d- Les routes de transhumance

C’est bien entendu cet aspect de la transhumance qui nous intéresse le plus, et si nous avons présenté les différents troupeaux et leurs lieux de séjour estival ou hivernal, c’est uniquement pour mieux comprendre les mouvements saisonniers et leurs répercutions sur le réseau routier.

Notons tout d’abord que le terme de draya, ou drailha, s’il n’est pas inconnu dans la région, ne désigne pas les chemins de transhumance, mais simplement tout petit chemin et tout passage de bêtes quel qu’il soit ( 1285 ). Ainsi, jamais un chemin de transhumance n’est appelé draye à la fin du Moyen Age, et ce terme n’apparaît qu’au sein des espaces de pâturages, pour désigner les chemins conduisant d’un point précis à un autre (du parc à l’abreuvoir par exemple), ou éventuellement d’un point du finage à un autre (du village à l’abreuvoir). La documentation ne nous livre donc jamais de mention de draille reliant le Plateau au Bas-Vivarais, ce qui ne facilite pas le travail d’identification, et si nous employons parfois le mot draye, c’est uniquement par commodité descriptive.

Incontestablement, le chemin de Saint-Agrève au Bas-Vivarais par Aubenas constitue l’axe majeur de transhumance, qui doit au printemps et à l’automne se transformer en véritable marée moutonnière. L’empruntent en effet les troupeaux de Mazan, ceux de Bonnefoy, de Saint-Chaffre, et probablement ceux d’Aiguebelle. Cette draille est bien identifiée grâce à une transaction conclue en 1308 entre l’abbaye de Saint-Chaffre et le sire de Montlaur par laquelle ce dernier concède des franchises de pulvérage à l’abbaye ( 1286 ). Au départ de Saint-Agrève, ce chemin s’oriente vers Fay-sur-Lignon, par Les Vastres, avant de gagner la Croix de Peccata et la croix des Boutières qui l’amène au niveau de la Cham du Bleynet ( 1287 ). Sur cette première section, elle traverse, longe, ou passe à proximité des domaines de Mazan, de Saint-Chaffre, d’Aiguebelle et de Bonnefoy, ce qui lui permet de collecter l’essentiel des troupeaux transhumants. La documentation signale d’ailleurs plusieurs digitations se dirigeant vers les principaux domaines d’estives, comme la draye de la Croix de Peccata, à Saint-Front, desservant les domaines voisins de Saint-Chaffre et de Mazan situés à l’est de Saint-Front, ou encore comme la route des Estables au Monastier qui dessert les herbages de Saint-Chaffre ( 1288 ). La Cham du Bleynet présente d’ailleurs une caractéristique intéressante : la draye/route s’y élargit au droit du carrefour conduisant à la grange de l’abbaye de Mazan. Elle forme alors une vaste surface herbagée de 55 hectares où les troupeaux pouvaient stationner le temps d’être triés et répartis entre ceux continuant sur la draille et ceux la quittant pour aller à la grange du Bleynet.

Au niveau de la Cham du Bleynet, la draye rejoint la route du Puy à Viviers par laquelle le voyage se poursuit jusqu’aux abords du col du Pal ( 1289 ). Alors que la route commerciale descend sur la vallée de la Pourseille, puis de la Fonteaulière et Montpezat, la draye continue manifestement vers le sud afin de descendre directement dans la vallée de l’Ardèche. Elle y descend soit au niveau de Bruc, ainsi que le laisse penser la documentation chaffrienne, soit à Thueyts même ( 1290 ). De là, la draye suit la vallée de l’Ardèche par la rive gauche, arrivant à Ucel, où s’arrêtent les troupeaux de Bonnefoy. Ensuite, la draye continue jusqu’au pied de Saint-Laurent-sous-Coiron où le tracé se sépare en deux branches. La plus septentrionale est celle par laquelle passent les troupeaux de Saint-Chaffre afin de rejoindre le Barrès, traversant la totalité du plateau du Coiron par le mandement d’Allier ( 1291 ). Certes, cette solution impose de monter sur ce plateau, mais elle évite aux bénédictins d’avoir à traverser les domaines d’hivernage des cisterciens de Mazan, tous situés le long de la branche sud de la route qui en constitue véritablement l’axe de développement. Ainsi, seuls doivent passer par cette branche les troupeaux de Mazan, s’arrêtant au fil du chemin, entre Mirabel et Alba. Pour finir, seuls poursuivent les troupeaux d’Aiguebelle, mais nous ne pouvons préciser le tracé exact de leur transhumance, ni le point où ils traversent le Rhône. Cependant, la géographie rend logique une traversée au niveau des bacs du Teil et de Viviers, tout autre point de passage imposant un détour significatif ( 1292 ).

