Traversant le Vivarais sans entraîner nécessairement de relations commerciales avec sa population, ce sel n’apparaît de fait pas ou peu dans la documentation notariale régionale. En outre, l’absence de travaux récents sur le commerce et l’économie d’échange en Auvergne et en Velay à la fin du Moyen Age ne facilite pas notre approche de la question. Quelques actes vivarois attestent pourtant, ou plutôt suggèrent, le passage de quantités de sel relativement importantes.
Déchargé au grenier à sel de Pont-Saint-Esprit, il part alors probablement essentiellement par la route de Barjac et Joyeuse ou Les Vans, aboutissant à Luc ou Pradelles, que nous avons décrite comme étant l’une des principales du Vivarais ( 1434 ). En effet, c’est l’accès le plus direct au Massif Central depuis Pont-Saint-Esprit. C’est d’ailleurs par cette route que l’abbaye des Chambons achemine le sel pour lequel elle obtient une franchise de gabelle au grenier de Pont-Saint-Esprit, en 1410 ( 1435 ) et en 1439 ( 1436 ), alors que l’abbaye dispose de franchises de péage à Joyeuse depuis le milieu du XIIIè siècle ( 1437 ). Ce n’est pourtant pas la seule route concernée par le sel, que l’on rencontre sur tous les axes, ainsi que l’attestent les tarifs de péage.
La route de Viviers au Puy est aussi concernée par le sel. En effet, on sait que les péages d’Aubenas, comme l’atteste le tarif de 1397 ( 1438 ), et de Montpezat, selon le tarif de 1378 ( 1439 ), taxent le sel en transit, alors que c’est la seule marchandise à être taxée explicitement au péage de Mayres en 1532, tous les autres articles portant sur les différentes espèces animales transitant par la vallée de l’Ardèche ( 1440 ). Dès le départ de la vallée du Rhône, en 1159, les habitants de la cité de Viviers, reçoivent d’ailleurs de leur seigneur, l’évêque, le droit de vendre du sel sans lui payer aucune taxe, concession qui se double de celle du monopole de la vente, interdisant à tout étranger à la cité de se livrer à ce commerce ( 1441 ). La ville, où le commerce du sel semble être actif, doit se plier à l’organisation de la gabelle royale, ce qui occasionne plusieurs conflits, comme en 1366 ( 1442 ), ou encore en 1371 ( 1443 ), avant qu’en 1419, Charles VI autorise ses habitants à implanter un grenier franc de droits de gabelle jusqu’à hauteur de 3000 livres pendant trois ans ( 1444 ).
En 1475, c’est un marchand de Privas, Guilhem Garnier, qui contracte avec Antoine Deuzet et Vital Pruci, de Rochemaure, ces derniers devant livrer une centaine de mesures ( 1445 ) de sel de Pont-Saint-Esprit à Privas ( 1446 ). Par ailleurs, le comte de Valentinois, seigneur de Privas, entretient un grenier à sel dans cette ville, dont l’existence est attestée en 1466, mais rien ne nous permet de connaître ses fonctions exactes. Tout au plus sait-on alors que le seigneur prélève 5 sous par charge de sel qui y est entreposée, sans que nous soyons renseignés sur une quelconque obligation d’y déposer tout le sel transitant par la ville, ou au moins tout celui qui doit y être vendu ( 1447 ). Au-delà de Privas, sur la route du Massif Central, on rencontre le péage de Mézilhac, où le sel fait l’objet d’attentions soutenues : il est mentionné avec soin dans le tarif de 1347, taxé en nature à part du sel, ou en numéraire ( 1448 ).
