Franchir l’eau

La traversée des cours d’eau a donné naissance à de multiples toponymes spécifiques rencontrés dans tous les secteurs du Vivarais ( 1671 ). Extrêmement nombreux, plusieurs centaines sans doute, on en trouve sur tous les chemins, du plus modeste au plus important, et dans toutes les communes. Aussi, il ne nous a pas été permis de prétendre à un quelconque inventaire exhaustif, et nous avons dû nous limiter aux toponymes jalonnant les axes les plus importants, ou les plus significatifs.

Il faut ici signaler les quelques rares toponymes préromains identifiés en association avec la route. Il s’agit de deux dérivés de Briva, signifiant pont. Il se retrouve dans Brives, aux portes du Puy, où les routes venues du Vivarais par Yssingeaux ou Saint-Agrève se regroupent pour franchir la Loire.

Il est possible que Privas soit également formé sur la base Briva, le glissement du [B] ou [P] se rencontrant en de nombreux autres cas. En outre, cette évolution linguistique supposée est confortée par la position de Privas sur le réseau routier : le chemin du Pouzin au Puy, que nous considérons comme antique, doit traverser l’Ouvèze en contrebas de la ville. On aurait alors la même évolution que pour Brioude, Brivatense en latin.

Mentionnons encore un toponyme Brioude, situé non loin du col du Pal, à proximité de la route de Montpezat à Saint-Cirgues ( 1672 ). Néanmoins, l’absence de tout cours d’eau nous fait rejeter cette étymologie et sans doute faut-il y voir la fixation d’un anthroponyme, encore bien présent dans la région de nos jours.

Par-delà ces deux toponymes préromains, l’essentiel des toponymes liés au passage des rivières gravite autour de trois thèmes : le gué, le pont de bois léger et le pont au plein sens du terme. Le gazo se rencontre sous différentes formes. Il est le plus souvent à l’origine d’un toponyme simple, comme Le Gua, sur la Baume à Beaumont, ou sur la Fonteaulière à Niègles. D’autres formes comme Le Gap, Le Gas et Le Gaz, ou des diminutifs comme Le Gazel ou La Gazelle sont aussi fréquents. Néanmoins, il entre aussi parfois dans la formation d’un toponyme composé associant un hydronyme tel que le Gua de Beaume en 1690 à Pradelles, ou encore Sancti Juliani de Gazo en 1137, actuellement Saint-Julien-du-Gua, ou Le Gué d’Arlix, à Vals-les-Bains. Outre les gués simples, où l’on traverse la rivière sur un simple haut fond, il faut signaler quelques aménagements sommaires dont on retrouve parfois la trace dans la toponymie. Il s’agit des Sauts, passages aménagés de quelques pierres permettant de traverser plus ou moins à pieds secs. Sous toutes les variantes du terme, Saut, Sautadet, Sautet, Sautadou, Sautel, Sautellerie, le très lacunaire dictionnaire topographique de l’Ardèche en recense une vingtaine ( 1673 ). Pour notre part, nous n’en avons rencontré que deux sur les axes importants. Il s’agit du Saut de la Jument Borgne, par lequel la route de Privas au Puy franchit ce modeste ruisseau à l’approche des Estables, et du Saut où passe la route de Saint-Alban aux Ollières, situé non loin du Pont-de-Boyon. Cette situation ne doit pas surprendre. En effet, une route importante ne peut se contenter de tels aménagements sommaires, qui de ce fait se trouvent cantonnés aux axes secondaires et vicinaux où on les rencontre par contre en nombre.

Un passage sommairement aménagé sur une route importante semble être au minimum muni d’un tablier de bois même modeste, ce dont témoigne la multitude de toponymes La Planche rencontrés sur les routes décrites. Outre La Planche, on peut aussi rencontrer la forme occitane Plancha, la forme latinisée Planchia, ou le diminutif Planchette et Plancheyrol. Ce sont dix-huit occurrences de La Planche et de ses dérivés qui ont été localisés sur les routes principales du Vivarais, à comparer aux deux seuls Sauts rencontrés sur les mêmes axes.