Le second axe de transhumance, allant de Langogne/Pradelles à Joyeuse, est celui des troupeaux de l’abbaye des Chambons, de la commanderie de Jalès et de l’hôtel-Dieu du Puy. Il est jalonné par les étapes figurant dans le carnet de transhumance des bergers de l’hôtel-dieu du Puy de 1531 ( 1293 ). Les troupeaux de l’hôtel-dieu quittent leurs pâturages du Devès pour se regrouper au niveau du Bouchet-Saint-Nicolas, avant de partir en direction de Pradelles, puis de là, gagner l’abbaye des Chambons en traversant la cham de Chamlonge ( 1294 ). A ce niveau, les troupeaux cisterciens prennent à leur tour la draye, qui se poursuit en direction du sud-est par Le Bez et Loubaresse. Se joignent aussi probablement les troupeaux de la commanderie de Jalès. Nous ne savons pas exactement comment ils gagnent la draye principale que nous décrivons, mais il est fort probable qu’ils suivent un axe les amenant à La Bastide, où ils rejoignent la route passant par Saint-Laurent-les-Bains et allant jusqu’à Loubaresse ( 1295 ). De là, tous les troupeaux suivent le même chemin qui, par Paris, Peyre et Planzolles, les amènent au sud de Joyeuse ( 1296 ). Là, les différents troupeaux s’égayent vers leurs destinations finales. Ceux des Chambons sont arrivés sur les espaces de pâture principaux, ceux de Jalès n’en sont plus loin ( 1297 ) et ceux de l’hôtel-dieu gagnent probablement Lagorce par Ruoms ( 1298 ). A partir de là, lorsque les troupeaux de l’hôtel-dieu poursuivent leur chemin jusqu’en Provence, ils continuent par Les Lèbres, où ils traversaient le Chassezac, Bec-de-Jun, puis Berrias et Barjac, avant de gagner Bagnols, traversant le Rhône à Villeneuve-les-Avignon ( 1299 ).

L’axe de Saint-Sauveur-en-Rue à Serrières est d’une importance beaucoup plus réduite que les deux du sud du Vivarais, puisque n’y transitent manifestement que les troupeaux du prieuré de Saint-Sauveur-en-Rue. Ces derniers traversant le Rhône à Serrières pour se rendre à la grange de la Chalmette, il est permis de penser qu’ils suivent la vallée de la Deûme par Bourg-Argental et Boulieu, puis de là, ils obliquent en direction de Peaugres et de Serrières en suivant la route commerciale, puisque rien ne permet de penser qu’un axe spécifique aux troupeaux ait existé ( 1300 ).

Nous avons supposé que les troupeaux transhumants de la commanderie de Devesset hivernent au confluent du Doux et du Rhône, dans la région de Tournon, ou vers Iserand, sur les premiers contreforts du Piedmont. Deux possibilités existent pour relier Devesset à Tournon, soit par Saint-Bonnet-le-Froid, Lalouvesc et Saint-Félicien au nord, soit par Lamastre et la vallée du Doux au sud. Le fait que les hospitaliers négocient une franchise de pulvérage pour leurs troupeaux transitant à Saint-Agrève nous semble être de nature à exclure la voie nord, au seul profit de la vallée du Doux, qui serait alors suivie depuis Lamastre ( 1301 ). Un droit de pulvérage se perçoit d’ailleurs à Lamastre, attesté à partir de 1328, il ne s’expliquerait pas sans la présence de cet axe de transhumance ( 1302 ).

Bien que ne concernant pas directement le Vivarais, nous avons évoqué rapidement la question des troupeaux de l’abbaye de Franquevaux, en Petite Camargue, estivant sur le mont Lozère, c’est qu’ils empruntent une partie du chemin de Saint-Ambroix à Villefort pour gagner leurs terres d’estive. Ceux-ci, après avoir traversé la basse Gardonnenque, arrivent à Alès, où se lève un pulvérage portant, comme le rappelle le tarif de 1412, sur le bétail ‘« que va estiver aux montagnes et passe par la ville et juridiction dalest [...] et en revenant desdites montagnes... »’ ( 1303 ). De là, les troupeaux se dirigent probablement vers Saint-Ambroix, puis s’orientent en direction de Courry, Malbosc et Malons suivant un axe que jalonnent de très nombreux toponymes liés à la transhumance : comme La Draille (deux occurrences), les Fumadasses, la Serre des Abeillards, les Triadous, ou encore l’Abeouradou. Ensuite, la route arrive à Villefort où les troupeaux obliquent dans la vallée de l’Altier jusque sur les herbages du mont Lozère, leur lieu d’estive ( 1304 ). C’est encore un axe très utilisé au XVIIè siècle par les troupeaux camarguais estivant dans le secteur du mont Lozère et le tracé, alors bien connu, ne semble pas avoir changé ( 1305 ).

