a- La demande urbaine et méridionale en viande de boucherie

La demande en viande constitue probablement le principal facteur de développement de l’élevage en Vivarais, aboutissant à la sélection de races, ou au moins de types locaux d’ovins aux qualités bouchères spécifiques, se signalant par leur poids, les mutones pingues, des moutons gras ne pouvant être confondus avec des bêtes lainières ou laitières réformées ( 1322 ). L’approvisionnement en viande des macelliers de Carpentras et du Comtat, partiellement connu entre 1460 et 1480, est révélateur de l’importance de l’élevage des confins du Vivarais et du Velay. L’essentiel de leur viande provient de localités telles que Les Estables, Borée (mas de Chanteloube), Saint-Front (mas de Roffiac), ou encore Champclause ( 1323 ). D’autres encore, plus lointaines, sont situées au coeur du Velay ou de l’Auvergne, mais là encore, les bestiaux sont obligés de transiter par le Vivarais pour gagner la Provence et ce trafic de transit se cumule alors aux exportations locales pour grossir les flots de bestiaux empruntant les routes vivaroises. Pour leur part, les bouchers de Marseille s’approvisionnent moins souvent en Vivarais, Cévennes et Massif Central, mais ces régions constituent toujours pour eux des réserves accessibles lorsque le cheptel provençal leur fait défaut ( 1324 ). En définitive, ce sont plusieurs milliers d’ovins par an qui sont achetés par les Provençaux dans le Massif Central, principalement en Gévaudan, Velay et Vivarais. Dans tous les cas, ce bétail destiné aux mazels d’outre Rhône transite par les routes vivaroises ( 1325 ).

Si les bouchers provençaux se déplacent souvent, il semble que les vendeurs font de même, de sorte que, si des marchés aux bestiaux existent bien en Vivarais, l’essentiel des ventes est conclu ailleurs. En effet, autant la documentation vivaroise a conservé de nombreuses ventes de vin à crédit, autant les transactions sur le cheptel, dont on sait pourtant qu’elles étaient rarement suivies d’un payement comptant, n’apparaissent pas de manière significative dans les archives notariales. Seules quelques ventes de boeufs de trait conclues par des paysans locaux sont consignées. Quelques localités périvivaroises semblent tenir un rôle d’intermédiaire où se rencontrent vendeurs et acquéreurs qui font le plus souvent chacun la moitié du chemin . Le secteur de Bourg-Saint-Andéol et de Pont-Saint-Esprit joue indéniablement ce rôle, plusieurs macelliers carpentrassiens du XVè siècle venant s’y approvisionner en viande descendue du sud-est du Massif Central ( 1326 ). L’existence du pont, facilitant la traversée du Rhône, a vraisemblablement favorisé ce rôle, assurant ainsi l’essor de la route de Luc à Pont-Saint-Esprit par Joyeuse ( 1327 ). Le trajet suivi en 1395 par Jean de Ferrière, maquignon de Luc, en Gévaudan, se comprend mieux lorsque l’on connaît la fonction d’intermédiaire commercial de cette zone du Bas-Rhône. Ce dernier, de retour d’Avignon, où il a vendu ses boeufs, suit la route de Pont-Saint-Esprit à Luc par Joyeuse. Il fait étape une nuit à Barjac, où il est détroussé du produit de sa vente. Pensant l’aubergiste responsable, il le violente et commet plusieurs méfaits. Tentant alors d’échapper aux conséquences de ses actes, il s’enrôle au côté de Raymond de Turenne et pour finir, il obtient finalement une lettre de rémission royale ( 1328 ).

Signalons encore le cas d’un éleveur auvergnat se rendant en Provence en 1458 pour y vendre ses bêtes, qui décide de ne pas passer par Pont-Saint-Esprit, mais par Bourg-Saint-Andéol. Un litige s’élève alors sur le montant des droits de pontonnage pour faire traverser son troupeau outre Rhône ( 1329 ). Sans doute qu’il n’a pas suivi la route de Joyeuse et Barjac, sans quoi il serait arrivé à Pont-Saint-Esprit, pour ensuite avoir à traverser l’Ardèche afin de pouvoir franchir le Rhône à Bourg. Trajet complexe s’il en est, il a plus vraisemblablement dû passer soit par Joyeuse et Saint-Remèze ( 1330 ), ou encore par Aubenas et Viviers ( 1331 ). Signalons encore Etienne Mathei, marchand de Pradelles, qui, en 1473, donne procuration à Jean Redilli, de Pont-Saint-Esprit, le chargeant de percevoir une créance que lui doit Jean Ylarii qui lui a acheté huit boeufs ( 1332 ). L’origine de l’acquéreur des boeufs n’est pas précisée, mais le choix d’une personne de Pont-Saint-Esprit pour percevoir la créance implique que le débiteur, soit y réside, soit y passe fréquemment, sans quoi ce choix n’aurait aucun sens.

