a- Lexicologie routière

En observant l’ensemble de ce corpus, on ne peut qu’être surpris du faible nombre de d’appellatifs désignant la route dans la documentation médiévale vivaroise, contrairement à ce que l’on peut constater à l’échelle du sud de la France en général. Tout d’abord, remarquons l’absence complète de caminus et de ses dérivés, comme le camin occitan, que l’on pourrait aussi rencontrer sous la forme chamin dans la zone de palatalisation du [CA]. Famille lexicologique courante en Bas-Languedoc, elle n’apparaît pas dans la documentation vivaroise médiévale, de même qu’elle est rare en Catalogne ( 1587 ). La raison de ce silence est peut-être à chercher du côté de la langue des actes exploités pour notre étude. En effet, camin est un terme occitan, alors que c’est une langue qui, dans la région, franchit très peu la barrière entre oral et écrit. Les actes en occitan sont rarissimes, y compris pour la documentation municipale qui lui fait ailleurs la part belle. Un bon exemple de cette situation est donné par les compoix d’Alès, notamment celui de 1393 : dans ce document occitan, les chemins sont majoritairement désignés par le terme de camin, alors que les actes notariés de la même période rédigés par les mêmes notaires l’ignorent ( 1588 ). La toponymie, reflet des usages populaires et non de la langue savante du notaire témoigne de l’emploi bien réel de camin, même s’il n’est peut-être pas très répandu. En effet, subsistent à l’heure actuelle quatre toponymes dérivant incontestablement de caminus.

Une autre différence notable avec le Bas-Languedoc est l’absence presque complète du mot draya du lexique routier vivarois. Nous n’en trouvons que quelques rares occurrences, désignant systématiquement des axes internes aux zones de dépaissance, mais ne correspondant jamais à des axes de transhumance. Ainsi, en 1333, le terroir de Gras est parcouru par plusieurs drayes ( 1589 ), mais ces derniers, comme nous l’avons déjà expliqué, ne relient que les différents points du finage entre eux, comme l’abreuvoir, ou tel ou tel pâturage. Il en est de même dans le territoire des hospitaliers de Gap-Francès en Gévaudan ( 1590 ), ou dans les domaines de ceux de Trignan en Bas-Vivarais ( 1591 ). Le cadastre napoléonien abonde toutefois en « Drailhe », qui sont presque toujours des axes modestes, de simples sentiers, dont il est évident qu’ils n’ont aucun rapport, ni avec la transhumance, ni avec un réseau de grande circulation. De même, la toponymie conserve le souvenir de six lieux-dits dont les noms sont dérivés de « draye », attestant l’emploi effectif du terme. On peut affirmer que « draille » est même un terme générique pour désigner un petit chemin. De ce point de vue, l’exemple de la route de Privas au Puy par Mézilhac est intéressant. Alors qu’en 1429, la route est dite itinere regio ( 1592 ), elle figure au cadastre napoléonien sous le nom de draille , après ouverture d’un nouveau tracé au XVIIIè siècle lui faisant perdre son statut de route principale ( 1593 ). Nous sommes loin de l’axe de transhumance que ce terme pourrait désigner de prime abord. C’est d’ailleurs dans le sens de sentier, souvent même embroussaillé et caillouteux, que le mot est encore employé de nos jours en Vivarais, sans référence à un quelconque passage de moutons. Le sens de draye explique sans doute la faible représentation du terme dans nos sources : la simple sente séparant deux parcelles ne semble pas devoir être un élément suffisamment marquant du paysage pour être retenu comme confin permettant de localiser une terre.

Tout comme caminus et draya, carrals n’apparaît qu’une seule fois dans le corpus constitué, en 1205, lorsque les limites données aux terres des chartreux de Bonnefoy vont usque ad carralem dividentem territorium de Dozonencha et de La Terrissa ( 1594 ). Le terme n’est donc pas inconnu, mais il est rare, et sans doute ne faut-il pas directement le rattacher à une route carrossable, contrairement à ce que son étymologie, carrus, suggère ( 1595 ). En effet, bien qu’il soit difficile de savoir si la route en question dans l’acte est carrossable, on peut remarquer que d’autres, qui le sont assurément par le relief des régions traversées (routes du Plateau, du sillon rhodanien, du Bas-Vivarais calcaire par exemple), ne sont jamais désignées par un dérivé de carrus. Aussi, nous serons plus prudents, en retenant seulement que carralem désigne une route belle, large ou importante, sans aller jusqu’à la qualifier de carrossable au sens strict.