A la première lecture de cette énumération d’itinéraires de transhumance, il ressort que les pâturages d’estive des différents établissements transhumants sont très régulièrement répartis autour de quelques axes seulement, ou à leur débouché en Bas-Vivarais et sur le Plateau. Ainsi, à la différence des autres axes routiers, la concentration prévaut : un seul axe relie deux régions et les troupeaux s’y concentrent le plus possible, sans doute pour éviter de multiplier les négociations préalables au passage d’un troupeau, complexes et sans cesse remises en cause.

Ensuite, les drailles de transhumance et les routes commerciales ne se distinguent pas et ne font qu’un. Ainsi, les étapes transhumantes inscrites dans le carnet des bergers de l’hôtel-dieu du Puy, en 1531, jalonnent étroitement plusieurs routes commerciales. Il en est de même pour la draye de Saint-Agrève à Alba qui reprend le tracé de plusieurs routes commerciales sans suivre un tracé spécifique, sauf exceptions ponctuelles, comme au niveau de Thueyts. De même, les troupeaux de Franquevaux suivent le tracé de la route de Saint-Ambroix à Villefort. En Vivarais, la draye de transhumance n’est donc pas un chemin spécifique, contrairement à ce qui a généralement été constaté dans d’autres régions et transposé ici sans examen préalable de la situation locale ( 1306 ). Tout au plus ces axes ont-ils alors une largeur plus importante, qui est nette au droit de points particuliers, comme dans la Cham du Bleynet dont nous avons déjà parlé, ou encore, au niveau du Malpas, sur la route de Privas à Mézilhac, où le chemin médiéval qui figure au cadastre sous le nom de draille est trois fois plus large que la route moderne.

De même, les parcours de crêtes, permettant l’ouverture de larges pistes sur lesquelles les troupeaux s’engouffrent, ne sont de fait pas systématiques. Si la draye de Pradelles à Joyeuse suit longtemps une succession de serres et de plateaux ( 1307 ), ce n’est pas le cas de la plus importante, celle de Saint-Agrève à Alba, qui descend rapidement dans la vallée de l’Ardèche dès qu’elle arrive au bord du Plateau, puis y demeure jusqu’au bout, alors que plusieurs autres cheminements de crêtes étaient envisageables ( 1308 ).

Par ailleurs, la transhumance vivaroise est très souvent courte, les pâturages d’été et d’hiver n’étant généralement pas séparés par plus de soixante à soixante-dix kilomètres, généralement autour de cinquante environ. Ceci contraste avec les distances que peuvent parcourir les troupeaux provençaux se rendant dans les Alpes ( 1309 ), ou encore ceux du Bas-Languedoc montant à l’assaut du Gévaudan ( 1310 ), sans retenir les vastes étendues parcourues par les troupeaux espagnols, où les petites distances vivaroises ne seraient sans doute pas considérées comme relevant de la transhumance, mais d’un élevage dit de traversio ( 1311 ).

Il est donc incontestable que la transhumance participe au développement d’un certain nombre d’axes routiers, animés par des circulations commerciales, mais sur lesquels se déversent deux fois dans l’année les ovins des établissements ecclésiastiques de la région. Il faut leur associer des troupeaux laïcs, sans doute moins nombreux mais bien présents, sur des axes que ne fréquentent pas les troupeaux monastiques, comme dans les Boutières et sur le plateau de Vernoux. Aucune région vivaroise n’est donc à l’écart de la transhumance qui favorise indéniablement les routes transversales, reliant basses plaines et Plateau.

Notes
1285.

) Cf. infra, p. 335-336.

1286.

) AD 07, 19J 91, pièce 5.

1287.

) Cf. t. II, p. 247-249 pour la description détaillée de cette section.

1288.

) Ibidem.

1289.

) Cf. t. II, p. 292-308 pour la description détaillée de cette section.

1290.

