B- L’attraction du centre marial

Nous abordons ici le coeur même de nos préoccupations, dans la mesure où c’est bien le rayonnement spirituel du centre de pèlerinage et l’attraction qu’il exerce qui mettent le pèlerin sur la route depuis des régions plus ou moins lointaines, les orientant sur tel axe plutôt que sur tel autre.

a- La renommée populaire

Le voyage au Puy de nombreux puissants ne fait pas de doutes à partir du XIè siècle ( 1517 ), mais il est bien difficile de préciser s’il est dès lors populaire, ou s’il ne jouit d’un attrait que dans les milieux socialement élevés. Quelques indices tendent toutefois à prouver que la renommée de Notre-Dame du Puy dépasse le cercle de quelques esprits brillants. L’évolution du nom même de la cité du Puy en témoigne. Alors que cette dernière est jusqu’au XIè siècle toujours désignée sous son nom altimédiéval d’Anicium, apparaissent alors des formes variées, qui ne se fixeront que peu à peu, mais témoignant toutes de la ferveur mariale. Ainsi, en 1031, il est question de la montem Genitricis Dei Marie ( 1518 ) et en 1077, la ville est désignée comme le Podium Sanctae Mariae ( 1519 ). L’usage populaire, s’il n’est peut-être pas à l’origine de cette évolution onomastique, se l’approprie au point de faire disparaître très rapidement toute référence à la cité d’Anicium, au profit de la seule dénomination mariale. Bernard, écolâtre d’Angers et auteur du Liber miraculorum sanctae Fidis, nous confirme d’ailleurs le caractère populaire de ce nouveau nom, lorsque, traitant du renom du pèlerinage du Puy, il écrit illustrem et populosam illam urbem, quam pene deleto antiquiore nomine, quod Anicium si fallor fuisse videtur, Podium Sancte Marie vulgares appellant ( 1520 ).

La ferveur populaire dont jouit le pèlerinage dès le XIIè siècle se lit dans les lieux mêmes. Dans la première moitié de ce siècle, la cathédrale doit être agrandie à deux reprises, poussant l’édifice jusqu’aux limites du raisonnable. Démesurée, la façade de ce dernier et les premières travées de la nef s’étendent au-delà de la plate-forme sur laquelle l’église est construite, imposant des travaux de confortement considérables destinés à soutenir les nouvelles parties construites au-dessus du vide ( 1521 ).

Par la suite alors que le nombre de pèlerinages mariaux se multiplie ( 1522 ), l’Inquisition méridionale, conduite par les dominicains, tient le pèlerinage de Notre-Dame du Puy comme l’un des plus importants de la moitié sud de la France. Ainsi, dans les vingt premières années du XIVè siècles, Le Puy figure en bonne place dans la liste de 17 sanctuaires mineurs vers lesquels Bernard Gui envoie les hérétiques condamnés à un pèlerinage pénitentiel ( 1523 ). Le pèlerinage ponot connaît aussi dans une certaine mesure les faveurs des tribunaux des villes des Pays-Bas. Ainsi, au XIIIè siècle, cinq villes envoient leurs condamnés au Puy. C’est certes peu par rapport à d’autres sanctuaires comme Saint-Martin de Tours, utilisé par 12 villes, Notre-Dame de Rocamadour, par 20 villes, sans retenir les sanctuaires majeurs, qui paradoxalement ne dépassent pas de beaucoup certains sanctuaires mineurs, comme Compostelle, utilisé par 25 villes seulement. Plus encore que le nombre de villes retenant Notre-Dame du Puy, il est important de retenir que c’est l’un des seuls pèlerinages méridionaux à figurer dans la liste, avec Rocamadour et Saint-Gilles ( 1524 ). Notre-Dame du Puy est aussi un pèlerinage pénitentiel utilisé par le roi de France lorsqu’il accorde des rémissions. Alors que l’essentiel des sanctuaires vers lesquels des pèlerinages sont imposés se trouve dans le nord du Royaume ou en Ile-de-France, Le Puy, se place même en tête des sanctuaires cités entre 1355 et 1357, éclipsant totalement d’autres pèlerinages tels Rocamadour, Tours ou Saint-Gilles ( 1525 ).