Parmi les noms très peu employés, signalons carreria. Très fréquent, il ne désigne généralement que les axes de circulation urbains, à l’exclusion des routes campagnardes. Seules trois occurrences peuvent être interprétées dans le sens de route et non de rue, et encore, s’agit-il toujours de la continuation hors de la ville d’une rue bien identifiée ( 1596 ). Jamais nous ne le rencontrons loin de la ville ou du village. En outre, à Boucieu en 1410, le rédacteur de l’acte doute de son choix lexicologique, puisque le chemin est alternativement qualifié de carreria et d’itinere ( 1597 ). Remarquons une persistance tenace, puisqu’en occitan nord Vivarois, le mot charrèira désigne expressément la rue de village, et non la route ( 1598 ). C’est donc une situation toute différente de celle constatée en Catalogne, où l’emploi de carrera et de ses dérivés catalans se généralise à partir du XIIè siècle, arrivant même à supplanter les strata et les via, cet appellatif échappant ainsi à la sphère urbaine à laquelle il appartient initialement. ( 1599 ).

Une autre différence majeure entre le Vivarais et la documentation étudiée par Monique Gilles-Guibert, portant avant tout sur le Languedoc méditerranéen et sur le sud-ouest, réside dans la part des itinere et des iter. Ces deux termes ne semblent apparaître que de manière anecdotique en Bas-Languedoc et en Catalogne ( 1600 ), alors qu’ils dominent en Vivarais. Cependant, la nature de la documentation employée peut, nous semble-t-il, rendre compte pour une part de cette différence. Alors que notre corpus a surtout été établi à partir d’actes de la pratique, celui de Monique Gilles-Guibert est issu pour l’essentiel de cartulaires publiés. Il renferme donc des actes généralement anciens dans le Moyen Age, en tout cas le plus souvent antérieurs à la documentation notariale que nous avons utilisée. Les différences typochronologiques mises en évidence peuvent expliquer l’absence d’itinere dans les cartulaires : les Xè-XIIIè siècles sont une période où ce terme n’apparaît jamais. On peut donc penser que cette différence constatée entre Bas-Languedoc, la Catalogne et Vivarais voisin est plus le fait du décalage chronologique des deux corpus textuels que de la réalité.

Cette remarque nous introduit à la Typochronologie des termes désignant la route. De très nettes différences apparaissent tout au long de la période considérée, se résumant pour l’essentiel par le remplacement presque complet des termes via et strata par itinere, basculement intervenant brutalement dans les années 1300-1350. Auparavant, le nom le plus employé est strata, celui d’itinere n’apparaissant absolument pas avant 1250, et de manière anecdotique entre 1250 et 1299, alors qu’il est presque exclusif ensuite.

On pourrait proposer de lier cette évolution à l’histoire du réseau routier, les strata et les via constituant l’armature viaire issue de l’Antiquité et du haut Moyen Age, et les itinere correspondant aux nouveaux chemins créés après le XIè siècle ( 1601 ). Il n’en est cependant rien. Jamais l’un ou l’autre de ces termes ne se trouve appliqué préférentiellement pour l’une ou l’autre des catégories de route. En outre, la diminution des strata face aux itinere est bien un phénomène absolu marquant une désaffection certaine pour ce terme : nous en avons rencontré soixante avant 1300, contre seulement quinze après.

La raison du changement lexicologique n’est donc pas à chercher du côté de l’histoire routière. Remarquons qu’il se produit parallèlement à l’essor de l’activité et de la documentation notariale. Ne peut-on pas supposer que les scriptoria ecclésiastiques, fournissant l’essentiel de la documentation antérieure au XIIIè siècle ( 1602 ), emploient un latin plus recherché et précis, alors que les notaires transcrivent directement l’usage du temps ? Cela pourrait expliquer la brutalité de la baisse constatée de l’usage de strata qui ne semble pouvoir correspondre à un seul changement lexicologique. L’essor du notariat se double d’ailleurs en Bas-Languedoc de changements majeurs dans la manière de nommer l’espace, de localiser et de désigner les parcelles, tendant à une normalisation marquée, entraînant inexorablement un appauvrissement de la description ( 1603 ). En outre, le notaire est plus proche de la parcelle qu’il décrit. Vivant dans le terroir en question, il le connaît mieux, ce qui l’amène peut-être à une moindre hiérarchisation des axes le traversant, alors qu’un scribe extérieur est attentif aux seuls axes principaux qu’il identifie bien et qui seuls lui permettent de structurer sa représentation de l’espace décrit.

