La laine

Nous aborderons avec la laine le dernier sous-produit de l’élevage qui puisse faire l’objet d’une valorisation commerciale significative au point d’alimenter des circuits d’échange pouvant contribuer à orienter le réseau routier. A la différence de la tannerie qui ne peut se développer que parallèlement à la boucherie, sauf à tuer des bêtes uniquement pour leurs peaux, le travail de la laine est consubstantiel de l’élevage ovin lui-même et non de la consommation de viande. Logiquement, le Vivarais a donc dû être une région productrice de laine, sans préjuger de la qualité de cette dernière. Néanmoins, c’est un secteur qui est encore plus difficile à appréhender que celui du travail du cuir. En effet, si de nombreux drapiers apparaissent dans la documentation tardimédiévale jusque dans des bourgades relativement mineures, il s’agit avant tout de marchands généralistes revendant du drap parmi d’autres produits, mais n’en produisant pas eux-mêmes. Seules les mentions de professions réellement liées au travail de la laine, pareurs, tondeurs, tisserands, etc. et les installations qui leurs sont liées, moulins à foulons par exemple, peuvent nous servir de guide. Le doute subsiste en outre pour de nombreuses personnes pouvant exercer une activité complémentaire en liaison avec le travail de la laine, le filage par exemple, ou le tissage. Activités ne demandant pas ou peu d’investissements, c’est le domaine des femmes, réduites au silence et à un travail domestique. Elles n’apparaissent alors jamais comme professionnelles du secteur, mais n’en produisent pas moins ( 1383 ). Ainsi, nombre de familles, chez lesquelles nous pouvons pénétrer par le biais des inventaires après décès, possèdent un métier à tisser et des quenouilles de filage, sans qu’elles soient pour autant signalées comme exerçant une activité spécifique ( 1384 ).

La première remarque formulée concerne le déséquilibre entre le très grand nombre de tisserands ( 1385 ), implantés dans pratiquement tous les villages, et les spécialistes d’un secteur donné de la production drapière, pareurs, tondeurs... qui sont concentrés dans les principales localités (Aubenas, Joyeuse, Annonay). Quelles fibres travaillent ces multiples tisserands peu spécialisés ? On ne sait jamais s’il s’agit de lin ou de laine, mais il semble avant tout qu’aucune spécialisation ne se rencontre vers l’une ou l’autre des étoffes, puisque les deux apparaissent souvent conjointement dans la documentation lorsque cette précision est donnée. La présence de moulins à draps, généralement dits molendinum pannorum, ne laisse subsister aucun doute sur la production de drap de laine. Remarquons qu’ils se rencontrent dans tout le Vivarais dès le début du XIVè siècle, y compris dans de modestes villages très ruraux, comme Pierregourde ( 1386 ), Saint-Sauveur-en-Rue ( 1387 ) et Banne ( 1388 ). Le tissage et la préparation des draps sont incontestablement l’artisanat le plus répandu en Vivarais, en considérant, en outre, que nombre de foyers paysans tissent sans qu’on parvienne à le savoir. Le grand nombre de tisserands et de moulins à foulon ne doit pas faire illusion. Comparé avec celui d’autres régions de production lainière, il n’apparaît pas remarquablement important : au contraire, le Vivarais connaît une situation identique à celle du Dauphiné ( 1389 ), de la Provence orientale ( 1390 ) et du Forez ( 1391 ). Le Vivarais n’est donc pas une région plus « drapière » que d’autres campagnes d’élevage ovin.