) Sur les arguments permettant de localiser la draille sur cette section, cf. Brechon (F.) : « Contribution à une histoire de la transhumance sur le rebord sud-est du Massif Central : les troupeaux de l’abbaye de Saint-Chaffre-du-Monastier à la fin du Moyen Age », art. cité, p. 55-59.

1291.

) AD 07, C 196, f°556.

1292.

) Wullschleger (M.) : « Aiguebelle et ses dépendances vivaroises », art. cité, p. 174. L’auteur, qui ne retient qu’un nombre de bacs très inférieur à la réalité, laisse sous-entendre qu’un axe de transhumance a pu traverser le Rhône à Baix et continuer par Privas et Mézilhac, avant d’arriver au Goudoulet. Ce tracé n’est certes pas impossible, mais il a contre lui une extrême complication. En effet, l’abbaye d’Aiguebelle serait alors la seule à utiliser cet axe, ce qui lui aurait imposé de négocier des droits de passage et d’usage spécifiques d’une draye, alors que les autres abbayes se concentrent sur un axe ouvert et manifestement jamais contesté, qui dessert aussi bien leurs domaines. En outre, aucun document n’atteste du passage de grands troupeaux transhumants de Baix à Mézilhac.

1293.

) Merle-Comby (M.-Ch.) : « Quand les moutons de l’Hôtel-Dieu hivernaient en Provence », art. cité.

1294.

) La section de Pradelles à Champlonge est décrite t. II, p. 347.

1295.

) La section de La Bastide à Paris est décrite t. II, p. 500-502.

1296.

) Sur la section terminale de la route, cf. t. II, p. 509-513.

1297.

) On peut aussi envisager que les troupeaux de Jalès ne gagnent pas Joyeuse mais Les Vans et Berrias ou Banne directement depuis Peyre en suivant la route des Vans à Saint-Laurent (Cf. t. II, p. 511). C’est une proposition tout à fait recevable qui, en outre, présente le mérite de la plus grande simplicité lorsque le pont de Chambonas est ouvert à la circulation, facilitant la traversée du Chassezac. Néanmoins, rien n’atteste le passage de quelconques troupeaux transhumant par cet axe, à la différence de celui de Joyeuse.

1298.

) Sur cette section, cf. t. II, p. 425-427.

1299.

) Merle-Comby (M.-Ch.) : « Quand les moutons de l’Hôtel-Dieu hivernaient en Provence », art. cité.

1300.

) Sur la description de ces routes, cf. t. II, p. 6-7, 29-33.

1301.

) AD 69, 48H 1669.

1302.

) AD 07, C 196, f°109.

1303.

) AD 30, C 163, pièce 19.

1304.

) Barbot (J.) : « Les possessions territoriales de l’abbaye de Franquevaux dans le diocèse de Mende », art. cité.

1305.

) Bernard (R.-J.) : « L’élevage du mouton en Gévaudan aux XVIIè et XVIIIè siècles », art. cité, p. 333-337.

1306.

) Clément (P.-A.): Les chemins à travers les âges en Cévennes et bas-Languedoc, op. cit., p. 34-37.

1307.

) Chamlonge, plateau de Montselgue-Paris, serre de Peyre par exemple.

1308.

) Pour suivre une crête, il eut été possible de passer par Mézilhac, les cols de la Fayolle, de Serrasset, de l’Escrinet, avant de déboucher sur le Coiron puis de gagner la région de Villeneuve. Ce tracé, pas plus long, n’a pas pour autant été retenu, alors qu’il correspond au type même de ce que l’érudition locale considère comme un chemin moutonnier.

1309.

) Dans une bibliographie abondante, on retiendra par exemple le cas des troupeaux aixois qui sont envoyés jusqu’en Ubaye [Coulet (N.) : « Relations de transhumance entre Aix et Barcelonnette au milieu du XVè siècle », art. cité] et au-delà [Coulet (N.) : « Sources et aspects de l’histoire de la transhumance des ovins en Provence au bas Moyen Age », art. cité, p. 234.], ou ceux d’Arles qui au XVè siècle fréquentent le Vercors et les montagnes de la Mathésine [Stouff (L.) : Arles à la fin du Moyen Age, op. cit., p. 455

1310.

) Divers exemples de troupeaux languedociens parcourant de longues distances sont donnés dans : Feneyrou (N.) : « Contribution à l’histoire de la transhumance au XVè siècle » ; Rouquette (P.) : La transhumance des troupeaux en Provence et Bas-Languedoc, op. cit.

1311.

) Gerbet (M.-C.) : « Les ordres militaires et l’élevage dans l’Espagne médiévale », art. cité, p. 426.