Le passage de la strata à l’itinere pose aussi la question de la précision de ces termes pour désigner un axe. Remarquons que strata n’est jamais employé avant le XIVè siècle pour désigner un chemin subalterne, mais toujours une route que nous avons pu identifier comme principale. Par la suite, la situation évolue et, souvent, strata et itinere désignent alternativement le même itinéraire. Cette situation peut être, dans certains cas, poussée à l’extrême. Ainsi, en 1300, la route de Tournon au Puy, au passage de Boucieu, est qualifiée dans le même acte de stratam seu viam publicam per quam itur a dicta villa ad civitatem aniciensis ( 1604 ). De même, en 1320, à Saint-Julien-Chapteuil, il est question de la strata publica seu itinere per quam itur a villa predicta Sancti Marciali versus ecclesiam Sancti Juliani de Capchionis, qui en aucun cas ne peut être tenue pour une route importante ( 1605 ). Parfois le notaire change même de terme en cours d’acte, comme à Saint-Agrève en 1471, où le même axe est successivement une strata puis un itinere ( 1606 ). Si le doute subsiste le plus souvent, quelques références laissent penser que le scribe saisit encore parfois la différence entre ces deux termes. Ainsi, aux Vans en 1380, il est question d’un itinere quo itur a strata publica versus Vannos ( 1607 ). Il en est de même en 1397 aux portes de Joyeuse, où un tinal de l’abbaye des Chambons confronte l’itinere publico quo itur de Chabroleriis versus stratam ( 1608 ), alors qu’aux Vans en 1405, c’est une carreria qua itur a manso Gaudiose versus stratam antiquam ( 1609 ). Dans ces derniers cas, on comprend clairement que l’itinere ou la carreria ne sont que des chemins adjacents à la route principale, la strata, mais ce n’est plus systématique.

Une double évolution se fait donc jour dans les termes désignant la route entre les Xè et XVè siècles. Avant le XIVè siècle, alors que les routes secondaires sont peu présentes dans la documentation, et souvent désignées simplement par le terme d’iter, les routes principales sont systématiquement ou presque des strata ou des via, sans qu’il faille chercher un lien entre ces dernières et les axes antiques. Passées les années 1270-1330, la précision lexicologique disparaît, alors que le corpus rassemblé augmente considérablement. Un terme générique, itinere, apparaît alors, désignant tout autant les routes principales que les axes secondaires, même si quelques rédacteurs d’actes peuvent encore laisser percer des tentatives ponctuelles de hiérarchisation lexicologique.

Notes
1587.

) Zimmerman (M.) : « Les noms de la route et du chemin dans la Catalogne médiévale, IXè-XIIè siècles », art. cité, p. 388 et 402.

1588.

) AM Alès, 1G 0.

1589.

) AD 07, 29J 9, n°5.

1590.

) Hélas (J.-C.) : « Les paysages gévaudanais du XVè siècle, l’apport des terriers », art. cité, p. 240.

1591.

) Le Blévec (D) : « Les hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem en Bas-Vivarais : la commanderie de Trignan (XIIè-XIIIè) », art. cité.

1592.

) AD 07, 52J 111, f°21.

1593.

) Saint-Julien-du-Gua, cadastre de 1842, section B3 dite de Malpas.

1594.

) AD 07, 4H 8.

1595.

) Gilles-Guibert (M.) : « Les noms des routes et des chemins dans le midi de la France au Moyen Age », art. cité, p. 17, retient ce sens de route carrossable.

1596.

) Deux fois à Boucieu, en 1410 (AD 07, 1J 213, f°6v°) et en 1463 (AD 07, 1J 214, f°28), une fois aux Vans en 1405 (AD 07, 2E (MJ) 12, f°5).

1597.

) AD 07, 1J 213, f°6v°.

1598.

) Dufaud (J.) : L’occitan Nord-Vivarois, région de Lalouvesc, op. cit., p. 103.

1599.

) Zimmerman (M.) : « Les noms de la route et du chemin dans la Catalogne médiévale, IXè-XIIè siècles », art. cité, p. 398-400.

1600.

) Ibidem, p. 388, 390-391.

1601.

) C’est une approche similaire qui sous-tend le travail présenté dans Guy (M.) : Les termes « via » et « strata » dans les actes notariés médiévaux », art. cité, p. 52, 56.

1602.

) Laffont (P.-Y.) : Châteaux, pouvoirs et habitats en Vivarais, X è -XIII è siècles, op. cit., t. I, p. 30.

1603.

) Bourin (M.) : « Délimitation des parcelles et perception de l’espace en Bas-Languedoc aux Xè et XIè siècles », art. cité, p. 73-74.

1604.

) AD 43, 17H 24, n°8.

1605.

) AD 07, J 340.

1606.

) AD 07, 52J 113, f°31.

1607.

) AD 07, 2E 1345.

1608.

) AD 07, 1H 20.

1609.

) AD 07, 1E 213, f°6v°.