Si plusieurs historiens du Vivarais ont pu mettre en avant la production vivaroise et affirmer qu’elle était liée à l’exportation, c’est sans doute parce que le diocèse est intégré au Languedoc, dont les productions drapières ne sont plus à présenter. C’est aller vite en besogne et oublier que tout le Languedoc ne produit pas les célèbres « draps de Languedoc », mais que cette production est avant tout le fait du Narbonnais et du Carcassès, bien éloignés du Vivarais ( 1392 ). Lorsque l’origine des draps de Languedoc peut être précisée jamais il n’est question, tout au long de la fin du Moyen Age, de draps vivarois. Ainsi, dès le XIIè siècle, le tarif de la leyde de Saint-Gilles circonscrit la zone de production des draps de Languedoc, qui se limite à Béziers au nord, avec toutefois mention allusive de draps d’Uzès et de Ganges, ce qui nous rapproche du Vivarais ( 1393 ). Par la suite, à Marseille au XIVè siècle, il est clair que les draps dits « de Languedoc » sont ceux venant de Narbonne, Saint-Félix, Limoux, Lodève, Béziers, Toulouse ou Montolieu, mais nullement ceux du nord de la province ( 1394 ). De même, l’inventaire des boutiques des frères Favas, marchands Marseillais du XIVè siècle, qui recèlent de très nombreux lots de draps, n’en mentionne aucun provenant du Vivarais ou de ses marges ( 1395 ). Une lettre patente royale de 1439 rappelle que les marchands dauphinois, pourtant voisins du Vivarais, lorsqu’ils achètent des draps dits « de Languedoc », s’approvisionnent aux foires de Pézenas et de Montagnac, ce qui exclut de cette catégorie les draps vivarois ( 1396 ).

Les lainages du Vivarais sont, pour autant que l’on puisse en juger, intégrés dans une autre catégorie de draps : ceux transitant par Le Puy. Alors que des dizaines de contrats marseillais témoignent de l’achat régulier de draps languedociens, un seul mentionne, en 1306, l’achat de draps du Puy ( 1397 ), ce qui fait penser qu’ils ne sont que très peu exportés vers le sud-est. De même, alors qu’aux XIIIè et XIVè siècles la ville de Montpellier et ses environs se spécialisent, à l’échelle européenne, dans la teinture écarlate issue de la « graine » de chêne kermès, jamais la ville ne semble s’approvisionner en draps du Vivarais ou de l’Uzège, préférant incontestablement, au moins pour les qualités moyennes, les draps du Bas-Languedoc ( 1398 ). Le contrat de société que concluent un marchand de Rosières et un confrère des Vans en 1413 pour aller vendre des draps locaux aux foires de Pézenas ne semble donc pas pouvoir être considéré comme révélateur de courants d’échanges suivis ( 1399 ).

A l’inverse, si Lyon s’approvisionne avant tout en draps languedociens, ceux du Puy tiennent une place relativement conséquente dans les importations de la ville aux XVè et XVIè siècles ( 1400 ). 34 % des muletiers provenant des confins du Vivarais et du Velay et entrant dans Lyon par la porte de Saint-Just, de juillet à décembre 1544, déclarent transporter une certaine quantité de draps dits « du Puy », soit autant que de peaux ( 1401 ). Le Forez, voisin du Vivarais au nord, est aussi un débouché pour les draps « du Puy », c’est-à-dire centralisés dans cette ville. Ils sont taxés à plusieurs péages foréziens, alors que des marchands de Montbrison en détiennent des stocks relativement importants ( 1402 ).