Pour finir, troisième et dernier moyen de traverser la rivière en l’absence de pont, le bac a aussi laissé plusieurs toponymes, même si ce n’est pas un mode de franchissement particulièrement développé. En effet, exception faite du Rhône, les rivières vivaroises susceptibles de supporter une telle installation ne sont pas nombreuses. Ceci explique le très net déséquilibre géographique constaté au profit des sections avals des cours d’eau. Ainsi, le toponyme Le Bateau, situé à Dunières, conserve le souvenir d’un bac attesté dès 1489 et permettant de traverser l’Eyrieux ( 1674 ). Trois autres toponymes jalonnent l’Ardèche. Le premier, le plus en amont, se trouve à Vals-les-Bains où le quartier du Bateau est l’héritier du bac attesté en 1313 ( 1675 ). A Ruoms, un Port est attesté dès 1402 ( 1676 ), dont l’actuelle Rue du Bac conserve le souvenir. A Vallon, c’est le quartier du Port, qui fait face au bac situé en rive droite de l’Ardèche, au niveau du bac attesté dès 1417 ( 1677 ). Pour finir, toujours sur l’Ardèche mais à son embouchure avec le Rhône, mentionnons l’actuel toponyme de Port d’Ardèche correspondant au bac utilisé jusqu’au XVIIIè siècle à cet endroit afin de passer de Vivarais en Uzège. Peu de ports rhodaniens semblent avoir laissé de trace dans la toponymie figurant sur les cadastres. Seuls les ports de Soyons, Champagne et de Serrières sont localisés par les toponymes Le Port, figurant encore sur les cartes actuelles ou la carte de Cassini, ce qui est bien peu.

Les ponts sont les derniers éléments toponymiques liés au franchissement d’une rivière. Cependant, c’est un toponyme très délicat à étudier, car leur profusion imposerait un travail spécifique sur la question. En outre, il est souvent difficile de faire la part entre un toponyme intégrant un Pont, comme par exemple Pont-d’Aubenas et Pont-de-Labeaume, désignant bien un quartier, et le nom d’un ouvrage d’art, sans que celui-ci soit devenu un toponyme, comme par exemple le pont de Rolandy ou le pont de Chambonas. Malgré ces réserves, quatre-vingt-sept toponymes Le Pont ou ses composés peuvent être isolés avec certitude le long des axes décrits, ce qui en fait le toponyme de traversée de rivière le plus fréquent. Les composés de Pont les plus fréquents associent à ce nom celui du lieu ou du village à proximité duquel il se trouve. Ainsi, Pont-d’Aubenas se trouve en contrebas d’Aubenas, alors que Pont-de-Chambon est devenu le toponyme même du quartier où se trouvait édifié le pont, non loin d’Antraigues. De la même manière, les matériaux de construction du pont peuvent entrer dans la composition d’un toponyme, ainsi le quartier de Ponpierre, à Saint-Fortunat, où se trouve le pont du même nom, bâti en pierre, ou celui de Pont Peyrou à Mayres. L’état de l’ouvrage peut être à l’origine de la formation du toponyme, généralement Pont-Perdu, ou Pont-Roupt. Cependant, combien d’ouvrages de taille modeste situés sur des routes de moindre importance dont l’étude n’entre pas dans le cadre de notre travail ont-ils été laissés de côté ? Nous ne pouvons le préciser.

La toponymie reflète donc bien tous les moyens employés pour traverser les cours d’eau, tous ayant débouché sur des formations onomastiques spécifiques, leur répartition dans l’espace vivarois étant liée tant au degré d’importance des axes routiers concernés qu’à l’hydrographie régionale. Pour en finir avec ce thème, formulons une remarque de portée générale valable pour tous les modes de franchissement d’un cours d’eau. Nous avons constaté que l’hydronyme est à dix-sept reprises devenu le toponyme du point précis où la rivière est traversée. Remarquons en outre que cette configuration toponymique se rencontre quelle que soit l’importance du cours d’eau, depuis La Loire qui est franchie au lieu-dit de Côte de Loire par la route de Viviers au Puy ( 1678 ), jusqu’à l’Ozon, à Baix, traversée au hameau d’Ozon par la route de Baix au Puy ( 1679 ).

Notes
1671.

) Sur cette question spécifique, cf. Massot (G.) : « En Ardèche, passer l’eau sans les ponts », Mémoire d’Ardèche temps présent, n°58, 1998, p. 3-10.

1672.

) Cf. t. II, p. 337.

1673.

) Charrier (P.) : Dictionnaire topographique de l’Ardèche, op. cit., p. 329.

1674.

) AD 07, C 196, f°523.

1675.

) AD 07, 19J 1.

1676.

) Charvin (G.) Statuts, chapitres généraux et visites de l’ordre de Cluny, op. cit., vol. 4, p. 470.

1677.

) AD 07, 2E 11691, cahier 3, f°24.

1678.

) Cf. t. II, p. 308.

1679.

) Cf. t. II, p. 225.