A la fin du Moyen Age, des sources d’autres natures laissent penser que le pèlerinage ne perd nullement de son influence et attire toujours autant de monde. Les problèmes monétaires récurrents posés par la gestion des espèces de toutes origines affluant au Puy sont ainsi un signe de la grande vitalité du pèlerinage. Dès 1370, une lettre patente royale autorise les consuls de la ville à accepter les monnaies de toutes origines y circulant du fait du « très grand et nottable pelerinage de la Vierge Marie » ( 1526 ). En 1418, probablement en prévision de l’afflux de monnaies étrangères lors du jubilé en préparation, les consuls ponots demandent au Dauphin l’installation d’un atelier monétaire royal au Puy afin de pouvoir transformer en monnaie utilisable les espèces introduites en ville « a causa del romanage de Nostra-Dama del Peu » ( 1527 ). Finalement, l’affaire rebondit encore en 1444 puisque les Etats du Languedoc demandent au roi que toutes les monnaies étrangères apportées par les pèlerins puissent circuler au Puy, ce qu’il refuse ( 1528 ).

L’organisation de jubilés au Puy et l’affluence qu’ils connaissent constituent aussi un témoignage direct et tangible des foules drainées par la cité mariale. Rappelons que les années jubilaires ponotes sont celles où le vendredi saint correspond au 25 mars. Depuis quand de telles années sont-elles attestées ? L’historiographie traditionnelle vellave a souhaité les faire remonter au Xè siècle ( 1529 ), avançant que la première année jubilaire est 992. Néanmoins, aucune preuve ne vient confirmer ces propos fondés sur une tradition millénariste ( 1530 ), contredisant en outre l’histoire générale des indulgences pleinières et des jubilés dans l’église chrétienne, dont on sait que le premier d’entre eux date de 1300 ( 1531 ).

En effet, le premier jubilé de l’église ponote date de 1407 ; il est avant tout rapporté par le chroniqueur Etienne de Médicis. Il note ainsi « l’an 1406 (1407 n. st.) fut le sainct pardon et jubilé du Puy, auquel morurent sept personnes, et ce à cause que les portes demorarent toutes ouvertes, et y eut grand faulte de pain, et ce à la faulte des seigneurs de l’Eglise que ne voulcirent prononcer qu’il y eust pardon » ( 1532 ). Le récit d’Etienne de Médicis, ne semble pas devoir être remis en question. Ecrivant seulement un siècle et demi après les faits, ces derniers doivent encore être en mémoire des ponots bien informés des affaires de leur ville. En outre, ils sont confirmés par le chroniqueur Juvénal des Urcins ( 1533 ), dans des termes concordants, mais différents, ce qui implique que Médicis n’a pas simplement plagié son devancier. En outre, Etienne de Médicis, que l’on sait être raisonnable et pondéré, ne s’enflamme que rarement dans sa chronique et garde manifestement toujours la mesure des choses. Ainsi, il n’annonce « que » sept morts lors de ce jubilé, contre déjà 200 pour Jean Juvénal des Urcins ( 1534 ). On peut penser que Médicis, avec ses sept morts, est proche de la réalité et ne se laisse pas entraîner sur la voie de la démesure. L’élément le plus intéressant pour nous est bien que le premier jubilé, de 1407, soit une manifestation de la ferveur populaire spontanée, et qu’il n’ait pas été décrété par l’autorité pontificale, mais institué par la foule des pèlerins affluant ce jour-là à la recherche d’une indulgence plénière. C’est ainsi qu’il faut comprendre qu’Etienne de Médicis signale que l’Eglise du Puy « ne voulcirent pas prononcer qu’il y eust pardon » ( 1535 ). Par-delà la forme assez surprenante que prend cette première année jubilaire, proche de celle du premier jubilé romain de 1300, retenons que la foule dû alors être immense, sans toutefois pouvoir la chiffrer, puisque la cohue provoqua la mort de sept personnes, et qu’elle fut assez importante pour imposer le jubilé aux autorités épiscopales. Pour le jubilé suivant, en 1418, prévoyantes, ces dernières prennent des dispositions que nous relate Médicis : afin de canaliser la foule attendue une seule porte de la cathédrale fût ouverte (la porte principale, dite porte des Grazes), afin d’éviter que la foule ne rentre en trop grand nombre dans l’édifice et ne s’y étouffe comme en 1407. De plus, sept autels sont installés dans la cathédrale, un office ayant lieu en permanence sur chacun d’eux pendant quatre jours après le 25 mars. Néanmoins, Médicis relate qu’y moururent 331 personnes. La précision de ce chiffre, à une personne près et ne comptant pas les victimes à la dizaine, mais aussi le fait que Médicis ne semble pas avoir exagéré le chiffre de 1407 nous inciterait à accepter le nombre de 331 victimes, reflet indéniable de la très grande affluence que la ville du Puy connaît pour ce second jubilé ( 1536 ).