Alors que les exportations de draps finis ne sont pas comparables à celles du Bas-Languedoc et sont manifestement avant tout tournées vers Lyon, la laine brute connaît une situation comparable, sans qu’il soit possible de chiffrer avec précision les volumes mis en jeu. Aux XVè et XVIè siècles, la cité lyonnaise est le centre de redistribution des laines de l’ensemble du Massif Central, auxquelles il faut intégrer celles du Vivarais, vers les centres drapiers du nord du Royaume, les laines vivaroises transitant par Le Puy ou Valence ( 1403 ). De même, les drapiers de Romans s’approvisionnent en laine ou en draps finis en Vivarais ainsi qu’en témoigne l’enquête sur leurs franchises réalisée en 1514 et déjà exploitée à plusieurs reprises ( 1404 ). L’existence d’une leyde spécifique aux laines sur le marché d’Aubenas, attestée en 1332, laissant par ailleurs penser que c’est un produit qui est bien représenté sur le marché de cette ville ( 1405 ). On pourrait objecter, pour le commerce des draps comme pour celui de la laine, que jamais ou presque les archives vivaroises n’en font cas et qu’aucun contrat local ne mentionne clairement de Lyonnais achetant des lainages en Vivarais. Ce serait néanmoins faire trop rapidement cas de l’organisation des échanges constatée à Lyon, où les marchands extérieurs à la ville, voire les producteurs eux-mêmes, se déplacent pour vendre leurs produits aux boutiquiers lyonnais ou aux foires, ce qui explique que leurs transactions n’apparaissent pas dans la documentation vivaroise ( 1406 ). Ne pourrait-on pas déjà voir ici se dessiner un circuit commercial qui sera, par la suite, appelé à un brillant développement ? En effet, à partir du XVIIè siècle, alors que la soie connaît le développement considérable que l’on sait dans la région, les cocons sont élevés en Vivarais, puis les fils y sont moulinés, avant d’aller alimenter les tissages situés entre Saône et Rhône. La laine aurait alors, dans une modeste mesure évidemment, ouvert la route à la soie.

Par ailleurs, au XVè siècle, qu’il s’agisse de laine ou de draps finis, le Vivarais se trouve sur le chemin d’exportation des laines du sud du Massif Central se dirigeant vers les foires de Lyon et de Genève. De même, les convois de draps toulousains et carcassonnais allant vers ces deux villes de foire traversent le Massif Central, et passe par le Vivarais. C’est dans un tel chargement qu’en 1424, de l’argent transporté en fraude vers les foires de Genève depuis le sud-ouest, est intercepté en Dauphiné après avoir traversé le Vivarais par Aubenas pour un convoi, par Bourg-Argental pour le second ( 1407 ).

De même que pour les produits de la terre, nous nous étions proposé d’envisager ce qui, dans l’élevage, pouvait alimenter le réseau routier vivarois et participer à sa polarisation selon un axe est-ouest. Là encore, faute d’étude d’histoire économique et commerciale, il nous a été nécessaire d’effectuer certaines digressions loin de notre propos initial afin de caractériser les productions pour pouvoir ensuite cerner les flux commerciaux et les circulations qu’elles induisent.

A la fin du Moyen Age, le Vivarais est incontestablement une région d’élevage, tirant parti des ressources en herbage du Plateau pour entretenir des bovins et élever des poulains, ou encore de la proximité des montagnes et des plaines méditerranéennes qui permet la transhumance ovine. Le Vivarais, tout comme le Gévaudan et le Velay voisins, alimentent alors les marchés urbains du sud-est, comme la Provence, mise en avant du fait de la qualité des études la concernant, mais aussi le Bas-Languedoc ou le Lyonnais. Plusieurs milliers d’ovins et de bovins quittent chaque année le Plateau vivaro-vellave à destination de ces villes, ce dont témoignent les tarifs de péage concernés. En outre, transitent par le Vivarais les bêtes élevées plus loin, en Auvergne, et qui viennent encore grossir les flux locaux empruntant les routes entre Plateau et sillon rhodanien.

Les sous-produits de l’élevage, induisant des flux commerciaux sans doute moindre, ne sont pas négligeables pour autant. Ainsi, le Vivarais apparaît exportateur de fromage, qui est distribué sensiblement dans les mêmes régions que la viande. De même, le Vivarais connaît un essor de la tannerie et de la draperie, mais les circuits commerciaux semblent ici être différents que pour les produits de bouche. Alors que ces derniers partent dans toutes les direction vers les plaines et les villes, les lainages et, dans une moindre mesure les cuirs, sont surtout dirigés vers Lyon qui les redistribue ensuite vers le nord du royaume. Quelles que soient les directions du commerce, retenons que les sous-produits de l’élevage quittent aussi la région, induisant des circulations orientées est-ouest, pour gagner le sillon rhodanien ou Le Puy avant de se diriger vers le nord ou le sud par le sillon rhodanien ou le chemin de Régordane.