Nous avons expliqué que plusieurs routes parallèles partent de Valence en direction du Velay, traversant le Plateau de Vernoux. La ville de Valence, extérieure au Vivarais mais qui en est si proche qu’elle étend sa sphère d’influence loin en rive droite du Rhône, est un carrefour saunier majeur du Rhône. L’un des ports de Valence est d’ailleurs totalement spécialisé dans ce commerce, la porte qui y conduit apparaissant même à plusieurs reprises dans la seconde moitié du XVè siècle sous le nom de Portalet du Sel ( 1449 ) ou de Porte des Navires du Sel ( 1450 ). Valence, siège du plus important grenier à sel du Dauphiné ( 1451 ), est d’ailleurs l’une des villes où les Datini implantent une boutique à la fin du XIVè siècle ( 1452 ), de nombreux grands marchands sauniers du Languedoc étant originaires de la ville ( 1453 ). Les greniers et les marchands valentinois peuvent donc largement alimenter le coeur du Vivarais et le Massif Central par Chalencon et Saint-Agrève.
Un grenier à sel seigneurial est attesté à Tournon en 1492, dont l’actuelle rue du Grenier à Sel conserve encore le souvenir, signe du rôle tenu par cette ville dans ce commerce : mal renseigné, nous ne le connaissons toutefois qu’indirectement par la mention fortuite de Guillaume Dedan, qui en est mensurator salis ( 1454 ). Là encore, comme Privas ou Valence, Tournon est au débouché d’un axe majeur conduisant vers le Massif Central par la vallée du Doux, cette dernière doit donc probablement voir transiter du sel dans une quantité qu’il ne nous est pas permis de préciser. C’est ainsi qu’en 1456, Jacques d’Eyriis, Jean de Valoris et Guilhem Moleris, de Lamastre, sont en litige avec Jean Mistarilis, marchand de Tournon, au sujet de trente saumées de sel qu’ils ont transporté jusqu’à Lamastre et qu’ils doivent solder ( 1455 ).
Plus au nord encore, au pied sud du mont Pilat, il est intéressant de constater que des rentes en sel sont assignées au XVè siècle sur le poste de péage de Maclas, qui porte sur la route de Boeuf au Puy par Bourg-Argental et Yssingeaux, témoignant de fait du transit de cette marchandise sur un axe où on ne l’attendrait pas nécessairement ( 1456 ). Quittant le sillon rhodanien très au nord, il s’oriente ensuite vers le sud-est, desservant des régions qu’il est, en venant du sud, plus avantageux de rejoindre par Tournon et Saint-Félicien. Toutefois, la desserte du nord du Plateau impose que du sel transite par cet axe.
Le sel pouvait aussi gagner le Vivarais et ses marges depuis le grenier de Sommières, par Alès et Saint-Ambroix. En effet, pour rejoindre le chemin de Régordane, par Alès et gagner les confins du Vivarais et du Gévaudan, dans la région de Portes, Villefort ou Génolhac, ou même le Plateau, la route de Sommières est sensiblement plus courte. C’est d’autant plus vrai avant la fondation d’Aigues-Mortes et l’essor des salines de Peccais qui lui est lié, que le sel provient alors avant tout de tables saunières situées entre Frontignan et la Petite-Camargue. Lunel, directement relié à Alès par Sommières, apparaît alors comme le pôle de centralisation de la production ( 1457 ). Cependant, les seuls actes mentionnant du sel provenant de Sommières, ou au moins directement du Midi, sont anciens. En effet, ils sont tous antérieurs au milieu du XIIIè siècle : il s’agit de donations pieuses en faveur d’établissements ecclésiastiques du Plateau. En 1184, Bertrand d’Anduze donne à la chartreuse de Bonnefoy 10 saumées de sel à prendre au grenier de Sommières, avec exemption de tous péages et autres droits, mais il ne s’agit pas encore d’un grenier royal, simplement