En deux siècles, un culte marial, dont l’origine ne peut être fixée avec précision mais qui existe dès le début du Xè siècle, connaît un essor considérable, essentiellement sous l’impulsion donnée dans les années 950 par l’évêque Gotescalc. Attirant dès lors plusieurs hauts personnages de l’église, mais aussi des puissants laïcs, il connaît parallèlement un essor populaire certain, qui se lit dans le changement du nom de la cité au milieu du XIè siècle. Les éléments sont alors en place pour que de très nombreux pèlerins convergent vers le Puy aux siècles suivants, l’affluence culminant peut-être lors des grands jubilés du XVè siècle. En tous cas, elle devient alors clairement perceptible.

Notes
1517.

) Il serait hors de propos de les relater tous ici, nous renvoyons aux très nombreuses allusions rassemblées dans Cubizolles (P.) : « Les débuts du pèlerinage à Notre-Dame du Puy », art. cité, p. 57-71.

1518.

1) AD 34, 5H 8, n°CVII.

1519.

) Bouquet (M.) : Rerum gallicarum et franciscarum scriptores, op. cit., t. XIV, p. 603.

1520.

) Bouillet (A.) : Liber miraculorum sanctae Fidis, op. cit., p. 30.

1521.

) Sur la cathédrale du Puy, cf. Durliat (M.) : « La cathédrale du Puy », art. cité, p. 107-137. Les pages 137 à 145 sont tout particulièrement consacrées à l’agrandissement de la cathédrale lié à l’essor du pèlerinage.

1522.

) Sigal (P.-A.) : Les marcheurs de Dieu, pèlerinages et pèlerins au Moyen Age, op. cit., p. 133.

1523.

) Devic (Cl.) et Vaissette (J.) : Histoire générale du Languedoc, op. cit., t. VIII, preuves, col. 985. Sur la Pratica tradita per fratrum Bernardum Guidonis, de ordine Predicatorum, contra infectos labes heretice privatis, cf. Pales-Gobilliard (A.) : « Bernard Gui, inquisiteur et auteur de la Pratica », art. cité.

1524.

) Sigal (P.-A.) : Les marcheurs de Dieu, pèlerinages et pèlerins au Moyen Age, op. cit., p. 24-25.

1525.

) Jugnot (G.) : « Le pèlerinage et le droit pénal d’après les lettres de rémission, accordées par le Roi de France », art. cité, p. 198-199.

1526.

) AD 34, A 6, f°39v°.

1527.

) Chassaing (A.) : Chroniques d’Etienne de Médicis, bourgeois du Puy, op. cit., t. I, p. 240.

1528.

) AD 34, C 7651, f°12v°.

1529.

) Boudon-Lashermes (A.) : Le Grand Pardon de Notre-Dame du Puy de 992 à 1921, Le Puy, 1921.

1530.

) Pour une présentation critique de cette tradition et des mécanismes intellectuels qui ont abouti à la forger, cf. Cubizolles (P.) : « Les débuts du pèlerinage à Notre-Dame du Puy », art. cité, p. 43-48.

1531.

) Chélini (J.) et Branthomme (H.) : Les chemins de Dieu, histoire des pèlerinages chrétiens des origines à nos jours, op. cit., p. 219-221.

1532.

) Chassaing (A.) : Chroniques d’Etienne de Médicis, bourgeois du Puy, op. cit., t. I, p. 144.

1533.

) Juvénal des Urcins (J.) : Chronique de Charles VI, anno 1406, op. cit., p. 229.

1534.

) Les auteurs postérieurs, sans que l’on sache pourquoi, mais sans doute afin de donner un caractère plus dramatique à leurs écrits, retiennent presque systématiquement les 200 morts de Juvénal des Urcins, et non les sept de Médicis. Cf. Théodore (Frère) : Histoire de l’église de Notre-Dame du Puy, op. cit., p. 339-340 ; Reinburg (V.) : « Les pélerins de Notre-Dame du Puy », art. cité, p. 306 ; Gaussin (P.-R.) : « Le Puy-en-Velay, et les pèlerinages », art. cité, p. 252.

1535.

) Sur l’acceptation de ce jubilé « de fait » par les autorités ecclésiastiques et sa reprise en main lors des jubillés suivants, cf. Cubizolles (P.) : « Le jubilé de Notre-Dame du Puy », art. cité, p. 59-61.

1536.

) Chassaing (A.) : Chroniques d’Etienne de Médicis, bourgeois du Puy, op. cit., t. I, p. 144.