Notes
1383.

) Sur le personnage de la fileuse et sur sa condition, cf. Cardon, (D.) : « Arachnée ligotée : la fileuse du Moyen Age face au drapier », art. cité.

1384.

) L’exemple de maître Pechier, notaire de Vallon, qui décède en 1411, est révélateur. Outre les instruments liés à son office (nécessaire d’écriture, actes divers, livres de droits et formulaires, etc.), ce notaire est aussi paysan et détient du fils de trame, du fils de chaine, des fuseaux et autres outils de tissage, sans qu’il ne soit jamais signalé autrement que notaire [Brechon (F.) : « Les biens d’un notaire rural vivarois au début du XVè siècle. L’exemple de l’inventaire après décès de Me Jacques Pechier, mort en 1411 », art. cité, p. 8].

1385.

) Cf. annexe n°10 et carte de la draperie et de la tannerie.

1386.

) AD 69, EP 124.

1387.

) Cartulaire de Saint-Sauveur-en-Rue, op. cit., n°LXVII.

1388.

) AD 07, C 590.

1389.

) Belmont (A.) : Des ateliers au village : les artisans ruraux en Dauphiné sous l’Ancien Régime, op. cit., t. I, p. 40.

1390.

) Sclafert (M.-Th.) : Cultures en Haute-Provence, déboisements et pâturages au Moyen Age, op. cit., p. 61-64.

1391.

) Fournial (E.) : Les villes et l’économie d’échange en Forez aux XIII è et XIV è siècles, op. cit., p. 399-411.

1392.

) Cf. à se sujet Wolff (Ph.) : « Esquisse d’une histoire de la draperie en Languedoc du XIIè au début du XVIIè siècle », art. cité, p. 456-458, ou Larguier (G.) : « Le premier âge de la draperie en Languedoc, du XIIè au XVIè siècle », art. cité.

1393.

) Bondurand (E.) : « La leude et le péage de Saint-Gilles », art. cité, p. 279.

1394.

) Baratier (E.), Reynaud (F.) : Histoire du commerce de Marseille, op. cit., t. II, p. 143.

1395.

) Barnel (Ch.) : « Les boutiques de frères Favas : drapiers et draperie à Marseille au XIVè siècle », art. cité, p. 64-69.

1396.

) AD 34, A 11, f°109v°.

1397.

) Baratier (E.), Reynaud (F.) : Histoire du commerce de Marseille, op. cit., t. II, p. 161.

1398.

) Reyerson (K.) : « Le rôle de Montpellier dans le commerce des draps de laine avant 1350 », art. cité, p. 19-25.

1399.

) AD 07, 2E 1897, f°18.

1400.

) Gascon (R.) : Grand commerce et vie urbaine au XVI è siècle, Lyon et ses marchands, op. cit., p. 68-70.

1401.

) AM Lyon, CC 3859.

1402.

) Fournial (E.) : Les villes et l’économie d’échange en Forez aux XIII è et XIV è siècles, op. cit., p. 183.

1403.

) Gascon (R.) : Grand commerce et vie urbaine au XVI è siècle, Lyon et ses marchands, op. cit., p. 67-68.

1404.

) AM Romans, CC 472.

1405.

) AD 07, 2E 38, f°70v°.

1406.

) Ibidem, p. 232-233.

1407.

) Bautier (R .-H.) : « Marchands, voituriers et contrebandiers du Rouergue et de l’Auvergne, Trafics clandestins d’argent par le Dauphiné vers les foires de Genève (1424) », art. cité, p. 678.