs troupeaux. C’est aussi la période où des établissements montagnards bien plus anciens commencent à faire transhumer leurs troupeaux. L’exemple de Saint-Chaffre est caractéristique. Cette abbaye qui ne semblait nullement pratiquer la transhumance à la fin du haut Moyen Age, est en conflit en 1210 avec Mazan, sa voisine cistercienne, sur des droits de dépaissance estivaux ( 1275 ), et se fait concéder des pâturages d’hiver en 1247 ( 1276 ). Son entrée en transhumance tardive est d’ailleurs peut-être la raison pour laquelle ses terres d’hivernage sont loin et confinées à l’extrémité ouest du Coiron, incomparablement plus mal situées que celles de Mazan et des Chambons, ses grandes rivales. Le prieuré de Saint-Sauveur-en-Rue, pour lequel on a conservé un volumineux cartulaire débutant à la fondation de l’établissement, ne semble pas, comme nous l’avons expliqué, faire transhumer ses troupeaux avant le XIIIè siècle.

Le cas de la commanderie de Jalès, seul gros établissement transhumant de plaine avec Aiguebelle, semble assez différent. La transhumance des troupeaux de la commanderie de Jalès suit une chronologie décalée et plus précoce. Alors que la commanderie est fondée dans les années 1130, elle obtient ses premiers pâturages d’altitude, indispensables à cet établissement de plaine, en 1157 ( 1277 ), soit seulement une vingtaine d’années après, alors qu’aucune abbaye de montagne ne semble encore avoir eu de domaines d’hivernage.

On peut donc retenir que, à l’échelle du Vivarais, la transhumance est assurément le fait pastoral nouveau de la seconde moitié du XIIè siècle et de la première moitié du XIIIè siècle, lié à l’arrivée d’ordres nouveaux, Citeaux et le Temple, qui s’y adonnent massivement, ce qui diffère de régions proches comme le Bas-Languedoc ( 1278 ), ou plus lointaines comme la Lombardie ( 1279 ), où la transhumance connaît un essor considérable dès le XIè siècle, caractérisé par l’accroissement des distances parcourues à la recherche de pâturages. Il est vrai que l’absence de grand monastère bénédictin du haut Moyen Age en Vivarais, à l’exception de Cruas, est un facteur qui limite un essor précoce de la transhumance. Soulignons aussi qu’une différence semble exister entre la transhumance inverse et la transhumance classique. Le mouvement inverse, amenant les troupeaux des établissements de la Montagne en Bas-Vivarais pour hiverner, est plus récent que le mouvement classique, ou conforme, qui paraît être pratiqué auparavant, ainsi que semble le montrer la constitution rapide du domaine transhumant de la commanderie de Jalès, ou encore, a contrario, l’entrée tardive en transhumance des troupeaux de Saint-Chaffre, abbaye pourtant déjà multiséculaire au XIIè siècle. La chronologie vivaroise semble donc inversée par rapport à celle constatée dans d’autres régions, telle la Provence, où la transhumance inverse est plus ancienne ( 1280 ).

La raison de cette entrée tardive des abbayes montagnardes en transhumance est probablement à chercher dans la capacité de ces établissements à entretenir un troupeau moyen sans le déplacer. L’abbaye de montagne ne se trouve dans l’obligation de pratiquer la transhumance que dans le cas où elle élève de très grands troupeaux. Les herbages de fauche abondent sur le Plateau et permettent d’envisager une longue stabulation pour un troupeau moyen, avant tout destiné à un usage domestique. A ce titre, rappelons qu’aux IXè-XIè siècles, les herbages de l’abbaye de Saint-Chaffre, pour autant que l’on puisse les connaître au travers de son cartulaire, sont avant tout constitués de prés de fauches qui renvoient à une longue stabulation. A l’inverse, comment conserver en Bas-Vivarais des troupeaux aussi réduits soient-ils tout un été puisque l’herbe y manque, de même que bien souvent l’eau ?

Un élevage massif de plusieurs milliers de têtes, imposant la transhumance, est avant tout à vocation spéculative : sa raison d’être est alors à rechercher dans l’évolution de la demande en produits de l’élevage. En la matière, il se trouve que la fin du Moyen Age en Vivarais, comme dans tout le Languedoc, est marquée par l’essor des activités drapières ainsi qu’en témoignent la multiplication des moulins à foulons et les nombreuses mentions de marchands drapiers dans les petites villes comme Privas, Aubenas, Annonay, Joyeuse ou les Vans ( 1281 ). La transhumance pratiquée par les abbayes du Plateau serait alors, pour une part, la réponse à une demande de matière première accrue. En outre, la demande de viande de boucherie, de la part de villes comme Lyon, Nîmes, Montpellier, Marseille, Arles ou Carpentras qui s’approvisionnaient en Vivarais et Velay, a pu jouer au même moment un rôle dans l’essor des grands troupeaux et de la transhumance.