d’un grenier seigneurial ( 1458 ). Peu de temps après, en 1187, c’est Bertrand, comte de Melgueil, qui donne cinq saumées de sel à la chartreuse, sel à prendre à Alès ( 1459 ). En 1198, c’est Raymond Pelet, seigneur d’Alès, mais aussi héritier du comté de Melgueil, donc détenteur de salines, qui accorde à la chartreuse toutes franchises de péage et un cens de cinq saumées de sel à prendre à Alès ( 1460 ), ce sur quoi il renchérit encore en 1200, en accordant à la chartreuse une éminée de sel sur chaque muid perçu à la leyde d’Alès ( 1461 ). En 1210, c’est au tour de Bertrand et Pierre d’Anduze, coseigneur d’Alès, de donner 40 setiers de sel à la chartreuse, à prendre au grenier d’Alès ( 1462 ). Cette longue succession de concessions démontre bien qu’une partie du sel vivarois provient, au moins aux XIIè et XIIIè siècles, directement du littoral sans passer par Pont-Saint-Esprit ou la vallée du Rhône. Cependant, par la route de Sommières et d’Alès, le transport est exclusivement terrestre, avec les surcoûts que cela peut induire sur une denrée pondéreuse de valeur intrinsèque relativement modeste, et il est permis de se demander si un tel circuit existe encore à la fin du Moyen Age, ou si le grenier de Pont-Saint-Esprit, approvisionné par voie d’eau, ne se trouve pas alors de fait en situation de monopole. S’il est impossible de connaître la part du sel régional qui pouvait transiter par Sommières aux deux derniers siècles du Moyen Age, le tarissement des revenus de la gabelle qui y est perçue, permet de penser que ce n’est plus une voie d’approvisionnement de première importance, même si auparavant, elle a pu jouer un rôle certain.
) Cf. t. II, p. 428-441 et 508-525.
) AD 07, 59J 49, p. 208.
) AD 48, 6J 1, f°43v°.
) AD 07, 1H 11.
) AN, H4 3101, n°18.
) AD 07, 39J 358.
) AN, H4 3101, pièce 19.
) AM Viviers, AA 15, n°10 ; AD 07, 29J 5, pièce 1 ; Régné (J.) : « Catalogue des actes de la ville de Viviers », n°2.
) AM Baix, AA 3, n°5.
) AM Viviers, AA 3, n°10.
) AM Viviers, AA 15, n°10, f°14.
) Une perforation du document, qui a été utilisé comme couverture, nous empèche malheureusement de connaître la mesure en question. Cependant, on peut penser qu’il s’agit d’une éminée ou d’une saumée, qui sont les deux mesures courantes dans la région pour le sel.
) AD 07, 2E 1578, f°35v°.
) AD 07, E dépôt 75, AA 3, 4 et 5.
) AD 07, 3J 23, pièce 3, f°5vo, traduction de 1602.
) AM Valence, BB 3, f° 179.
) AD 26, E 2499.
) Rossiaud (J.) : « Francis Mayaud, marchand de Valence, vers 1450-vers 1530 », art. cité, p. 104.
) Villain-Gandossi (Ch.) : « Le tirage du sel de Peccais à la fin du XIVè siècle d’après les livres de compte de Francesco Datini, 1368-1379 », art. cité, p. 173.
) Ibidem.
) AD 07, G 305.
) Fonds privé, chartrier de Solignac, registre de Me Floreti, non coté, f°36.
) AD 42, 1J 146, p. 6.
) Dupont (A.) : « Un aspect du commerce du sel en Languedoc oriental au XIIIè siècle : la rivalité entre Lunel et Aigues-Mortes », art. cité, p. 104 ; Millerot (Th.) : Histoire de la ville de Lunel, op. cit., p. 439 et ss. ; Romestan (M.) « Le rôle économique des étangs », art. cité, p. 63.
) Acte aujourd’hui perdu, analyse du XVIIè siècle donnée d’après un inventaire des archives de la chartreuse dans Poncer : Mémoire historique sur le Vivarais, op. cit., p. 63.
) Lemaître (J.-L.) : Cartulaire de la chartreuse de Bonnefoy, op. cit., p. 73, n°60.
) Ibidem, p. 73-74, n°61.
) Acte aujourd’hui perdu, analyse du XVIIè siècle donnée d’après un inventaire des archives de la chartreuse dans Poncer : Mémoire historique sur le Vivarais, op. cit., p. 63.
) AD 07, 59J 49.