c- Nommer la route

Outre les qualificatifs précisant le statut ou la nature de la route, certaines ont pu prendre un nom propre. Elles sont toutefois rares et ne représentent que 9,8 % des mentions de routes rencontrées dans la documentation. La seule route à porter régulièrement un nom est celle du Puy à Nîmes, qui ne prend toutefois le nom de Régordane qu’entre Luc et Alès. Les autres chemins rencontrés peuvent en porter un, mais ce n’est alors qu’à quelques reprises, ou en un point bien précis. Pourquoi le chemin de Régordane est-il doté de ce privilège ? Nous avons remarqué que c’est l’axe le plus important du Vivarais et de ses marges, avec la route rhodanienne. Notons que c’est l’un des seuls axes nettement individualisé, ne se confondant à aucun moment avec une autre route, à la différence de la grande majorité des autres chemins identifiés, se divisant et fusionnant à de très nombreuses reprises. De même, elle n’est susceptible d’être doublée par aucune autre route pouvant créer une confusion. C’est donc sans doute du fait de son unicité qu’elle porte un nom. Se pose aussi la question de l’étymologie et du sens de ce nom ( 1624 ). Les quelques étymologies celtisantes ou antiquisantes proposées paraissent aujourd’hui singulièrement datées et ne peuvent plus être acceptées. Il semble au contraire que le nom Régordane, plus encore que celui de la route, soit en fait celui d’une région, s’étendant de part et d’autre de cette dernière, précisément entre Villefort et Portes, nom ayant de nos jours disparu, mais dont plusieurs éléments témoignent encore aujourd’hui de l’existence ( 1625 ). Remarquons tout d’abord que Guy de Bazoches, chanoine de Châlons, explique au XIIè siècle que Montpellier et Saint-Gilles sont situées à une journée de marche des montagnes quod Ricordanarum dicunt ( 1626 ). Ensuite, la carte de Richard de Haldingham, datée du XIIIè siècle, mentionne au sud-est de Clermont, non loin du Languedoc, une région nommée Recordanorum, qui de par sa position pourrait s’apparenter à la Régordane ( 1627 ). Par ailleurs, à la fin du Moyen Age, la documentation nous livre deux mentions d’un bayle de Régordane, représentant des seigneurs de Luc en 1315 ( 1628 ) et en 1343 ( 1629 ). La région de Régordane existe alors bien, puisque les sires de Randon regroupent sous ce vocable leurs possessions des confins du Gévaudan, de l’Uzège et du Vivarais. Par ailleurs, en 1323, une terre située à Portes et dite in provincia Regordana ( 1630 ). Initialement, la Régordane a donc probablement été une région située aux confins du Vivarais et du Gévaudan, ayant donné son nom à la route qui la traverse.

C’est d’ailleurs de cette manière que se forment les autres odonymes rencontrés en Vivarais. Ainsi, en 1376, la route de Saint-Agrève au Puy devient l’estratam publicam castri Montisusclati dans la traversée de ce mandement ( 1631 ). Si la route ne prend pas le nom de la châtellenie traversée, elle peut prendre celle d’un simple territoire, comme la via veteri d’Urcival en 1216 au Béage ( 1632 ), ou la viam de Porssils, à Borée en 1269 ( 1633 ). De même, la route de Privas au Puy par Les Estables est dite viam de Planbescet au passage de ce terroir, au pied du mont Gerbier de Jonc ( 1634 ). Une seule route ne prend pas le nom du territoire ou de la région traversée, mais de la montagne qui jalonne son parcours. Il s’agit de la route de Sépoux, longeant ce suc à proximité de Sainte-Eulalie, mentionnée en 1205 comme la viam de Sapos ( 1635 ), puis en 1279 comme la strade de Sepon ( 1636 ).

Nous avons trouvé une seule mention de route dont le nom est formé de celui de la ville d’où elle provient et où elle se rend. Il s’agit de l’iter Anicii, attesté en 1374 à Malleval ( 1637 ), qui n’est autre que la route de Vienne au Puy.

Remarquons qu’aucune route ne prend le nom d’un quelconque illustre personnage à qui l’imaginaire populaire, ou la réalité historique correctement transmise, attribuerait la construction, à l’image des « routes de Brunheault » parsemant de nombreuses campagnes françaises, ou de certaines « routes de César ».