Si le XIIIè siècle paraît être la période à laquelle la transhumance inverse prend corps dans la région, cette pratique pastorale, qu’elle que soit son sens, inverse ou classique, connaît un essor nouveau au milieu du XIVè siècle, ainsi qu’en témoignent plusieurs textes. C’est tout d’abord, en 1341, le règlement d’estive imposé par le seigneur de Montlaur pour l’ensemble de ses terres d’altitude qui, à plusieurs reprises, laisse entendre que les herbages en question font l’objet d’une affluence nouvelle ( 1282 ). Il s’agit là de pâturages d’estive sur lesquels viennent manifestement des troupeaux de plaine dans le cadre d’une transhumance classique. A l’inverse, à Laurac en 1360, ce sont des troupeaux hivernant qui viennent de plus en plus nombreux, débouchant sur un litige motivant un arbitrage entre un coseigneur du lieu et la communauté d’habitants, cette dernière cherchant à enrayer l’essor de cette pratique qu’elle juge être contraire à ses intérêts ( 1283 ). De ce point de vue, la transhumance vivaroise connaît le même rythme que celle pratiquée en Provence, qui connaît un développement rapide au milieu du XIVè siècle ( 1284 ).

Notes
1264.

) Régné (J.), Rouchier (J.) : Histoire du Vivarais, op. cit., vol. 1, p. 636-640.

1265.

) Schneider (L.) : Monastères, villages et peuplement en Languedoc central : les exemples d’Aniane et de Gellone (VIII è -XII è siècle), op. cit., p. 435.

1266.

) Chevalier (U.) : Cartulaire de l’abbaye de Saint-Chaffre du Monastier, op. cit.

1267.

) Ibidem, les chartes ou les notices mentionnant des herbages et des prés concédés à l’abbaye sont les n°LVIII, LXV, LXXI, LXVIII, XC, XCVIII, CXV, CXLVIII, CLV, CXCVIII, CXCIX, CCI, CCVII, CCXXII, CCXXIV, CCXXIX, CCXLI, CCLV, CCLXXV, CCXCIII, CCXCV, CCXCVIII, CCC, CCCI, CCCX.

1268.

) Ibidem, n°CCI.

1269.

) Columbi (J.) : Opuscula varia, op. cit., p. 560.

1270.

) Ibidem, p. 559 et 560.

1271.

) AD 48, 6J 1, f°37r°.

1272.

) AD 07, 1H 8, pièce n°1.

1273.

) AD 07, 1J 152, f°172.

1274.

) AD 07, 1H 3, pièce n°1.

1275.

) AD 07, 29J 7, pièce n°3.

1276.

) Chevalier (U.) : Cartulaire de l’abbaye de Saint-Chaffre, op. cit., p. XXV.

1277.

) AD 13, 56H 5245, Régné (J.) : « Petites annales de la commanderie de Jalès du XIIè siècle à la fin du XVè siècle », op. cit., n°5.

1278.

) Durand (A.) : Les paysages médiévaux du Languedoc (X è -XII è siècles), op. cit., p. 362-366.

1279.

) Menant (F.) : Les campagnes lombardes au Moyen Age. L’économie et la société rurales dans la région de Bergame, de Crémone et de Brescia du X è au XIII è siècles, op. cit., p. 252 et ss.

1280.

) Coulet (N.) : « La transhumance des ovins en Provence », art. cité, p. 41 ; Coste (P.) : « L’origine de la transhumance en Provence : enseignements d’une enquête sur les pâturages comtaux de 1345 », art. cité, p. 114 ; Coste (P.) : « La vie pastorale en Provence au milieu du XIVè siècle », art. cité, p. 69-70.

1281.

) Cf. infra, annexe n°2.

1282.

) AN, P 1398/1, cote 659.

1283.

) AD 07, 52J 56, p. 458.

1284.

) Coste (P.) : « L’origine de la transhumance en Provence : enseignements d’une enquête sur les pâturages comtaux de 1345 », art. cité, p. 113.