Si, par manque de comptes de péages vivarois, il est impossible de connaître le rythme saisonnier du trafic vinaire, celui des achats de bétail par les villes provençales peut être cerné, par comparaison avec les acquisitions qu’elles réalisent en Haute-Provence, identiques à celles du Vivarais. Le rythme de ces dernières est connu grâce au compte du péage de Valensole, où les bêtes achetées par des marchands de Basse-Provence passent de préférence les mois d’hiver ( 1333 ). Cette saisonnalité s’explique sans doute plus par des impératifs de production que par une fluctuation annuelle de la demande bouchère : il faut probablement voir là le reflet des difficultés éprouvées par les éleveurs pour nourrir leurs troupeaux pendant les mois d’hiver qui les poussent à les liquider au fur et à mesure que leurs réserves s’épuisent. Rien n’interdit de penser qu’il n’en est pas de même en Vivarais.

Si la Provence constitue un marché important pour la viande vivaro-vellave, il ne faudrait pas que cette région, parce qu’elle a fait l’objet d’études attentives et poussées, assises sur une documentation unique, joue un rôle de prisme déformant et fasse oublier d’autres marchés tout aussi importants mais moins bien renseignés ou ignorés par l’historiographie.

Ainsi, le nord du Plateau expédie aussi ses boeufs en direction de Lyon, contribuant très largement à approvisionner la ville en viande. Ils descendent par les abords du mont Pilat ou par la vallée du Gier. A titre d’exemple, en 1544, le bétail entrant en ville par la seule porte de Saint-Just, où arrivent les routes venant du Velay et du Haut-Vivarais, est aussi nombreux que celui entrant par toutes les autres portes ( 1334 ). Une ville comme Grenoble, pourtant relativement proche du nord du Vivarais, ne constitue nullement un débouché pour la viande de la région. En effet, à la fin du Moyen Age, les herbages alpins voisins suffisent très largement à l’approvisionnement de la cité et les importations ne dépassent guère l’Oisan ou la Matheysine ( 1335 ).

De même, le Languedoc méditerranéen, au moins les régions de Nîmes et de Montpellier, doit probablement s’approvisionner en viande sur les plateaux du sud-est du Massif Central, induisant un trafic significatif sur le chemin de Régordane et les axes qui lui sont parallèles. Pourtant, comme pour la Provence, la documentation vivaroise ne garde aucune trace de ce marché, et il faudrait interroger là les notaires nîmois et montpelliérains pour chercher des éléments de réponse. Ce travail dépassait les limites que nous nous étions fixées, et seuls quelques sondages aléatoires ont été réalisés, à l’occasion d’une autre recherche, dans les registres de notaires de Ganges et de Sumène ( 1336 ), deux localités subcévenoles des confins des diocèses de Maguelone et de Nîmes. Ils laissent penser que de nombreux bovins et ovins en provenance du Massif Central y transitent, même si, compte tenu de la géographie, ils ne sont alors plus vivarois mais probablement gévaudanais.

Notes
1322.

) Stouff (L.) : Ravitaillement et alimentation en Provence aux XIV è et XV è siècles, op. cit., p. 187.

1323.

) Ibidem, p. 151.

1324.

) Baratier (E.), Reynaud (F.) : Histoire du commerce de Marseille, op. cit., p. 769.

1325.

) Stouff (L.) : Ravitaillement et alimentation en Provence aux XIV è et XV è siècles, op. cit., p. 173.

1326.

) Dubled (H.) : « L’organisation de la boucherie et la consommation de viande à Carpentras au XVè siècle » art. cité, p. 160.

1327.

) Cf. t. II, p. 428-441 et 509-516.

1328.

) AN, JJ 147, n°300, f°136.

1329.

) AN, 3AP, ancienne cote 7H, f°82. Cité par Courteault (H.) : Le Bourg-Saint-Andéol; essai sur la constitution et l’état social d’une ville du Midi de la France au Moyen Age, introduction à l’histoire de la maison Nicolay.

1330.

) Cf. t. II, p. 421-427.

1331.

) Cf. t. II, p. 292-311.

1332.

) AD 43, 3E 216/1, f°57v°.

1333.

) Sclafert (M.-Th.) : Cultures en Haute-Provence, déboisements et pâturages au Moyen Age, op. cit., p. 75.

1334.

) Gascon (R.) : Grand commerce et vie urbaine au XVI è siècle, Lyon et ses marchands, op. cit., p. 130.

1335.

) Montpied (G.) : « Alimentation carnée et organisation de la boucherie à Grenoble aux XIVè et XVè siècles », art. cité, p. 35-46.

1336.

) De nombreux actes de la première moitié du XVè siècle sont contenus dans le minutier de maître Boiras (AD 30, 2E 1/891 à 905).