Néanmoins, par-delà le patrimoine odonymique assez médiocre livré par les sources médiévales, le cadastre nous apporte nombre de chemins possédant un nom. Ainsi, le tracé antique et altimédiéval de la route rhodanienne au passage de Cornas et Saint-Péray devient le Chemin de Mulets, de même que la Régordane peu avant La Garde-Guérin ( 1638 ), ou que la route de Vernoux à Saint-Agrève par Cluac, qui suit la Serre des Mulets. Pour sa part, la route du Cheylard à Saint-Martin-de-Valamas par le castrum de Brion est dite Chemin des Marchands. Ne désignant que quelques courtes sections, rien ne permet d’attribuer ces noms au Moyen Age. Au contraire, ils semblent désigner des passages anciens, abandonnés à la suite de l’essor du roulage ; le qualificatif de Chemin des Mulets prenant alors une connotation péjorative, par opposition à la nouvelle route carrossable. Le cas est très net à Aubenas, où le Chemin des Anes correspond à une invraisemblable montée héritière du tracé médiéval, abandonné par tout trafic dès le XVIIIè siècle.

La situation semble être toute autre pour les deux Chemins de Varogne rencontrés, à Ardoix désignant la route de Satillieu à Silon, et à Saint-Jean-de-Muzols concernant la route rhodanienne. Dans le premier cas, nous sommes en présence d’un très probable itinéraire antique, alors que le second est assuré. Aussi, il semblerait que se soit perpétué dans ce toponyme le possible, mais néanmoins jamais attesté, nom de Via Rhodania, remontant peut-être à l’Antiquité ou au très haut Moyen Age, qui aurait alors désigné une route cheminant dans ou vers le sillon rhodanien.

On ne peut donc que constater la relative pauvreté des termes désignant la route, qu’il s’agisse des noms communs, réduits à un corpus plus limité qu’en Bas-Languedoc, des qualificatifs routiers, rares et souvent stéréotypés, en liaison avec le statut juridique de l’axe, ou pour finir des noms propres, dont seuls quelques rares axes sont pourvus. Néanmoins, à l’inverse, la toponymie liée à la route est riche.

Notes
1624.

) C’est une question que les lettrés du XIXè siècle ont abordé, à commencer par le préfet de Lozère Gamot, en 1813 [Bardy (B.) : « Les tournées du préfet Gamot », art. cité, p. 315], suivi par Gaëtan Charvet en 1873 [Charvet (G.) : Les voies romaines chez les Volques arécomiques, op. cit, p. 73]. Il faut cependant attendre les années 1950 pour qu’un historien, Clovis Brunel, se penche directement sur la question [Brunel (Cl.) : « Le nom de la voie Régordane », Romania, 1958, p. 189-313].

1625.

) Sur cette interprétation de Régordane, la dernière en date, tout en étant la plus fondée, cf. Girault (M.) : Le chemin de Régordane, op. cit., p. 83-88.

1626.

) Brunel (Cl.) : « Le nom de la voie Régordane », art. cité, p. 290.

1627.

) Higounet (Ch.) : « Cartographie médiévale », art. cité, p. 292.

1628.

) AD 48, E 77.

1629.

) Fonds privé, chartrier de Chambonnet, inventaire dressé par Y. Chassin-du-Guerny en 1974.

1630.

) Elzière (J.-B.) : Histoire des Budos, op. cit., p. 22.

1631.

) AD 07, C 196, f°10.

1632.

) Lemaître (J.-L.) : Cartulaire de la chartreuse de Bonnefoy, op. cit., p. 30, n°20.

1633.

) Ibidem p. 156, n°197.

1634.

) AD 07, 29J 4.

1635.

) Lemaître (J.-L.) : Cartulaire de la chartreuse de Bonnefoy, op. cit., p. 29, n°19.

1636.

) Poncer (J.-A.) : Mémoire historique sur le Vivarais, op. cit., t. III, p. 71.

1637.

) AD 69, 48H 1702, f°30.

1638.

) Girault (M.) : Le chemin de Régordane..., op. cit., p. 133.